dimanche 30 septembre 2012

Le soporifique « Fil de la vie » de Pierre Henry

Paris, Cité de la Musique, Salle des concerts, samedi 29 septembre 2012

Pierre Henry - Photo : (c) DR

Une fumée aux fragrances douçâtres et aux effluves d’eau de toilette de super marché pour jeunes filles en fleurs aux arabesques rosées flottant dans la salle ainsi enveloppée d’un brouillard accueillait hier soir le nombreux public de la Salle des concerts de la Cité de la Musique venu religieusement admirer l’icône de la « techno », Pierre Henry (né en 1927), « jouer » de sa console son dernier opus à ce jour, composé à 85 ans, Le Fil de la vie

Ce titre prometteur cache en fait un cérémonial bouddhiste électronique dominé par des sons de flûtes de divers formats enregistrées et transformées ainsi que de la percussion de temples tibétains (cloches, cymbales, crotales et tambours) qui pourraient avoir été captés dans le temple bouddhiste du bois de Vincennes sur les bords du lac Daumesnil, dans le XIIe arrondissement de Paris où vit le compositeur. Dans cette œuvre interminable exécutée dans une atmosphère religieuse, l’on retrouve également des sons que Henry avait utilisés en 1967 dans Messe pour le temps présent qu’il avait imaginée en collaboration avec Michel Colombier pour le ballet éponyme culte de Maurice Béjart. A l’écoute du Fil de la vie, l’on plane comme dans une fumerie de d’opium pendant soixante-dix - annoncée pour 1h20, la séance s’est heureusement avérée plus courte. On s’ennuie ferme, l’on s’assoupit rapidement, même les fans les plus inconditionnels de l’idole, transformée en icône par le public où communient jeunes DJs en quête de sons nouveaux qui se comportent dans une salle de concert comme dans une boîte de nuit, et cheveux blancs à l’instar de ceux du compositeur, applaudi à tout rompre au début, traversant lentement le parterre des coulisses jusqu’à ses consoles, accompagné de ses assistants, pour s’asseoir délicatement sur sa chaise devant ses deux instruments, dont il manipulera imperturbablement les potentiomètres jusqu’à la fin, moment où il sera applaudi en standing ovation cinq longues minutes durant, finissant de lui-même par mettre un terme à l’enthousiasme général en demandant à ses deux collaborateurs de le ramener vers les coulisses. 

Tandis que le compositeur-interprète se trouvait au milieu du public, ce dernier n’avait pour seul point de vue ou poser le regard qu’une tonne de matériel, au moins, sur le plateau éclairée de spots rouges et bleu alternant inlassablement sur cet orchestre de haut-parleurs, assourdissant, d’où outre les flûtes et la percussion déjà mentionnées, sortaient des bruits de fontaines, des cris d’oiseaux et de divers animaux plus ou moins exotiques ainsi que des imprécations de moines bouddhistes aux voix plus ou moins graves. Il n’est pas certain que les bouddhistes apprécient ce type de rendu sonore.

Tandis que les parties de la pièce se succédaient sèchement entre deux silences, sans modulation ni passerelle, l’on ne pouvait que constater combien il est loin le temps où les bidouillages de Pierre Henry ne cessaient de surprendre, de la Symphonie pour un homme seul (1949-1950, avec Pierre Schaeffer) à la Messe pour le temps présent déjà citée. Certes, on sent que l’œuvre émane de l’esprit d’un authentique musicien, tant structure et forme sont solides, contrairement à beaucoup de ceux qui se revendiquent comme ses héritiers, mais le résultat ne convainc pas, tant ce produit sonore (difficile d'employer le terme « musique ») tourne court.

Bruno Serrou


jeudi 27 septembre 2012

Le Budapest Festival Orchestra et Iván Fischer ont enflammé la Salle Pleyel dans un programme Bartók/Mahler avec un violoniste de feu, Jószef Lendvay

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Paris, Salle Pleyel, mercredi 26 septembre 2012

 Photo : (c) Salle Pleyel
  
Les absents ont toujours tort… Pleyel n’était pas tout à fait plein, et c’est fort dommage, car l'événement musical de la semaine était bel et bien ce mercredi soir rue du faubourg Saint-Honoré... C’est en effet un extraordinaire concert qu’ont proposé le Budapest Festival Orchestra et son directeur-fondateur Iván Fischer.  

