mardi 26 juin 2012

L’opéra de Lyon parachève une superbe saison 2011-2012 sur une décapante Carmen de Bizet mise en scène par un Olivier Py flamboyant


Lyon, Opéra, lundi 25 juin 2012 
 Carmen (Josè Maria Lo Monaco) et Don José (Yonghoon Lee)
Chaque production d’Olivier Py constitue un événement en soi. Fort attendue, sa première Carmen ne déroge pas à la règle. Si la première représentation présentée lundi à l’Opéra de Lyon (1) a été fortement chahutée aux saluts, l’orchestre suscitant de plus vives réactions encore que la mise en scène, ce qui a donné l’impression d’une confusion de la part du public entre le chef et le metteur en scène – un certain nombre de spectateurs avaient même quitté la salle en cours de représentation –, elle aura surtout tenu en haleine une salle qui s’est avérée jusqu’à la fin concentrée et comme pétrifiée par la stupéfaction et la beauté de ce qui lui était donné à voir et à écouter. 

Fort éloigné des sempiternelles espagnolades dont Bizet s’est sans doute servi pour escamoter aux yeux de la bourgeoisie de son temps des sujets qui ne pouvaient manquer de la troubler, Olivier Py et son inséparable scénographe Pierre-André Weitz sont retournés à l’essence-même de la nouvelle de Prosper Mérimée qui a inspiré Georges Bizet et ses librettistes Henry Meilhac et Ludovic Halévy, faisant de l’héroïne de l’opéra la sœur aînée de Lulu, l’héroïne de Frank Wedekind et d’Alban Berg qu’Olivier Py a si admirablement servie à l’Opéra de Genève en février 2010 : une femme libre qui se débat contre le machisme environnant et que les sociétés contemporaines n’ont toujours pas réussi à transgresser. Tirant parti du statut de mythe de cette femme affranchie de toute contingence, féline, le cheveu noir et la peau brune, respirant à pleins poumons la joie de vivre et exaltant la beauté mais indigente, Py en fait à la fois le symbole de la liberté, de l’égalité des sexes à travers la libération sexuelle qui ne craint ni la vie ni la mort, ne fait aucune distinction entre le bien et le mal, se confrontant résolument à l’indifférence des hommes à l’égard des femmes, des exclus, des proscrits, des sans-papiers, des sans domicile fixe, de « tous les basanés et les bougnoules que la bourgeoisie n’accepte que quand ils dansent et chantent » (Olivier Py). 

Transposée de nos jours dans une métropole française, véritable mise en abîme, théâtre dans le théâtre, l’action de cette Carmen se situe dans un quartier chaud de cœur de ville autour d'un cabaret type Folies Bergères ou Paradis Latin situé entre hôtel louche et commissariat de police peu reluisant. Les policiers sont pourris, violentent les femmes et rackettent les hommes, Don José incarne mollement la loi et l’ordre, Escamillo est l’artiste pompeux dont la lumière factice éblouit Carmen qui le voit défiant la vie. Le désir et son corolaire, la possession, sont aussi des fils conducteurs de la vision du metteur en scène, dont le regard sur Carmen confronte les valeurs bourgeoises et chrétiennes à l’affirmation de la vie et au refus de toutes les justifications morales et métaphysiques. Le décor tournant conçu par Weitz permet à l’action de circuler entre quatre lieux distincts, la scène du cabaret vue côté public et côté coulisses, le café Lillas Pastia et les loges des artistes du cabaret, tandis qu’à la fin le plateau nu verra l’assassinat de Carmen, qui, d’un geste théâtral, se relèvera pour se retirer lentement vers les coulisses, dos au public, tandis que le rideau tombe sur un Don José à genoux, hébété… Réduits par les hommes à l’état d’objets, les corps des femmes sont souvent dénudés (chanteuses solistes et choristes portent des collants chair) et emplumés dans de superbes costumes dessinés par Weitz, tandis qu’une multitude de petits personnages muets (protecteur de Carmen, nain, danseurs, jongleurs, athlètes, etc.) accompagnent et soulignent l’action, tandis que Py plonge l’œuvre au cœur de l’opéra du XXe siècle, avec des clins d’œil au vérisme du Pagliacci de Leoncavallo (Don José) et à l’expressionnisme de la Lulu de Berg (Carmen). Superbement éclairé par Bertrand Killy, le spectacle est à dominante rouge (couleur du théâtre et du sang de la femme et du meurtre) et noires (les hommes, la mort), avec un nuancier blanchâtre, clinique et glacial (le costume d'Escamillo est blanc vif), tandis qu’une tâche bleue, celle de la robe de la blonde Micaëla, évoque le salut. 

La Carmen lyonnaise bouleverse les repères sur le plateau comme dans la fosse. Tandis que ce qui est donné à voir éblouit l'œil, ce que donne à entendre l’orchestre surprend l'oreille. Stefano Montanari allège les textures, dynamise les tempos, vivifie la partition. Forgé à l’école baroque, chef Mozart par excellence, il dirige Carmen avec un élan et une musicalité conquérante, enchâssant les séquences avec raffinement et infiniment de naturel. Le chef italien ne grossit jamais le trait et laisse les chanteurs s’exprimer tout en leur assurant une assise sûre et harmonieuse et donnant à l’orchestre sa part de drame et de vie. Ainsi, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon s'avère virtuose et prend volontiers des risques, ce qui suscite de temps à autres de petits dérapages. Vivifiée par une direction d’acteur d’une efficacité redoutable, la distribution est dominée par l’éblouissante et brûlante Carmen de Josè Maria Lo Monaco au mezzo de bronze et au physique idéal. La voix est colorée, charnue, solide, le chant d’une plastique conquérante. Yonghoon Lee, son Don José, a du mal à s’échauffer, mais son deuxième acte convainc, puis il s’impose pour camper dans les deux derniers actes un Don José mâle emporté par une folle jalousie. Plus contestables sont l’Escamillo de Giorgio Caoduro, malgré un port élégant et une voix au beau médium mais manquant de graves et aux aigus aléatoires, et la Micaëla de Nathalie Manfrino (qui remplaçait il est vrai au pied levé Sophie Marin-Degor, malade), qui n’a ni le timbre (trop sombre), ni la voix (trop épaisse), ni la ligne de chant (vibrato excessif), ni le physique de l’emploi. Les rôles secondaires sont bien tenus, particulièrement les deux complices de Carmen, Mercedes (Angélique Noldus) et Frasquita (Elena Galitskaya), fort séduisantes. Si le Zuniga de Vincent Pavesi est légèrement en-deçà du rôle, il convient de saluer la présence décisive de Christophe Gay (le Dancaïre), Carl Ghazarossian (Remendado), Pierre Doyen (Moralès) et Cédric Cazottes (Lillas Pastia). Les chœurs et la Maîtrise de l’Opéra de Lyon participent à la réussite de cette production qui devrait marquer l’histoire de l’interprétation de l’universel chef-d’œuvre de Bizet.
Bruno Serrou
(1) Multidiffusion le 7 juillet en simultané et sur écran géant dans 14 villes de la région Rhône-Alpes, sur Arte Live Web, sur le site Internet de l’opéra de Lyon (http://www.opera-lyon.com/spectacles/opera) et sur France Musique. Diffusion ultérieure sur France Télévisions et sur Mezzo. 
Photos : © Stofleth / Opéra national de Lyon

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