lundi 10 septembre 2012

En présence de Pierre Boulez, son directeur artistique, et de Matthias Pintscher, le Lucerne Academy Festival Orchestra et Clement Power enthousiasment Pleyel dans des œuvres de Philippe Manoury et Jonathan Harvey


Paris, Salle Pleyel, dimanche 9 septembre 2012


Dimanche, l’on espérait Pierre Boulez, qui n’a pas dirigé à Paris depuis un an déjà, en septembre 2011, dans son chef-d’œuvre de 1957-1990 où il rend hommage à Stéphane Mallarmé, Pli selon Pli. Depuis lors, ses problèmes d’œil qui le font souffrir depuis de longs mois et qui l’empêchent de se concentrer sur les partitions le tiennent éloigné du pupitre de chef d’orchestre et de la table de travail. Si Boulez était bien présent, en forme et heureux d’être là, ce n’était pas sur le plateau de Pleyel mais au centre du rang réservé aux personnalités, entouré du directeur de la Salle Pleyel et de celui de l’Ensemble Intercontemporain, ce dernier accompagné de son directeur musical désigné, le compositeur allemand Matthias Pintscher.

Initialement, après une série d’annulations, Pierre Boulez devait reprendre son activité en août à Lucerne, où il anime depuis 2004 la Lucerne Festival Academy qu’il a fondée avec Michael Haefliger, directeur du Festival. Quelques cent trente jeunes musiciens venant du monde entier se rassemblent chaque été sur les bords du lac des Quatre Cantons pour travailler avec lui des œuvres du XXe siècle et contemporaines. Les partitions inscrites au programme sont ensuite données en public dans des concerts d’orchestre, d’ensembles et de musique de chambre. Boulez est soutenu dans son enseignement par les instrumentistes de l’Ensemble Intercontemporain et par des chefs invités. Mais aussi par des compositeurs dont les pièces sont inscrites au programme. Ainsi, cette année, Jonathan Harvey et le compositeur en résidence du festival, Philippe Manoury, dont le Festival de Lucerne 2012 célébrait les soixante ans. Parallèlement, les jeunes instrumentistes, en collaboration avec le Théâtre de Bâle, ont donné l’opéra de Manuel de Falla les Tréteaux de Maître Pierre sous la direction de Clement Power.


Ce chef britannique de 32 ans, qui devait être l’assistant de Boulez dans ces master classes, a finalement remplacé le maître au pupitre durant toutes les répétitions du programme donné hier Salle Pleyel, Boulez assistant à la totalité des répétitions et se déclarant dimanche enthousiaste du travail accompli par son jeune confrère et de son assurance. Son talent, qui le conduit à se produire à la tête de nombre de grands orchestres britanniques et d’ensembles comme Klangforum Wien, Intercontemporain, Avanti!, Contrechamps, MusikFabrik, est assurément incontestable. Sérieux comme un pape, donnant d’un même geste large mais péremptoire « l’ordre » au public de se mettre en situation d’écoute puis aux musiciens de se tenir prêts à jouer, esquissant un sourire forcé, raide dans ses saluts, il dirige avec une constance, une rigueur et une précision saisissante, moins que Pierre Boulez, certes, mais d’un geste tout aussi  sec et précis, donnant aux pupitres solistes les départs comme s’il était lui-même derrière chaque instrument. Tout cela fonctionne admirablement dans les œuvres contemporaines. 

Se mouvant à petits pas et à force de mouvements saccadés, le corps un brin rigide et le sourire un rien crispé, Power s’avère une fois face à l’orchestre le geste économe, battant la mesure avec constance, sans oscillation du corps ni contorsion. Excellemment préparé, s’avérant d’une homogénéité parfaite et d’une sureté à toute épreuve, même dans les moments les plus virtuoses, le Lucerne Festival Academy Orchestra brille de tous ses éclats dans les deux œuvres contemporaines, mais l’interprétation de la partition-référence du XXsiècle, le monodrame Erwartung (1909) d’Arnold Schönberg (1874-1951), est si aride et abrupte, malgré les prégnantes beautés des timbres de l’orchestre, que l’abandon psychologique, les tensions, le drame intérieur vécu par l’héroïne, la sensualité sont comprimés. Tant et si bien que Doborah Polaski ne peut donner la quintessence de l’œuvre, l’interprétation de la soprano étatsunienne, qui a pourtant les moyens du rôle, se faisant fatalement raide et froide.