Le programme et ses interprètes étaient quasi à cent pour cent hongrois, Gustav Mahler étant d’un peu partout et de nulle part dans l’empire bicéphale austro-hongrois des Habsbourg, comme il le disait lui-même (1), et ayant en outre travaillé à Budapest comme directeur de l’Opéra de 1888 à 1890, époque où il composait ses deux premières symphonies.

Deux œuvres de Bartók sonnant sous les doigts de ces musiciens de façon idiomatique, avec des Chansons paysannes hongroises pour orchestre Sz. 100 de 1933 jouées comme si les soixante six musiciens étaient autant de voix humaines fleurant bon le terroir, bruissant, grondant, respirant, chantant avec un naturel stupéfiant. Le Concerto n° 1 pour violon et orchestre Sz. 36 (1907-1908), moins connu que le second d’autant qu’il n’a été redécouvert qu’en 1956 et créé en 1958 à Bâle sous la direction de Paul Sacher avec en soliste Heinz Schneeberger, est en fait un poème symphonique intime qui présente deux aspects de l’être aimé, la violoniste Stefi Geyer, chacun des deux mouvements (au lieu des trois habituels dans un concerto) illustrant l’un des aspects de l’artiste, la femme sublime et lumineuse dans le premier et la musicienne virtuose dans le second. Bartók reprendra d’ailleurs l’idyllique morceau initial en introduction comme premier des deux Portraits pour orchestre, Egy Ideális (idéal) dès 1908, tandis que le second mouvement est empli de rythmes brillants et d’élans populaires. De ce fait, le violon est doué de vies multiples réclamant du soliste virtuosité et maîtrise du son exceptionnelle. Taillé tel un bûcheron voire un ermite jamais sorti de sa forêt, le cheveu long frisé noir et touffu jamais passé chez un coiffeur, le soliste, Jószef Lendvay, inconnu de moi jusqu’à hier soir, s’avère un monstre de virtuosité naturelle, jouant sans effort, exaltant des sons inouïs avec un naturel confondant tant il n’a pas l’air de toucher à son instrument, un superbe Stradivarius, le « Ex Ries » de 1691, ni des doigts ni de l’archet, comme sur un violon enchanté... Un véritable équilibriste venu d’une autre planète, jouant dans un bis inouï (était-ce une pièce de Fritz Kreisler ? un Paganini ?) des pizzicati des deux mains tout en faisant rebondir un archet comme en apesanteur…

En seconde partie, L’orchestre hongrois et Ivan Fischer ont donné une interprétation grandiose de la Symphonie n° 5 en ut dièse mineur (1901-1902) de Mahler. L’on a senti que l’on allait vivre un grand moment dès l’attaque à découvert d’une prodigieuse trompette solo (tenue par Zsolt Czeglédi), qui, voyant sans doute arriver la fin du long premier mouvement dans lequel il a fort à faire puisque c’est à lui qu’est confié l’essentiel du matériau de ces vingt minutes de musique avant d’être souvent à découvert par la suite, s’est légèrement  relâché dans sa phrase ultime s’achevant ppp a capella à la fin de la coda. Autre performance remarquable, le cor solo (Zoltán Szöke) que Fischer a étonnamment placé dans le troisième mouvement sur le devant de la scène, entre lui et le premier violon, Giovanni Guzzo, tout aussi magistral… Mais tous les pupitres seraient à féliciter – notamment la harpiste Ágnes Polónyi, le premier altiste Ferenc Gábor, son homologue contrebassiste Zsolt Fejévári, la flûtiste Gabriella Pivon, le hautboïste Victor Aviat, le clarinettiste Ákos Ács, le bassoniste Moritz Winker, le tromboniste Balázs Szakszon et le tubiste József Bazsinka, entre autres), tant l’ensemble de la phalange s’est avéré d’une dextérité exemplaire, faisant à eux tous un orchestre remarquable d’équilibre, de cohésion magnifiée par un évident bonheur de jouer ensemble. De vrais musiciens à la virtuosité de tziganes ! Iván Fischer dirige sans en avoir l’air, le geste rare mais large et précis, battant souplement la mesure, ouvrant largement les bras dans les moments de tendresse et de poésie, s’économisant toujours pour laisser libres ses musiciens et porter l’écoute du public à son comble et lui donner des sueurs d’émotion. Une ovation extraordinaire s’est d’ailleurs élevée de la salle à la fin de l’exécution, le public ne bougeant pas tant que le chef ait tiré son premier violon par la manche.

