vendredi 31 mai 2013

Un prégnant chef-d’œuvre de la fin du XXe siècle, Scardanelli-Zyklus de Heinz Holliger, a tétanisé le public de la Cité de la musique

Paris, Salle des concerts de la Cité de la Musique, jeudi 30 mai 2013

Heinz Holliger (né en 1939). Photo : DR

Il est des rendez-vous qu’il ne faut surtout pas manquer. Le concert donné hier dans la grande salle de la Cité de la Musique en ouverture du Festival ManiFeste 2013 de l’IRCAM, était de ceux-là. Certes, l’œuvre programmée, Scardanelli-Zyklus de Heinz Holliger qui occupe à elle seule toute une soirée, ne s’adressait pas à tous les publics, et même celui qui était convaincu de l’importance du moment dont il allait être le témoin, aura eu du mal à en mesurer la portée s’il ne s’était pas préparé à l’imaginaire de son auteur et à l’incroyable dimension de la partition, d’une richesse et d’une densité inouïes. Aussi, convient-il de saluer France Musique qui a pris l’initiative de retransmettre en direct ce concert exceptionnel, puisque, en vingt-deux ans, ce n’aura été que troisième exécution à Paris de cette partition de deux-heures-et-demi sans entracte : en 1991, à l’Opéra-Comique par Aurèle Nicolet, les London Voices et l’Ensemble Modern dirigés par Heinz Holliger (1) dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, et en 2003 Cité de la Musique par l’Ensemble Intercontemporain et Sophie Cherrier déjà également dirigés par Heinz Holliger, mais avec le chœur Accentus.

Depuis 1968 et avec « h » pour quintette d’instruments à vent et Dona nobis pacem pour voix, Holliger a renoncé à l’esthétique du contrôle de la hauteur absolue, pour travailler avec des effets sonores et des éléments phonétiques comme matériau compositionnel. Tout comme il a repoussé les limites de son instrument, le hautbois, Holliger, dans sa propre musique, ne cesse d’aller jusqu’aux extrêmes des états physiques et psychiques, aux confins de la souffrance et de l'éblouissement, selon la formule du musicologue éditeur suisse Philippe Albèra (2). La création de Holliger est un acte de résistance vis-à-vis du temps, présent et à venir, mais non dénué de l’espoir d’un affranchissement, d’un élan vers l’inconnu et le désir d’un ailleurs. L'imagination sonore la plus inouïe et les idées les plus radicales, étayées par une maîtrise éblouissante, fondent ainsi l’une des démarches les plus fortes et singulières de la musique d’aujourd’hui. 

Friedrich Hölderlin (1770-1843)

Placée sous le sceau de la mort, omniprésente et fatale, Scardanelli-Zyklus est une œuvre sans commencement ni fin. Elle ne comporte aucun point culminant, rien qui soit visé comme un sommet ou un point d'aboutissement, qui ressemble à une introduction ou à une coda, à un développement, à une réexposition, à un dénouement. De forme circulaire, elle échappe aux caractéristiques d’une dramaturgie classique se déployant pendant cent cinquante minutes dans son caractère d’inexorabilité et d’immobilité, tel un rituel, le temps se pétrifiant. Il s’agit en fait d’un long monologue qui amalgame les images du réel, du souvenir, et de ce qui n'est pas encore. Constitué de cercles, celui des saisons exposé trois fois, Die Jahreszeiten composées en 1975, auxquels s’ajoutent celui de (t) air (e) pour flûte solo - l’instrument dont jouait Hölderlin - de 1980 (lire taire, air et te) qui conduit aux limites physiologiques de l’interprète, et Übungen zu Scardanelli pour flûte, orchestre de chambre et quatre à cinq voix de femmes ad libitum ajoutés en 1985, et Ad marginem inspirée d’un tableau de Paul Klee pour petit orchestre et bande qui joue des extrêmes de la perception auditive, Scardanelli-Zyklus est comme un journal intime sonore, une musique qui « exprime une sorte de rigidité, proche de la paralysie » (Holliger). 