Autrement plus convaincante a été la première partie consacrée à deux compositeurs qui travaillent depuis plus de trente ans à l’Ircam, institut fondé en 1976 par Pierre Boulez, Jonathan Harvey (né en 1939) et Philippe Manoury (né en 1952). C’est avec Sound and Fury pour orchestre de cent neuf musiciens de ce dernier que s’est ouverte la soirée. Composée en 1998-1999 à la suite d’une commande des Orchestres de Chicago et de Cleveland pour les 75 ans de Pierre Boulez, créée le 3 décembre 1999 à Chicago sous la direction de Boulez, cette partition de trente minutes qui se réfère au roman éponyme de William Faulkner requiert une disposition de l’orchestre particulière, par groupes de quatre répartis spatialement en deux sections identiques à droite et à gauche du plateau comprenant chacun son quota de cuivres et de cordes. Les bois sont au centre du dispositif, la percussion, la harpe et le piano étant à l’arrière-plan, en position frontale. Il s’agit en fait de deux orchestres dirigés par le même chef, et la spatialisation joue un rôle important dans les oppositions d’un orchestre à l’autre. Comme son titre l’indique, l’œuvre est une organisation graduelle et magistrale de violences et de pulsions sonores faite de bruit et de fureur dans lequel, à l’instar de Tristan et Isolde de Wagner, la conjonction « et » tient une place symbolique particulière, tandis que la pièce évolue vers des structures toujours plus violentes, pulsionnelles et furieuses, au point d’engendrer parfois la saturation sonore et auditive. Power et les étudiants de Lucerne en ont donné une lecture extraordinaire de puissance et de timbres comme autant de couleurs bigarrées de la palette du peintre Pollock.


Plus complexe, la page de Jonathan Harvey, Speakings pour orchestre et électronique live réalisée par Gilbert Nouno et Arshia Cont, a été composée en 2008 à la suite d’une commande de la BBC écossaise, de l’Ircam-Centre Pompidou et de Radio France. Créée le 19 août 2008 au Royal Albert Hall de Londres dans le cadre des Proms de la BBC par l’Orchestre Symphonique de la BBC dirigé par Ilan Volkov, cette œuvre de vingt-cinq minutes qui fait également appel à onze solistes dont huit disposés autour du chef (quatuor à cordes, trombone, cor, flûte et contrebasse) est le troisième volet de la trilogie que Harvey a consacrée à l’évocation de la purification bouddhiste du corps, de l’esprit et de la parole. Dans Speakings, le compositeur britannique a mis à l’orchestre la parole humaine avec l’appoint de l’informatique. « C’est comme si l’orchestre apprenait à parler, prévient Harvey, comme un bébé avec sa maman, comme le premier homme, ou comme entendre une langue très expressive qui reste incompréhensible. » Se subdivisant en trois mouvements d’inégale longueur et se déployant en continu, l’œuvre conte la naissance du langage qui s’incarne dans la vie humaine primitive avant de se transformer dans la section centrale, la plus développée, en bavardages frénétiques, avec des expressions de domination, d’assertion, de peur, d’amour, avant de devenir rituel. Puis le langage se fait plus calme et harmonieux, avec sa forme héritée de la monodie grégorienne s’exprimant dans un vaste espace acoustique. L’œuvre s’éteint doucement sur des cris de nouveaux nés, qui ramènent à l’origine de l’humanité. Parvenir à faire parler un orchestre se sera avéré comme une véritable gageure. Lorsque Harvey s’est présenté à l’Ircam avec cette idée, personne ne comprit où il voulait en venir. «J’ai introduit des enregistrements de nourrissons dans l’ordinateur, de souvient-il, qui les a analysés de façon très précise dans leurs hauteurs, leurs timbres et les harmoniques présentes dans un son de nouveau né, puis j’ai adapté le tout en l’orchestration. » Pour de faire, les chercheurs de l’Ircam ont dû concevoir des logiciels totalement nouveau, le Shape Vocoding, capable de reproduire  « jusqu’à dix sons différents par seconde, ce qui est beaucoup plus rapide que la musique », comme le précise Harvey. Mais à l’écoute de l’œuvre, l’auditeur oublie très vite la genèse de la partition et ce qu’elle contient de réflexion et de technologie pour se laisser porter par la seule musique, dirigée de façon magistrale par Clement Power, qui, exploitant sans réserve les qualités de son jeune orchestre, en a souligné la fièvre, les sonorités étranges et beauté surnaturelle.
Bruno Serrou

Photos : DR

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