Bruno Serrou

1) « Je suis trois fois apatride, disait Mahler, en tant que natif de Bohême en Autriche, comme un Autrichien parmi les Allemands, et en tant que Juif dans le monde entier. Partout un intrus, jamais bienvenu. »

mercredi 26 septembre 2012

Cycle Kurtág/Bach à la Cité de la Musique par le Wiener Klaviertrio : György Kurtág ou le son ad minima

Cité de la Musique, Amphithéâtre, mardi 25 septembre 2012 


György Kurtag - Photo : (c) DR


Révélé au début des années quatre-vingt par Pierre Boulez qui inscrit son opus magnum, Messages de feu Demoiselle R. V. Troussova op. 17 (1) composés en 1980 sur vingt et un poèmes de Rimma Dalos pour soprano et ensemble de chambre au répertoire de l’Ensemble Intercontemporain, György Kurtág est considéré depuis la disparition  de György Ligeti comme le grand compositeur hongrois de la génération des années 1920. Né à Lugos, Transylvanie roumaine, en 1926, trois ans après Ligeti, naturalisé hongrois en 1948, installé à Bordeaux depuis 2002, Kurtág ne cesse dans ses partitions, courtes et condensées, de rendre hommage depuis 1959 - année de son opus 1 officiel - à des confrères, des artistes, des amis et des connaissances. La création de ce spécialiste de la petite forme et de l’épure n’est pas sans évoquer celle d’Anton Webern, mais en moins inventif et hardi. Elève de Léo Weiner, Sándor Veress et Ferenc Farkas à l’Académie Franz Liszt de Budapest, où il enseignera à son tour de 1967 à 1993, il a également suivi les cours d’Olivier Messiaen et de Darius Milhaud au Conservatoire de Paris, et s’initie aux techniques de la Seconde Ecole de Vienne en assistant aux concerts du Domaine musical de Pierre Boulez. La Cité de la Musique, qui l’avait accueilli en résidence en 1999, lui consacre jusqu’au 29 septembre une décade qui le met en regard avec Jean-Sébastien Bach, compositeur que Kurtág avoue admirer, à l’instar de la grande majorité de ses confrères, d’ailleurs. 


Bogdan Božović, Stefan Mendl et Matthias Gredler (de gauche à droite) - Photo : (c) Wiener Klaviertrio


Le programme d’hier était confié au Wiener Klaviertrio, ensemble de grand talent qui réunit le violoniste Bogdan Božović, le violoncelliste Matthias Gredler et le pianiste Stefan Mendl , qui jouait hier soir également un clavecin double clavier, et organise depuis 1997 sa propre série de concerts au Musikverein de Vienne. Pour la Cité de la Musique, les trois musiciens ont alterné instruments anciens et modernes, jouant les pages de Bach sur les premiers et celles de Kurtág sur les seconds. Ce qui a valu une série d’accords plus ou moins longs entre chaque œuvre, puisque les deux compositeurs alternaient. Ce qui s’est imposé d’amblée est la qualité du jeu des musiciens, qui ont paru maîtriser jeux et styles avec une même dextérité. Tant et si bien que l’on a pu mesurer clairement combien l’aîné est plus inspiré et maître du temps que le cadet. En effet, si les pièces de Kurtág sont courtes et celles de Bach infiniment plus longues, celles du second ne suscitent pas la moindre lassitude, pas même le long Trio en la majeur BWV 1025, tandis que certaines de celles du premier semblent se déployer interminablement, particulièrement dans la sélection des Játékok (Jeux) que Stefan Mendl a retenue et jouée sur un Steinway trois-quarts. De belles pages néanmoins dans les trois fragments des Signes, jeux et messages pour violoncelle seul superbement illustrés par Matthias Gredler, et le trio avec piano droit Varga Bálint Ligaturája (Ligature à Bálint Varga) de 2007 dont le Wiener Klaviertrio est le créateur. Une miniature de quatre minutes qui exhale un climat de mystère et d’onirisme de bon aloi et qui suscite une concentration du jeu comme de l’écoute.  
Bruno Serrou
(1) Pierre Boulez et l'Ensemble Intercontemporain ont enregistré cette œuvre en 1983 pour Erato avec la soprano Adrienne Csengery et la cymbaliste Marta Fabian. A noter la parution le 10 septembre chez ECM/Universal Music Classics & Jazz d'un remarquable CD Kurtág / Ligeti par l'altiste nord-américaine d'origine arménienne Kim Kashkashian(ECM NS 4764729)