La tour où vécut Friedrich Hölderlin sur les bords du Neckar à Tübingen (Souabe) les quarante dernières années de sa vie. Photo : DR

Le « Cycle de Scardanelli », l’un des noms que Friedrich Hölderlin (1770-1843) se donnait à lui-même alors qu’il se cachait sous le masque de la folie et vivait enfermé dans sa tour à Tübingen pendant les trente-six dernières années de sa vie, y écrivant des poèmes presque exclusivement centrés sur les saisons qui a pris quasi dix ans (1975-1985) à Holliger, qui l'a retravaillé et complété jusqu’en 1995, tient de ce singulier attrait, puisqu’il se fonde sur des textes du poète allemand. Mais le musicien suisse ne s’attache à mettre en musique que des textes et des poèmes de la dernière période, celle de la folie, de l’homme meurtri enfermé dans sa tour, qui n’ont pas le fini et la musique interne de ceux des périodes qui ont précédé (à l’instar de ce qu’il fera avec Paul Celan, dont il n’utilise que des bribes de phrases, car mettre en musique de tels poèmes n’est pas les servir, tant ils ont leur propre musicalité). Chaque partie est ponctuée par le chef, qui, dos au public, expose de sa voix les titres du morceau qui va suivre ainsi que les dates fantaisistes octroyées par Hölderlin à ses textes. L’œuvre en son ensemble exprime une solitude et une magie d'une angoisse absolue exaltées par des sonorités des plus glaciales, exposées de façon le plus souvent susurrées dans un nuancier à l’ambitus flottant comme figé entre forte et pianississimo.  

Le Choeur de la Radio lettone. Photo : DR

Encore dirigée hier avec un monceau de partitions disposé sur le pupitre du chef, l’œuvre étant pour le moment imprimée en parties séparées, par mouvement, ensemble instrumental et chœur, Scardanelli-Zyklus a acquis sa forme et son ordre définitifs, ce qui va permettre à Schott de publier enfin le conducteur de l’œuvre entière en un seul volume. Jusqu’à présent, le cycle pouvait commencer sur n’importe laquelle des saisons. L’édition de cette forme définitive devait être concrétisée pour le concert donné hier par l’Ensemble Intercontemporain et le Chœur de la Radio lettone, mais elle n’a pu être prête dans les temps. Bien qu’il m’eût déclaré vendredi dernier à Sarrebruck diriger cette version ultime, il m’est une semaine plus tard impossible d’affirmer que tel a bien été le cas, considérant le fait que l’ordre publié dans le programme a été modifié au dernier moment… L’axe de l’œuvre telle que donnée hier est le choral à 4 Eisblumen (Fleurs de givre) fondé sur un choral extrait de la cantate Ich will den Kreuzstab gerne tragen BWV 56 (Je porterai volontiers la croix) de Jean-Sébastien Bach, page sublime où quatre instruments dans l’aigu ponctuent le chant de huit voix de femmes en mouvement homophone. « L'œuvre est comme un journal, convient Heinz Holliger, et chaque pièce en est l’une des feuilles. Toutes sont extrêmement statiques, il n'y a pas d'éléments gestuels ou dramatiques. La seule obligation consiste à jouer au moins un cycle des saisons mais on peut commencer avec n'importe laquelle. Il faut aussi que les commentaires instrumentaux ne suivent pas l’original vocal, pour qu’il y ait toujours des enchevêtrements. Mais les interprètes choisissent leur propre dynamique, leur propre conception d’ensemble. On pourrait d’ailleurs échanger les poèmes en conservant la même musique : j'ai évité de me placer à l’intérieur du climat et de la pensée propres à un poème spécifique. Je me suis plutôt attaché à ce qui ressort de l’ensemble de ces poèmes, comme si le verbe poétique accompagnait le discours sonore. » Il est possible de jouer tout ou partie des pièces de l’œuvre. Ainsi, la structure évolutive des trois cycles de saisons correspond à la structure simultanée des trois cercles enchevêtrés. La liberté laissée aux interprètes n’a cependant rien à voir avec le concept d’œuvre ouverte ou aléatoire, car elle est articulée par une écriture rigoureuse, chaque pièce reposant sur des principes extrêmement élaborés qui tendent moins pourtant à une construction qu'à un épuisement des structures (2).

