mardi 11 septembre 2012

Un livre passionnant et singulièrement instructif, "Huit Portraits de compositeurs sous le nazisme" de Michael H. Kater


Il est des livres qui ne vous lâchent pas. Celui que publient les Editions Contrechamps de Genève, l’un des éditeurs les plus téméraires et audacieux d’Europe pour ses choix éditoriaux voués aux compositeurs du XXe siècle et d’aujourd’hui dont les témoignages sont capitaux pour l’histoire de la musique, consacré à huit compositeurs sous le nazisme est un modèle d’intégrité et d’honnêteté. Traduits d’un ouvrage anglais de Michael H. Kater par Sook Ji et Martin Kaltenecker, ces Huit portraits de compositeurs sous le nazisme dessinés dans ce livre sont une véritable mine de documents et de réflexions qui permettent de remettre les pendules à l’heure et de faire un sort aux clichés et autres malentendus accumulés depuis 1945 et qu’il est difficile de rectifier si ce n'est en prenant le risque de passer pour révisionniste.

Professeur émérite chargé de recherches en histoire au Centre des Études allemandes et européennes à l’Université de York en Grande-Bretagne, Kater ausculte dan ses Huit portraits de compositeurs sous le nazisme le comportement d’artistes qui avaient déjà, au moment de l’avènement de Hitler au pouvoir le 31 janvier 1933 un renom international. Le panel de musiciens retenus est large...

Même s'il ne retient que huit cas particuliers. Mais sa sélection recouvre ceux qui n’avaient d’autre choix que l’exil, Arnold Schönberg (1874-1951) et Kurt Weill (1900-1950), d’autres étant trop âgés et trop ancrés dans le passé pour songer à fuir, comme Richard Strauss (1864-1949) et Hans Pfitzner (1865-1949), ces deux derniers postromantiques dédaigneux des musiques contemporaines qu’ils jugeaient trop modernes ou appartenant à des catégories réputées inférieures, de Puccini au jazz, et qui croyaient voir dans le nouveau régime le garant de la grande tradition allemande, ce qui les conduisit aux pires compromissions politiques. D’abord assimilé à l’avant-garde, ce que les nazis ne lui pardonneront jamais tandis qu’il s’engageait vers une esthétique de plus en plus conformiste dans la ligne de celle de ses deux aînés, Paul Hindemith (1895-1963) se situe à mi-chemin des compositeurs de l’ancienne génération et de ceux qui au sein de sa propre génération se sont engagés sur la voie du néoclassicisme, qui était alors considéré comme le summum de la modernité à l’instar d’un Igor Stravinski. Dans la mouvance stylistique de ce dernier, Carl Orff (1895-1981) et son élève Werner Egk (1901-1983), particulièrement opportunistes, n’ont pas hésité à rebondir sur la vague nazie pour faire carrière et s’imposer dans la nouvelle Allemagne parmi l’élite des compositeurs qui comptent. Enfin, seul authentique résistant de cette galerie de compositeurs, Karl Amadeus Hartmann (1905-1963), le plus jeune de tous, qui opta pour l’exil intérieur, cessant de composer pendant plus de dix ans et restant à l’écart de la vie publique jusqu’à la fin de la guerre. Il survécut grâce au soutien de sa belle-famille, qui l’hébergea, le nourrit et le protégea avec femme et enfants pendant douze longues années, tandis qu’il cherchait jusqu’en 1939 à se faire connaître à l’étranger en s’associant à des antifascistes connus qui organisaient des événements internationaux.

Au passage, de riches informations sont distillées sur le comportement et la personnalité de nombre de musiciens célèbres, comme Hermann Scherchen, « champion de la culture moderniste de la République de Weimar (mais) égoïste fini et fieffé coureur de jupons (qui), pour assurer sa propre célébrité, exploitait sans pitié de nombreuses personnes talentueuses qui se regroupaient autour de lui (, et qui) pouvait être méchant » (K. A. Hartmann). Si Strauss, Pfitzner, Egk eurent droit à des procès de dénazification, Orff, sans doute le plus corrompu de tous, parvint à y échapper. Les deux exilés du panel de huit compositeurs, Schönberg et Weill, ne retournèrent jamais en Allemagne, pas même pour une visite, bien que Weill ait projeté de le faire avant sa mort en 1950 et que Schönberg eût été tenté par un rapatriement à l’instigation de Hans Rosbaud.

A la fin de la guerre, nombre de musiciens qui avaient travaillé pour les nazis d’une façon ou d’une autre, comme Wolfgang Fortner, Karl Marx (!), Cesar Bresgen et Armin Knab, occupant des places prééminentes, devinrent la paix signée les gardiens du temple de la musique allemande. Il convient de leur associer des musicologues et des professeurs de musique nazis qui, la démocratie revenue, allaient occuper des postes importants dans les établissements d’enseignement supérieur, comme Bruno Stürmer, Friedrich Blume, Wolfgang Boetticher ou Joseph Maria Mïller-Blattau, qui sera étonnamment célébré par des hommes comme Heinrich Strobel, Theodor W. Adorno et Carl Dalhaus. Il faut dire qu’en 1961, seize ans après la chute du IIIe Reich, soixante-treize pour cent des Allemands pensaient que les Juifs étaient d’une « race différente », tandis que jusque dans ces mêmes années soixante, la bureaucratie allemande a favorisé par ses pratiques plus ou moins délibérées la recrudescence de l’antisémitisme. A l’Ouest comme à l’Est de l’Allemagne, Schönberg fut par exemple la cible privilégiée des anciens nazis et des traditionnalistes d’un côté et des anti-formalistes de l’autre.