lundi 24 septembre 2012

Le 30e Musica de Strasbourg, festival international des musiques d'aujourd'hui, s’est ouvert sous le signe du Créateur

Strasbourg, Festival Musica, Palais de la Musique et des Congrès, Salle de la Bourse, Auditorium de la Cité de la musique et de la danse, Salle Koltès du Théâtre National de Strasbourg, vendredi 21, samedi 22 et dimanche 23 septembre 2012


C’est sous le signe de la spiritualité qu’a été placé le premier des trois week-ends de la trentième édition du festival Musica de Strasbourg. Autant par les œuvres que par un jeune compositeur plein de talent dont le nom dit combien il se place sous le signe du divin, puisqu’il s’agit de Francesco Filidei…

Arnold schönberg dans les années 1930 - Photo : (c) DR

La mystique est toujours d’actualité chez les compositeurs contemporains, que leur approche soit métaphysique, spirituelle, allégorique ou mystificatrice voire facétieuse et narquoise. Figure tutélaire de la création musicale depuis les années 1920, inventeur de l’expressionnisme musical et de l’écriture dodécaphonique, compositeur pédagogue à la fibre mystique à l’instar d’un Olivier Messiaen, Arnold Schönberg (1874-1951) a été choisi pour ouvrir le festival international des musiques d’aujourd’hui avec son chef-d’œuvre lyrique, Moses und Aron.

Moïse posant la main sur l'épaule d'Aaron. Chacun porte un rouleau de la Thora (sculpture du tympan de Conques. Photo : (c) DR
 
Composé à la fin des années 1920 et au début des années 1930, Moïse et Aaron - Schönberg a supprimé du titre le second « a » de Aaron pour échapper aux treize lettres, le chiffre 13 lui paraissant fatal, et cela avec raison puisqu'il allait mourir un vendredi 13 juillet - est le grand opéra de son auteur, qui, comme son élève Alban Berg dans les mêmes années trente avec sa Lulu, en a laissé le troisième acte inachevé. Schönberg a lui-même tiré le livret de l’Ancien Testament au moment où il se rapprochait lui-même de son identité juive qu’il recouvrera à Paris en 1933 sous le parrainage de Marc Chagall. Dans son livret, Schönberg, qui y place la communication et l’éthique au centre de ses préoccupations, met en scène Moïse, qui, missionné par Dieu pour libérer les Hébreux d’Egypte, demande l’aide de son frère Aaron qui, contrairement à lui, sait convaincre par sa maîtrise du langage et par sa séduction. Parti dans le Sinaï pour recevoir les tables de la Loi, il trouve à son retour le peuple élu plongé dans le chaos. Furieux, il brise les tables et accuse son frère de forfaiture. C’est sur un terrifiant cri d’impuissance de Moïse tombant dans le silence de l’orchestre « Oh parole, parole, qui me manque » que se termine l’opéra, Schönberg, acculé à l’émigration, laissant sans musique le troisième acte dans lequel, après une violente explication avec son frère, Aaron s’écroulera, mort. Cette œuvre grandiose, sans doute l’un des ouvrages majeurs de l’opéra, est inexplicablement trop peu représenté au théâtre lyrique, malgré la plastique indéniable de la scène centrale du vau d’or. Ce qui, néanmoins, n’est pas forcément une trahison puisque le compositeur avait tout d’abord envisagé de tirer de ce projet un oratorio. De plus, la puissance évocatrice de la partition, les sortilèges de l’orchestration, la dualité des protagonistes, les grondements d’un orchestre polychrome, la force et la profondeur du texte sont tels que l’on peut aisément se passer de support dramaturgique. D’autant plus lorsque l’interprétation est aussi exceptionnelle que celle proposée par Sylvain Cambreling, maître du temps et de l’espace, à la tête d’un Orchestre Symphonique du Sudwestfunk Baden-Baden und Freiburg impressionnant de virtuosité et d’éclat, et d’un chœur somptueux, l’EuropaChorAkademie, tandis que le baryton Franz Grundheber, qui fut l’un des grands Wozzeck de l’histoire, a donné de Moïse une interprétation impressionnante de noblesse et d’humanité, et le ténor Andreas Conrad un Aaron de braise.