Sophie Cherrier (flûte solo). Photo : Ensemble Intercontemporain, DR

Œuvre complexe à écouter et extraordinairement bouleversante tant elle interroge l’auditeur jusqu’au plus profond de son être, jusqu’à en exalter la douleur secrète à la façon d’une psychanalyse, au point que au fur et à mesure du concert une soixantaine d’auditeurs ont quitté la salle, Scardanelli-Zyklus a constitué hier pour beaucoup une véritable révélation. Sophie Cherrier a tenu avec une maîtrise extraordinaire la difficile partie de flûte, assumant avec une aisance confondante de la diversité des registres de jeu, de clefs, de souffle, de tenue et de retenue de l’écriture infiniment virtuose mais toujours maîtrisée de Holliger, inventeur de techniques que tous les compositeurs exploitent aujourd’hui. Souvent sollicité en soliste, et plus rarement en tuttiste, l’Ensemble Intercontemporain a rendu hommage par sa vélocité à l’écriture inventive, rythmiquement et techniquement extraordinairement exigeante par sa retenue et son inventivité, répondant avec tact extrême et offrant au compositeur chef d’orchestre qui le dirigeait une palette de couleurs d’un velouté d’une beauté confondante. Mais c’est surtout le Chœur de la Radio lettone qu’il convient de saluer, avec ses magnifiques voix de femmes, aux aigus d’airain qui ont instillé une dimension surhumaine aux cris suscités par la mort, tout en imposant une homogénéité parfaite dans les tutti et les répons, interprétant cette musique ardue et hardie avec une facilité et un naturel confondants, comme s’il s’agissait d’une œuvre du répertoire courant. Une soirée comme il en est peu et qui restera gravée dans la mémoire des privilégiés qui en étaient et qui ont su rester jusqu’au bout, tant il s’avère qu’il y a un avant et un après l’audition de cette œuvre gigantesque.

Bruno Serrou


1) Cette version a fait l’objet d’un enregistrement avec les mêmes interprètes publié chez ECM New Series/Universal Classics (2CD 1472/1473 437 441-2)

2) Heinz Holliger et Philippe Albèra : Entretiens, textes, écrits sur son oeuvre (Nouvelle édition augmentée). Editions Contrechamps (Genève), 32,45 euros

jeudi 30 mai 2013

Christoph Eschenbach et Matthias Goerne imposent à Paris l’une des symphonies les plus bouleversantes de la seconde moitié du 20e siècle, la 9e «Gesangszene» de Karl Amadeus Hartmann

Paris, Salle Pleyel, mercredi 29 mai 2013

Christoph Eschenbach. Photo : DR

Programme d’une gravité hors du commun cette semaine à l’Orchestre de Paris, avec deux œuvres des plus douloureuses et pessimistes d’autant de compositeurs, l’un allemand l’autre russe, nées dans des contextes différents mais tout aussi désespérés, universel pour l’un, la Symphonie n° 9 « Gesangszene » (Scène chantée) de Karl Amadeus Hartmann (1905-1963), personnel pour l’autre, la Symphonie n° 5 de Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893).


Karl Amadeus Hartmann (1905-1963). Photo : DR

Les compositeurs jugés non-aryens n’ont pas été les seules victimes de la vindicte des sbires du IIIe Reich. Il suffisait aussi d’être jugé comme porteur d’un langage « élitiste », complexe ou estimé incompréhensible pour être voué au silence, à l’interdit, voire à la disparition pure et simple. Certains choisirent de s’exclure d’eux-mêmes de la vie artistique, se condamnant au silence, et n’apparaissant plus en public. S’il s’en est trouvé pour fuir la terre natale, c’est principalement parmi les interprètes, notamment la famille Busch ou Erich Kleiber, les compositeurs non-juifs attendant plus longtemps, à l’instar de Paul Hindemith.

Mais si d’aucuns sont restés, essayant avec plus ou moins de réussite à se faire jouer, les médiocres se sont imposés, jouant la carte du nouveau régime, qui n’avait d’autre choix que de les faire travailler pour cause d’éradication systématique des meilleurs éléments. Seule exception, Richard Strauss, figure emblématique du compositeur allemand vivant universellement célébré, contrairement au besogneux Hans Pfiztner, son exact contemporain, ou à l’opportuniste Carl Orff, encore jeune mais politiquement engagé dans un processus qui ne l’honorera guère et dont la musique primitive et aux instincts tribaux allait s’imposer au monde au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Peu sont partis, et si Webern est resté, bien difficile de parier sur ce qu’aurait fait Berg s’il avait vécu l’Anschluß. C’est pourquoi le cas d’espèce que constitue chez les compositeurs Karl Amadeus Hartmann reste un modèle de comportement humain face à la barbarie. Né le 2 août 1905 à Munich, où il mourra le 5 décembre 1963, travailleur lent et consciencieux, il se retira de la vie musicale pendant les années de guerre, avant de ré-émerger pour fonder les célèbres séries de concerts Musica Viva dans sa ville natale, dans le but de faire connaître la musique contemporaine, tout en développant sa propre création, avec ses racines chez Bartók et la Seconde Ecole de Vienne. Elève de Joseph Haas, Hermann Scherchen et, brièvement, d’Anton Webern (1942), marqué par l’héritage de Max Reger, Gustav Mahler et Alban Berg, Hartmann a résisté au dodécaphonisme pour cultiver un style hautement personnel et profondément expressif, d’une force irrésistible et d’une grande intériorité.

