mardi 10 juillet 2012

Alain Altinoglu et Gilbert Deflo offrent à l'Opéra de Paris un "Amour des trois oranges" de Prokofiev jubilatoire


Paris, Opéra Bastille, lundi 9 juillet 2012


Ouvert aux familles auxquelles sont offertes des places à des tarifs plus accessibles,que de coutume, l’Opéra de Paris reprend en cette fin de saison 2011-2012 la production présentée en décembre 2005 de l’Amour des trois oranges que Gérard Mortier avait confiée à Gilbert Deflo et Sylvain Cambreling (1). C’est d’ailleurs avec cette même production que l’ouvrage de Serge Prokofiev (1891-1953) avait fait son entrée au répertoire de Bastille, dans sa version originale. Avant 2005, cette œuvre créée en français à Chicago en décembre 1921 sur un livret du compositeur et de Véra Janacopoulos (avec quantité de « reviens de suite » agaçants qui ne doivent pas être de la plume des librettistes), puis représentée en russe à Leningrad en 1927 (la France devra attendre 1956 pour découvrir l’œuvre), avait été vue à Paris pour la dernière fois en 1983 dans une remarquable réalisation de Daniel Mesguich présentée à l’Opéra Comique.


Inspirée de la comédie du Vénitien Carlo Gozzi (1720-1806) L'Amore delle tre melarance de 1761, que Prokofiev avait découverte à l’instigation du célèbre metteur en scène russe Vsevolod Meyerhold (1874-1940), l’intrigue vante les qualités salvatrices du rire et de l’amour. L’Amour des trois oranges conte en effet l’histoire d’un prince hypocondriaque qui s’ennuie ferme au point de se laisser mourir, au désespoir de son père Roi de Trèfles, et qui retrouve la joie de vivre grâce à son ami Truffaldino et, après mainte péripéties, en tombant soudain amoureux d’un belle princesse qu’un sort jeté par une méchante sorcière avait emprisonnée dans une orange... L’on retrouve dans cette œuvre quantité de personnages de la commedia dell’arte, comme Truffaldino, venu de Carlo Goldoni et que Richard Strauss avait déjà utilisé dans Ariane à Naxos, Pantalon, Farfarello, Sméraldine, conformément à la fable de Gozzi qui l’inspira, tandis que la partition de Prokofiev, émoustillé par la féerie, l’humour et la satire du texte du Vénitien, est vive, énergique, ce qui instille à l’intrigue un rythme haletant. C’est tout cela que, a contrario de Cambreling qui était resté à l’extérieur de la partition au risque de distiller l’ennui, Alain Altinoglu a su magnifier dans cette reprise, au point de transcender l’ensemble de la production, qui, du même coup, en devient méconnaissable. En effet, le jeune chef français s’est approprié l’œuvre avec flamme pour en tirer toute la sève musicale et transporter plateau et fosse dans une réjouissante fête onirique et polychrome, au grand plaisir de la salle entière. Précis et dynamique, suscitant de l’Orchestre de l’Opéra de Paris des sonorités rutilantes et ensorceleuses, Altinoglu donne à entendre tout le facétieux et toute la poésie de la partition de Prokofiev, mettant en outre en évidence l’orchestration foisonnante qui n’est pas sans rappeler Wagner, avec quelque clins d’œil au Ring.

Tant et si bien que, là où le spectacle de Deflo apparaissait terne, l’on se félicite de pouvoir se régaler désormais sans modération du déploiement par le metteur en scène belge d’un trésor d’imagination, tant côté effets spéciaux que côté humour et lyrisme, avec tréteaux de commedia dell’arte, lumières de music-hall et jeux de cirque, jusqu’à l’inénarrable Tchélio qui, en Mandrake sur le retour, ne semble guère convaincu de ses propres pouvoirs de magicien. La scénographie de William Orlandi est toujours foisonnante, avec de beaux costumes et un décor unique conçu sur le modèle du foyer de l’Opéra de Paris Bastille dont la façade dessinée à grands traits sert de rideau, riches en accessoires et en jongleurs, mimes, danseurs et acrobates de toute sorte. L’omniprésence du chœur, qui commente le déroulement des événements assis au dessus de la fosse d’orchestre, côté cour et côté jardin, inspire une scénographie de théâtre dans le théâtre. Le plateau est surplombé d’une galerie en arche où six figurants maniant des projecteurs sont installés jusqu’au terme de la représentation. L’idée de ce prince transformé en Pierrot lunaire est excellente, et il convient de saluer dans ce rôle la performance du ténor lyrique américain Charles Workman, qui campait déjà ce même personnage en 2005, accompagné cette fois du ténor bouffe français Eric Huchet, Truffaldino volubile. Mage fatigué et ringard, Vincent Le Texier est un Tchélio bling-bling à la voix solide et relevée. Le reste de la distribution assure l’homogénéité du spectacle, avec le Roi de Trèfle fantoche et las d’Alain Vernhes, le couple de « méchants » digne d’un film muet incarné par Patricia Fernandez en femme fatale et Nicolas Cavallier, Léandre façon Clark Gable, la Sméraldine spontanée de Lucia Cirillo, le Farfarello frétillant d’Antoine Garcin et trois piquantes princesses dont la délicieuse Ninette d’Amel Brahim-Djelloul. Enfin, Hans-Peter Scheidegger propose un grand numéro en cuisinière gigantesque, énorme Baba Yaga gardienne des oranges miraculeuses. Cette distribution internationale s’exprime dans un français toujours clair, y compris les chœurs, qui, disséminés sur le vaste plateau de Bastille, ne suscitent plus aucun décalage, sans doute rassérénés par la direction limpide et précise d’Alain Altinoglu, véritable deus ex machina de cette succulente reprise.
Bruno Serrou
1) Captée en décembre 2005, cette production est disponible en DVD chez TDK/Opéra de Paris

Photos : Opéra de Paris - DR

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