Limbus-Limbo - Photo : (c) Philippe Stimweiss

L’on est d’autant plus frappé par la contemporanéité, la magie, l’inventivité de l’écriture vocale et, surtout, instrumentale de Schönberg que bien des compositeurs d’aujourd’hui n’ont toujours pas assimilée, et par la grandeur de sa pensée, surtout à l’aune de l’opéra que les Percussions de Strasbourg ont commandé pour leur cinquantième anniversaire à Stefano Gervasoni (né en 1962), Limbus-Limbo (1). Le projet avait pourtant tout pour séduire. L’action se déroule en effet dans les limbes, espace incertain où le temps s’écoule interminablement et dans lequel musardent le médecin botaniste Carl von Linné depuis 1778 et le prêtre philosophe Giordano Bruno depuis 1600. Ils sont entourés de divers personnages, dont Tina (There Is No Alternative)/Marilyn Monroe, milliardaire des temps modernes qui a soudoyé un garde afin d’échapper à l’enfer auquel elle était destinée et dont l’arrivée intempestive perturbe l’activité routinière, jusqu’à ce qu’ils soient tous condamnés à l’errance éternelle par simple décret du Vatican, qui, le 20 avril 2007, rayait d’un trait de plume le dogme du purgatoire.

Pour son premier opéra, Gervasoni s’est appuyé sur livret de Patrick Hahn qui est un montage de textes de sources diverses, alliant latin, français, anglais, allemand et suédois, tandis que l’œuvre se déploie en un acte unique sur la symbolique de la trinité - trois chanteurs, trois comédiens, trois plus trois percussionnistes, trois instrumentistes supplémentaires (cor/cor des Alpes, flûte à bec/flûte basse Paetzold et cymbalum) - et confronte temps, styles et vocalités, tandis que les limbes sont suggérées par l’électronique. Si la mise en scène d’Ingrid von Wantoch Rekowski  s’avère d’une efficacité redoutable, avec des comédiens et chanteurs se mouvant autour et au milieu de la piste glaciale d’un cirque, si la distribution vocale et instrumentale est irréprochable, les Percussions de Strasbourg, bien sûr, mais aussi l’inénarrable Tina de Juliet Fraser, le contre-ténor Christopher Field (Carl) et le baryton Gareth John (Bruno), la musique de Gervasoni, raffinée, et les pastiches de compositeurs du passé bien amenés, le spectacle traîne en longueur, le purgatoire par trop figé distillant un ennui prégnant, jusqu’à ce qu’arrive enfin l'accorte Tina, qui précède de trop peu la disparition abrupte des limbes. 

Francesco Filidei, abbaye de Royaumont - Photo : DR

En regard de ces deux œuvres scéniques, Musica a offert ce premier week-end son foisonnement coutumier de concerts de créations au sein desquels un compositeur s’est particulièrement imposé, l’Italien Francesco Filidei (le bien-nommé entre deux ouvrages lyriques d’inspiration divine), dans une naturaliste et onirique Ballata n° 2 avec appeaux, crèves bulles, sons soufflés dans les anches des bois et les embouchures des cuivres par les excellents musiciens de l’ensemble Ictus, et Filastrocca pour piano préparé interprété par un véritable sorcier du piano, Wilhem Latchoumia dans un programme-hommage à John Cage (1912-1992).

