lundi 24 septembre 2012

Le 30e Musica de Strasbourg, festival international des musiques d'aujourd'hui, s’est ouvert sous le signe du Créateur

Strasbourg, Festival Musica, Palais de la Musique et des Congrès, Salle de la Bourse, Auditorium de la Cité de la musique et de la danse, Salle Koltès du Théâtre National de Strasbourg, vendredi 21, samedi 22 et dimanche 23 septembre 2012


C’est sous le signe de la spiritualité qu’a été placé le premier des trois week-ends de la trentième édition du festival Musica de Strasbourg. Autant par les œuvres que par un jeune compositeur plein de talent dont le nom dit combien il se place sous le signe du divin, puisqu’il s’agit de Francesco Filidei…

Arnold schönberg dans les années 1930 - Photo : (c) DR

La mystique est toujours d’actualité chez les compositeurs contemporains, que leur approche soit métaphysique, spirituelle, allégorique ou mystificatrice voire facétieuse et narquoise. Figure tutélaire de la création musicale depuis les années 1920, inventeur de l’expressionnisme musical et de l’écriture dodécaphonique, compositeur pédagogue à la fibre mystique à l’instar d’un Olivier Messiaen, Arnold Schönberg (1874-1951) a été choisi pour ouvrir le festival international des musiques d’aujourd’hui avec son chef-d’œuvre lyrique, Moses und Aron.

Moïse posant la main sur l'épaule d'Aaron. Chacun porte un rouleau de la Thora (sculpture du tympan de Conques. Photo : (c) DR
 
Composé à la fin des années 1920 et au début des années 1930, Moïse et Aaron - Schönberg a supprimé du titre le second « a » de Aaron pour échapper aux treize lettres, le chiffre 13 lui paraissant fatal, et cela avec raison puisqu'il allait mourir un vendredi 13 juillet - est le grand opéra de son auteur, qui, comme son élève Alban Berg dans les mêmes années trente avec sa Lulu, en a laissé le troisième acte inachevé. Schönberg a lui-même tiré le livret de l’Ancien Testament au moment où il se rapprochait lui-même de son identité juive qu’il recouvrera à Paris en 1933 sous le parrainage de Marc Chagall. Dans son livret, Schönberg, qui y place la communication et l’éthique au centre de ses préoccupations, met en scène Moïse, qui, missionné par Dieu pour libérer les Hébreux d’Egypte, demande l’aide de son frère Aaron qui, contrairement à lui, sait convaincre par sa maîtrise du langage et par sa séduction. Parti dans le Sinaï pour recevoir les tables de la Loi, il trouve à son retour le peuple élu plongé dans le chaos. Furieux, il brise les tables et accuse son frère de forfaiture. C’est sur un terrifiant cri d’impuissance de Moïse tombant dans le silence de l’orchestre « Oh parole, parole, qui me manque » que se termine l’opéra, Schönberg, acculé à l’émigration, laissant sans musique le troisième acte dans lequel, après une violente explication avec son frère, Aaron s’écroulera, mort. Cette œuvre grandiose, sans doute l’un des ouvrages majeurs de l’opéra, est inexplicablement trop peu représenté au théâtre lyrique, malgré la plastique indéniable de la scène centrale du vau d’or. Ce qui, néanmoins, n’est pas forcément une trahison puisque le compositeur avait tout d’abord envisagé de tirer de ce projet un oratorio. De plus, la puissance évocatrice de la partition, les sortilèges de l’orchestration, la dualité des protagonistes, les grondements d’un orchestre polychrome, la force et la profondeur du texte sont tels que l’on peut aisément se passer de support dramaturgique. D’autant plus lorsque l’interprétation est aussi exceptionnelle que celle proposée par Sylvain Cambreling, maître du temps et de l’espace, à la tête d’un Orchestre Symphonique du Sudwestfunk Baden-Baden und Freiburg impressionnant de virtuosité et d’éclat, et d’un chœur somptueux, l’EuropaChorAkademie, tandis que le baryton Franz Grundheber, qui fut l’un des grands Wozzeck de l’histoire, a donné de Moïse une interprétation impressionnante de noblesse et d’humanité, et le ténor Andreas Conrad un Aaron de braise.

