samedi 23 mars 2013

Salomé de Richard Strauss inaugure l’Auditorium de Bordeaux en configuration opéra brillamment dirigé par Kwamé Rayan avec la prise de rôle de Mireille Delunsch cliniquement mise en scène par Dominique Pitoiset



Bordeaux, Opéra national de Bordeaux, Auditorium, jeudi 21 mars 2013

 Richard Strauss, Salomé. Aude Extrémo (le Page), Roman Sadnik (Hérode), Mireille Delunsch (Salomé). Photo : (c) Opéra national de Bordeaux, DR

C’était le printemps, jeudi, à Bordeaux. Plus qu’ailleurs en France, peut-être. En effet, le soleil rayonnait sur la capitale des Ducs d’Aquitaine où la température était quasi estivale, avec vingt-deux degrés à l’ombre, les femmes étaient avenantes, bras nus, et printanières, tandis qu’était à l’affiche de l’Opéra une nouvelle production de Salomé de Richard Strauss qui inaugurait la fosse de la Salle Dutilleux et de ses mille quatre cent quarante places de l’Auditorium flambant neuf que la Ville vient d’offrir à son Orchestre National de Bordeaux-Aquitaine et à son Opéra, qui prévoit d’y donner un ouvrage mis en scène par an… 


Bordeaux, la façade de l'Auditorium, cours Georges Clémenceau. Photo : (c) Bruno Serrou, DR

 
Une Salle magnifique à l’acoustique généreuse, chaude et nette. Elle est en tout cas parfaitement adaptée à l’orgie orchestrale straussienne. Les musiciens ne peuvent de ce fait que se féliciter que leur directeur musical Kwamé Ryan ait insisté auprès des édiles pour que l’Auditorium soit doté d’une fosse pour les opéras à grands effectifs et aux scanographies plus ou moins simples à réaliser. Le bénéfice de cet ajout de dernière heure est évident. L’auditeur a en effet le sentiment de se trouver au sein-même de l’orchestre, tant chaque pupitre est clairement perçu, les sonorités entrant autant dans les oreilles que dans la chair. Ce qui change du magma sonore entendu avec ce même orchestre dans la même œuvre au Palais des Sports voilà dix-huit ans, sous la direction d’Alain Lombard avec Jeannine Altmeyer dans le rôle-titre dans une mise en scène par Iannis Kokkos... Je me souviens d’autant plus de cette soirée d’avril 1995 que, tandis que je chantonnais à l’issue de la représentation « Wie schön ist die Prinzessin Salome, heute Nacht », une voix puissante et grave lança en ma direction : « Ah, là, c’est un quart de ton en-dessous. » Me retournant, je vis que cette sentence émanait de rien moins que Régine Crespin, venue en spectatrice, tout sourire et me faisant un clin d’œil… 


Kwamé Ryan. Photo : DR

 
L’Orchestre National de Bordeaux-Aquitaine s’est avéré remarquable de cohésion, de moelleux, de fusion sonore. Ardent, étincelant, charnel, il s’est fait véritable être polymorphe, enrobant les chanteurs dans une aura sonore luxuriante et exaltant une sensualité toute orientale en phase avec cette partition de feu, soulignant la pathologie des personnages et ce qui est plus ou moins consciemment tapi dans leur âme et dans leur cœur. La phalange bordelaise n’a jamais couvert les chanteurs tout en restant toujours énergique et très présente, ne retenant à aucun moment son élan ni sa rutilance.

Richard Strauss, Salomé. Vue générale. Photo : (c) Opéra national de Bordeaux, DR

Kwamé Ryan, direction enflammée et conquérante instillant à la fois l’animalité, la sexualité, la poésie, l’amour halluciné, alternant profondeur, gravité et une dose d’humour bienvenue, dirigeant avec un sens du tragique et de la progression dramatique, suscitant à loisir des montées d'adrénaline singulièrement communicatives, laisse volontiers la bride sur le cou d’un orchestre qui en profite pour montrer ce dont il est capable, ici le meilleur, scintillant, brûlant jusqu'à la fusion.

