jeudi 31 mai 2012

CD – Indispensable témoignage de la création de "La Métamorphose", 4e opéra de Michaël Levinas



Aeon est décidément un éditeur indispensable. Sa politique artistique intelligente et courageuse console des dispositions peu ambitieuses du disque en France. Dans la continuité de ses nombreuses publications dans le domaine de la création musicale contemporaine consacrées aux répertoires chambristes et symphoniques, le label indépendant se lance dans l’opéra. Et quel opéra ! L’un des plus novateurs et exigeants de ces dernières années, créé voilà à peine plus d’un an, le 7 mars 2011, à l’Opéra de Lille, son commanditaire et coproducteur du disque qui y a été enregistré. Pour son quatrième opéra, après La Conférence des oiseaux en 1985, Go-gol en 1996 et Les Nègres en 2004, Michaël Levinas s’est tourné vers Franz Kafka et sa nouvelle La Métamorphose.
Précédée d’un prologue, Je, tu, il, ludique et plus accessible écrit sur un livret de Valère Novarina, qui joue ici sur les phonèmes et les syllabes pour une énumération sur un rythme infernal des animaux de la création, la partition de cette Métamorphose est si sombre qu’elle n’accorde guère de concessions à la lumière. En fait, les ténébreuses textures de la musique sont parfaitement ajustées au sujet de cet opéra en un acte de soixante-dix minutes aux contours particulièrement poignants finement adaptés de la nouvelles de Kafka par Emmanuel Moses, Michaël Levinas et Benoît Meudic. Cette histoire d’un homme soudain métamorphosé en cancrelat hideux, mutation qu’il découvre à son réveil et que sa famille, qu’il aime profondément et pour laquelle il a tout sacrifié, abandonne et laisse mourir avec répulsion, est d’un tragique écrasant. Les huit chanteurs (contre-ténor, soprano, trois barytons, deux mezzo-sopranos, basse) et l’ensemble de quatorze instrumentistes (violon, alto, violoncelle, deux contrebasses, flûte, cor, trompette, trombone, claviers Midi/piano, guitare électrique, deux percussionnistes, harpe) sont rehaussés d’une électronique luxuriante et singulièrement raffinée réalisée à l’IRCAM par Benoît Meudic en collaboration avec Carlo Laurenzi.
L’écoute de l’œuvre au disque amenuise agréablement l’usage qui apparaissait excessif à la création du glissando descendant, au point de distiller au centre de l’œuvre un prégnant désœuvrement chez l’auditeur. La première partie ménage d’heureuses surprises, tandis que le dernier quart d’heure est particulièrement intense. Divisé en cinq madrigaux séparés par deux ritournelles, une psalmodie, deux chants d’amour, un chant de mort, une musique « du mille-pattes », un préambule et conclu sur un postlude, ce grand nocturne découle de la même préoccupation de Levinas dans son premier opéra, La Conférence des Oiseaux, la dimension animale du monde instrumental. Quant à la voix, celle du personnage central victime de la métamorphose, le représentant de commerce Grégor Samsa, elle se veut ni totalement humaine ni parfaitement animale, ce qui est rendu possible par l’appoint soigné de l’électronique sur la voix de sopraniste, « un accord par note, chaque accord étant arpégé, et chaque note de l’arpège sculptée selon sa courbe propre. Ombres et retards, vie intérieure de la voix comme polyphonie » (Levinas).
Réalisé à l’Opéra de Lille les 11 et 13 mars 2011, ce bel enregistrement réunit l’équipe artistique de la première. Michael Levinas a fait appel pour le rôle central de cet opéra à l’un de ses fidèles interprètes, l’excellent contre-ténor Fabrice di Falco, qui avait déjà participé à la création des Nègres et chanté La Conférence des Oiseaux. Dans La Métamorphose, Di Falco, qui réalise une formidable performance, est entouré d’une équipe de chanteurs belcantistes, de ce fait moins aguerris que lui à la musique contemporaine mais tous remarquables, avec une superbe Magali Léger, sœur de Grégor, fort bien entourée d’André Heyboer leur Père, Anne Mason leur Mère, Simon Bailey en Fondé de pouvoir et Locataire, et Julie Pasturaud en Femme de peine. Dirigé avec dextérité et minutie par Georges-Elie Octors, l’ensemble bruxellois Ictus, en résidence à l’Opéra de Lille depuis 2004, est remarquable, bruissant, grondant, respirant comme un personnage à part entière, tel un mille-pattes, enrichi d’un impressionnant matériau informatique en temps réel qui démultiplie aussi les voix, particulièrement celle de Grégor, associée à des claviers électroniques, des effets doppler et des chutes de percussion, tandis que la voix de la sœur est prise dans un véritable tourbillon, tournant sur elle-même à la façon d’un astre, effet moins sensible au disque que dans une salle. 
Bruno Serrou
1 CD Aeon AECD 1220. Texte de présentation français et anglais, livret français

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