Michael H. Kater brosse dans son ouvrage une analyse minutieuse de plus de douze ans de relations de la musique et des musiciens avec la pire des dictatures qu’ait connu le monde, appuyant son étude sur une documentation en partie inédite exceptionnellement riche. L’auteur se montre singulièrement objectif, tout en évitant de se faire docte et redresseur de torts, ne suscitant à aucun moment l’ennui mais au contraire ne cessant jamais d’interpeler le lecteur dont les certitudes sont constamment mises à l’épreuve.

Ainsi Richard Strauss, le compositeur allemand le plus célébré dans le monde de son vivant, a-t-il certes eu un comportement condamnable en acceptant le poste de président de la Reichsmusikkammer (ou RMK - Chambre de la Musique du Reich), dont il rédigea les statuts en décembre 1933 sans qu’il y soit question des Juifs, et composa ce même mois un lied qu’il dédia à Goebbels, ministre de tutelle de la RMK, qui se concluait ainsi : « Celui qui m’a lancé l’Appel de la Montagne sera, je le pense, mon Führer, mon Führer, mon Führer ! ». Certes, son fils Frank envoya en son nom ses félicitations accompagnées d’un « Heil Hitler » à Goebbels depuis Garmisch à la suite d’un discours contre Hindemith, pensant que ce serait une bonne idée considérant les difficultés que son père rencontrait à ce moment-là à la présidence de la RMK… Mais le compositeur âgé de 70 ans montra de la tolérance et de la décence en défendant le critique musical H. H. Stuckenschmidt, ardent avocat de l’atonalité, contre les attaques féroces d’un critique musical nazi, favori de Rosenberg et de Goebbels, et il défendit auprès de ce dernier Paul Hindemith, malgré tout le mal qu’il pensait de sa musique. Kater démonte l’idée reçue selon laquelle les relations de Strauss avec Zweig furent la raison principale de sa disgrâce, alors qu’elle n’a fait que contribuer à l’entrelacs complexe de motifs qui soulignaient un certain nombre de fragilités de Strauss. Ainsi, convoqué en février 1941 par Goebbels à propos d’un litige sur la primauté au sein de la RMK de la musique de divertissement (U-Musik) ou de la musique sérieuse (E-Musik), Strauss se vit crier à la figure par le ministre du Reich : « Restez silencieux et prenez bien note que vous n’avez aucune idée de qui vous êtes et de qui je suis ! » Puis, poursuit Kater, Goebbels fulmina contre le compositeur pour avoir dit du mal de Lehár : « Lehár a les masses pour lui, vous pas ! Arrêtez de débiter des absurdités sur l’importance de la E-Musik ! Cela ne revalorisera pas vos troupes ! » Et le ministre d’ajouter une phrase pleine de résonances aujourd’hui : « La culture de demain est différente de celle d’hier ! Vous, Monsieur Strauss, vous appartenez au passé ! » A partir de cette même année 1941, la famille du compositeur connut de sérieux problèmes avec les nazis, au point que Strauss demanda au Gauleiter de Vienne, Baldur von Schirach, lui-même en conflit avec Goebbels en matière de politique culturelle, de l’aider à combattre le courant antisémite qui menaçait ses proches et de les prendre sous sa protection à Vienne tandis qu’il rentrait lui-même avec sa femme à Garmisch, où, en 1943 et 1944, il dut céder non sans résistances aux injonctions du régime qui investit la maison de sa domesticité… En fait, la vie de Strauss n’aura cessé de se compliquer à partir de juillet 1935, à la suite de ses difficultés puis de son éviction de la présidence de la RMK, de l’affaire Stefan Zweig et de leur opéra commun la Femme silencieuse, et des problèmes liés à ses proches, donc loin de la « vie confortable parmi les nazis » que certains se complaisent à évoquer encore aujourd’hui.

Passionnants et singulièrement instructifs, d’une honnêteté indiscutable, riches en renvois, précisions et anecdotes, remettant incontestablement les pendules à l’heure, les Huit Portraits de compositeurs sous le nazisme de Michael H. Kater constituent un livre-référence indispensable qui dit combien les artistes en général et les musiciens en particulier sont des hommes comme les autres, qu’il s’y trouve parmi eux des êtres prêts à toutes les concessions pour favoriser leur création, serait-ce en faisant les sourds et aveugles face à la pire des dictatures, des opportunistes, des autistes, des victimes et, plus rares, des héros. En fait, le reflet de l’humanité entière.

Bruno Serrou

Michael H. Kater : Huit Portraits de compositeurs sous le nazisme. Traduit de l’anglais par Sook Ji et Martin Kaltenecker. Avant propos de Philippe Albèra. 441 pages. Editions Contrechamps, Genève, novembre 2011. 35 CHF. 28 €.

1 commentaire:

  1. Ce livre aborde un sujet qu'il va convenir d'aborder avec réalisme et sans tabous dans nos enseignements lors de présentation d'écoutes.
    Merci.

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