 Richard Strauss, Salomé. Jean-Noël Briend (Narraboth), Aude Extrémo (le Page), Nmon Ford (Jochanaan), Mireille Delunsch (Salomé). Photo : (c) Opéra national de Bordeaux, DR

Fort cohérente, la distribution est dominée par l’extraordinaire Hérode du ténor autrichien Roman Sadnik, voix corsée, flexible, remarquable de constance et de naturel, campant un roi de Judée dépravé, lubrique, tortueux, visionnaire, couard mais élégant et autoritaire, laissant ainsi percer une certaine noblesse. Avec son chaud mezzo, Hedwig Fassbender, formidable comédienne, est une effrayante Herodias, digne égale de son époux. Chez ces deux authentiques chanteurs-acteurs, la diction est parfaite, chaque mot pesant son juste poids. En revanche, Jochanaan est trop d’une pièce, forçant continuellement le trait et sa voix est tonitruante, sans nuances. Cela dit, son âpreté et son insensibilité obstinée sont en phase avec ce que voyait Richard Strauss du Baptiste, dont il trouvait le comportement stupide. « En écrivant Salomé, confiait-il à Stefan Zweig, je voulais faire du brave Jean-Baptiste plus ou moins un bouffon : pour moi, un homme qui prêche ainsi dans le désert et qui par surcroît se nourrit de sauterelles, a quelque chose d’indescriptiblement comique. Et c’est seulement parce que j’avais déjà persiflé les cinq juifs et copieusement caricaturé le père Hérode que j’ai dû me limiter pour le Baptiste, selon les lois du contraste, au ton philistin et maître d’école de quatre cors. » Excellent quintette des Juifs (Eric Huchet, Vincent Delhoume, Xavier Mauconduit, Vincent Ordonneau et Antoine Garcin), très bons Nazaréens (Roger Joakim et Pierre Guillou), cappadocien (Pascal Wintzner) et soldats (Thomas Dear et Jean-Vincent Blot). Donnant le ton de l’œuvre entière, le Narraboth de Jean-Noël Briend, mâle et incandescent, émeut, et le page d’Aude Extrémo est généreux et empressé. 


 Richard Strauss, Salomé. Hedwig Fassbender (Herodias), Mireille Delunsch (Salomé), Roman Sadnik (Hérode). Photo : (c) Opéra national de Bordeaux, DR

Reste la blonde fille d’Hérodias… Pour sa première Salomé, Mireille Delunsch ne craint pas la prise de risques, se laissant porter sans réserve par la puissance et la densité alambiquée de la nubile princesse de Judée, qui, selon le metteur en scène Dominique Pitoiset, aurait déjà été abusée par son beau-père Hérode - ce qui va a l’encontre de la pièce d’Oscar Wilde et de son adaptation par Strauss qui dépeignent la jeune princesse de seize printemps comme pubère, état qui, psychanalytiquement parlant, expliquerait son comportement face au prophète, son désir et sa volonté farouche de pouvoir « jouir » de sa tête coupée. La soprano française s’engage peut-être à l’excès dans le rôle, au risque de susciter des décalages avec l’orchestre, pressant les tempos, absorbant notes et mots, au point d’apparaître incompréhensible. La voix est charnue et claire, mais le vibrato est parfois un peu large. Si physiquement elle n’a pas l’âge du rôle, elle en a la fraîcheur vocale et ne force jamais la voix ni ne détimbre.


 Richard Strauss, Salomé. Mireille Delunsch (Salomé). Photo : (c) Opéra national de Bordeaux, DR

Faute de dessous de scène, ce n’est pas dans un décor avec citerne que Dominique Pitoiset place l’action de Salomé. Celui que le metteur en scène scénographe français a conçu fait penser à un film de James Bond ayant pour cadre la région bordelaise et dont une scène se situerait dans une cave vinicole hyper-stérilisée, le vin (le sang) gouvernant le drame entier. Le décor est constitué de trois énormes cuves métalliques de vin, la centrale contenant Jochanaan, toutes étant alignées et adossées contre un mur de carrelage immaculé renvoyant à la fois à une morgue, à un atelier et à un laboratoire vinicole où se concentre l’action entière, avec chaises, canapé, tables Ikea. Au-dessus des cuves, un praticable débouchant sur des escaliers enchâsse ces dernières. Sur le plateau, dès avant le début de l’action, les inévitables soldats porteurs de kalachnikov arpentent les lieux. On comprend ainsi immédiatement que la tragédie se passe de nos jours dans une dictature du Moyen-Orient d’avant la révolution arabe. La danse des sept voiles se déploie tel un cauchemar dans la tête délirante d’Hérodiade qui en vomit tout son festin tandis qu’elle se trouve seule sur le plateau en compagnie du page-soldat, alors qu’une vidéo projetée sur le praticable au-dessus des cuves montre Hérode forçant Salomé et la poursuivant dans le décor baroque du hall, du grand escalier et du foyer du Grand-Théâtre de Bordeaux, ce qui crée un violent contraste avec la simplicité clinique du décor vu en direct. 

Bruno Serrou

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