Limbus-Limbo - Photo : (c) Philippe Stimweiss

L’on est d’autant plus frappé par la contemporanéité, la magie, l’inventivité de l’écriture vocale et, surtout, instrumentale de Schönberg que bien des compositeurs d’aujourd’hui n’ont toujours pas assimilée, et par la grandeur de sa pensée, surtout à l’aune de l’opéra que les Percussions de Strasbourg ont commandé pour leur cinquantième anniversaire à Stefano Gervasoni (né en 1962), Limbus-Limbo (1). Le projet avait pourtant tout pour séduire. L’action se déroule en effet dans les limbes, espace incertain où le temps s’écoule interminablement et dans lequel musardent le médecin botaniste Carl von Linné depuis 1778 et le prêtre philosophe Giordano Bruno depuis 1600. Ils sont entourés de divers personnages, dont Tina (There Is No Alternative)/Marilyn Monroe, milliardaire des temps modernes qui a soudoyé un garde afin d’échapper à l’enfer auquel elle était destinée et dont l’arrivée intempestive perturbe l’activité routinière, jusqu’à ce qu’ils soient tous condamnés à l’errance éternelle par simple décret du Vatican, qui, le 20 avril 2007, rayait d’un trait de plume le dogme du purgatoire.

Pour son premier opéra, Gervasoni s’est appuyé sur livret de Patrick Hahn qui est un montage de textes de sources diverses, alliant latin, français, anglais, allemand et suédois, tandis que l’œuvre se déploie en un acte unique sur la symbolique de la trinité - trois chanteurs, trois comédiens, trois plus trois percussionnistes, trois instrumentistes supplémentaires (cor/cor des Alpes, flûte à bec/flûte basse Paetzold et cymbalum) - et confronte temps, styles et vocalités, tandis que les limbes sont suggérées par l’électronique. Si la mise en scène d’Ingrid von Wantoch Rekowski  s’avère d’une efficacité redoutable, avec des comédiens et chanteurs se mouvant autour et au milieu de la piste glaciale d’un cirque, si la distribution vocale et instrumentale est irréprochable, les Percussions de Strasbourg, bien sûr, mais aussi l’inénarrable Tina de Juliet Fraser, le contre-ténor Christopher Field (Carl) et le baryton Gareth John (Bruno), la musique de Gervasoni, raffinée, et les pastiches de compositeurs du passé bien amenés, le spectacle traîne en longueur, le purgatoire par trop figé distillant un ennui prégnant, jusqu’à ce qu’arrive enfin l'accorte Tina, qui précède de trop peu la disparition abrupte des limbes. 

Francesco Filidei, abbaye de Royaumont - Photo : DR

En regard de ces deux œuvres scéniques, Musica a offert ce premier week-end son foisonnement coutumier de concerts de créations au sein desquels un compositeur s’est particulièrement imposé, l’Italien Francesco Filidei (le bien-nommé entre deux ouvrages lyriques d’inspiration divine), dans une naturaliste et onirique Ballata n° 2 avec appeaux, crèves bulles, sons soufflés dans les anches des bois et les embouchures des cuivres par les excellents musiciens de l’ensemble Ictus, et Filastrocca pour piano préparé interprété par un véritable sorcier du piano, Wilhem Latchoumia dans un programme-hommage à John Cage (1912-1992).