La découverte d’un nouvel ensemble de qualité voué à la création musicale est trop peu fréquente pour ne pas être saluée, avec pour ma part la première audition du KNM (Kammerensemble Neue Musik) de Berlin fondé en 1988 à Berlin-Est au sein de la Hochschule für Musik Hanns Eisler dans un programme cent pour cent français, avec des pièces de Pascal Dusapin (né en 1955) - le Trio Rombach (1997) pour violon, violoncelle et piano qui emprunte à la musique hongroise -, Franck Bedrossian (né en 1971) - L’usage de la parole pour clarinette, violoncelle et piano dont les sept minutes sont d'un Bedrossian de 25 ans à la forte personnalité déjà maître de son style -, Philippe Hurel (né en 1955) - la chatoyante Ritonello in memoriam Luciano Berio (2003-2004) pour flûte et piano dans sa nouvelle version de 2012 -, Aurélien Dumont (né en 1980) dont la Berceuse et des poussières pour violon, alto, violoncelle, piano et bande donnée en première audition française révèle un compositeur de 32 ans inventif qui sait ménager la surprise, et le regretté Christophe Bertrand (1981-2010), avec un touchant Hendeka de 2007 pour violon, alto, violoncelle et piano (plus deux tourneurs de pages).

Outre Francesco Filidei (né en 1973) déjà évoqué plus haut, le somptueux ensemble bruxellois Ictus dirigé par Georges-Elie Octors a donné en première audition française Little Smile pour seize instruments de Wolfgang Mitterer (né en 1958) qui s’avère long et monotone, dénué de forme et de narration, et, en création mondiale, Carbone de Raphaël Cendo (né en 1975), œuvre assourdissante pour douze musiciens amplifiés, dont un trompettiste accoutré tel un astronaute, un dobro gratté avec virulence à l’aide d’un plectre, un piano préparé et une flûte octobasse, seul instrument aux sons oniriques dans un enfer de sons hurlants et informes.

Wilhem Latchoumia - Photo : DR

Intitulé « Cage héritage », le récital de Wilhem Latchoumia est un modèle de programmation intelligemment pensée et construite. Cet hommage à John Cage pour le centenaire de sa naissance et le vingtième anniversaire de sa disparition, présentait en première partie deux pièces pour piano préparé et en seconde partie deux pages pour piano et bande et deux œuvres pour piano, avec entre les deux parties, la fameuse Suite for Toy Piano (1948) de Cage, le petit instrument étant installé à l’avant-scène entre les deux grands Steinway de concert, l’un préparé l’autre naturel. Outre la pièce de Filidei, Filastrocca déjà évoquée, Pendulum VIII : « TKS I » (2011) de l’Etats-unien Alex Mincek (né en 1975) s’avère riche en timbres et en jeux, usant notamment des clusters, tandis que l’épure d’Enbâcle (2009) de Jérôme Combier (né en 1971) s’avère à la fois complémentaire et riche en sonorités, à l’instar du magnifique …mais les images restent… (2003) de Michael Jarrell (né en 1958), avec son premier mouvement d’une puissance saisissante et son second mouvement rêveur, et du dense et foisonnant cage in my car (2011) de Gérard Pesson (né en 1958) dont le jeu nécessite des mitaines, et deux œuvres de Pierre Jodlowski (né en 1971) pour piano et bande hommage au cinéma, Série-C (2011) et surtout Série Noire (2005), exemplaire de souffle, de théâtralité avec sa bande-son de thriller et la virtuosité des mains qui parcourent le clavier. A noter que les œuvres de Filidei, Pesson, Jodlowski et Mincek sont le fruit de commandes de Latchoumia pour cet hommage à Cage.

Musica se poursuit jusqu’au 6 octobre, avec à la fin du festival une série de concerts et un colloque consacrés au grand compositeur chef d’orchestre allemand Hans Zender.

Bruno Serrou
 
(1)  Spectacle repris à Vernon (29/11), Paris (Opéra-Comique, 3-4/12), Reims (15/12), Salzbourg (10/03), Grenoble (19/04), Herrenhausen (6/06), Marseille (9/07), etc.