La découverte d’un nouvel ensemble de qualité voué à la création musicale est trop peu fréquente pour ne pas être saluée, avec pour ma part la première audition du KNM (Kammerensemble Neue Musik) de Berlin fondé en 1988 à Berlin-Est au sein de la Hochschule für Musik Hanns Eisler dans un programme cent pour cent français, avec des pièces de Pascal Dusapin (né en 1955) - le Trio Rombach (1997) pour violon, violoncelle et piano qui emprunte à la musique hongroise -, Franck Bedrossian (né en 1971) - L’usage de la parole pour clarinette, violoncelle et piano dont les sept minutes sont d'un Bedrossian de 25 ans à la forte personnalité déjà maître de son style -, Philippe Hurel (né en 1955) - la chatoyante Ritonello in memoriam Luciano Berio (2003-2004) pour flûte et piano dans sa nouvelle version de 2012 -, Aurélien Dumont (né en 1980) dont la Berceuse et des poussières pour violon, alto, violoncelle, piano et bande donnée en première audition française révèle un compositeur de 32 ans inventif qui sait ménager la surprise, et le regretté Christophe Bertrand (1981-2010), avec un touchant Hendeka de 2007 pour violon, alto, violoncelle et piano (plus deux tourneurs de pages).

Outre Francesco Filidei (né en 1973) déjà évoqué plus haut, le somptueux ensemble bruxellois Ictus dirigé par Georges-Elie Octors a donné en première audition française Little Smile pour seize instruments de Wolfgang Mitterer (né en 1958) qui s’avère long et monotone, dénué de forme et de narration, et, en création mondiale, Carbone de Raphaël Cendo (né en 1975), œuvre assourdissante pour douze musiciens amplifiés, dont un trompettiste accoutré tel un astronaute, un dobro gratté avec virulence à l’aide d’un plectre, un piano préparé et une flûte octobasse, seul instrument aux sons oniriques dans un enfer de sons hurlants et informes.

Wilhem Latchoumia - Photo : DR

Intitulé « Cage héritage », le récital de Wilhem Latchoumia est un modèle de programmation intelligemment pensée et construite. Cet hommage à John Cage pour le centenaire de sa naissance et le vingtième anniversaire de sa disparition, présentait en première partie deux pièces pour piano préparé et en seconde partie deux pages pour piano et bande et deux œuvres pour piano, avec entre les deux parties, la fameuse Suite for Toy Piano (1948) de Cage, le petit instrument étant installé à l’avant-scène entre les deux grands Steinway de concert, l’un préparé l’autre naturel. Outre la pièce de Filidei, Filastrocca déjà évoquée, Pendulum VIII : « TKS I » (2011) de l’Etats-unien Alex Mincek (né en 1975) s’avère riche en timbres et en jeux, usant notamment des clusters, tandis que l’épure d’Enbâcle (2009) de Jérôme Combier (né en 1971) s’avère à la fois complémentaire et riche en sonorités, à l’instar du magnifique …mais les images restent… (2003) de Michael Jarrell (né en 1958), avec son premier mouvement d’une puissance saisissante et son second mouvement rêveur, et du dense et foisonnant cage in my car (2011) de Gérard Pesson (né en 1958) dont le jeu nécessite des mitaines, et deux œuvres de Pierre Jodlowski (né en 1971) pour piano et bande hommage au cinéma, Série-C (2011) et surtout Série Noire (2005), exemplaire de souffle, de théâtralité avec sa bande-son de thriller et la virtuosité des mains qui parcourent le clavier. A noter que les œuvres de Filidei, Pesson, Jodlowski et Mincek sont le fruit de commandes de Latchoumia pour cet hommage à Cage.

Musica se poursuit jusqu’au 6 octobre, avec à la fin du festival une série de concerts et un colloque consacrés au grand compositeur chef d’orchestre allemand Hans Zender.

Bruno Serrou
 
(1)  Spectacle repris à Vernon (29/11), Paris (Opéra-Comique, 3-4/12), Reims (15/12), Salzbourg (10/03), Grenoble (19/04), Herrenhausen (6/06), Marseille (9/07), etc.

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