Ce grand symphoniste reste, un demi-siècle après sa mort, encore méconnu hors d’Allemagne. Pourtant, musicien engagé, il a joué un rôle essentiel dans la vie musicale de son pays. Pacifiste dans l’âme, sa pensée se trouve concentrée dans son unique opéra Simplicius Simplicissimus, composé en 1934-1935 d’après le texte éponyme de Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen (1622-1676) qu’il révisera en 1955 et dont il donnera la création à Mannheim en 1956 sous son titre définitif de Simplicius Simplicissimus Jugend. Hartmann haïssait tous les extrémismes, aussi bien le nazisme que le communisme. Pourtant, même pendant la guerre, il ne quitta pas Munich. En novembre 1923, il avait été le témoin du putsch manqué de Hitler et de son court séjour dans les geôles de la métropole bavaroise, puis de la montée inéluctable du nazisme. A propos de l’arrivée de Hitler au pouvoir, il écrira : « En cette année 1933, je me suis dit que la liberté serait victorieuse, même si nous devons être anéantis… » Ce qui témoigne de la volonté de résistance de Hartmann affirmée dès les premiers instants de la dictature qui ne faiblira jamais. Une résistance d’autant plus admirable qu’elle sera vécue de l’intérieur. Dans sa création convergent des musiques condamnées par le régime nazi, chants hébraïques, hymnes révolutionnaires bolchéviques, dans le Concerto funèbre, des thèmes et des motifs recueillis chez Gustav Mahler, Alban Berg ou Anton Webern. C’est de cette façon qu’il a rendu hommage plusieurs fois à un musicien que son engagement pour la paix a conduit à l’exile, Béla Bartók.

L’Orchestre de Paris aura finalement été la seule phalange symphonique à rendre hommage à ce grand compositeur bavarois à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, en inscrivant à son répertoire son œuvre ultime qu’il laissa inachevée à sa mort, la Gesangszene pour baryton et orchestre, qui constitue sa neuvième symphonie. Hartmann a porté son dévolu pour ce bouleversant monologue de plus de vingt-cinq minutes sur des extraits traduits en allemand de Sodome et Gomorrhe que le dramaturge français Jean Giraudoux (1882-1944) écrivit pendant l’Occupation et qui sera la dernière pièce créée de son vivant, tandis que Hartmann n’entendra jamais sa propre partition.

Commencée en 1962, au début de la guerre froide dans la vision apocalyptique de Giraudoux, qui suggère la folie démoniaque qui habite tous les bâtisseurs d’empires qui n’apprennent jamais les leçons de leurs prédécesseurs, la Gesangszene reflète les constantes préoccupations de Hartmann face à la folie des hommes de bâtir un empire. Hartmann avait résisté au régime nazi dans les années 1930 et 1940, et avait été témoin du développement d'autres violences. La dernière strophe, restée sans musique à la mort de Hartmann, est parlée a capella. L’œuvre a été créée à Francfort le 12 Novembre 1964, quelques mois après la mort de Hartmann, par Dietrich Fischer-Dieskau, pour qui la Scène chantée a été écrite, et l'Orchestre de la Hessischer Rundfunk sous la direction de Dean Dixon. Hartmann a construit son livret à partir du Prologue et de la deuxième scène de l’acte I, en excluant toute référence aux personnages du drame afin de donner à la tragédie du couple une dimension universelle, d’une humanité entière qui dévaste les trésors de la nature, mal mortel des empires, dont les maléfices font qu’il ne subsiste rien si ce n’est la faillite, un visage d’enfant crispé par la famine, une femme folle qui hurle, et la mort. L’œuvre se conclut sur les paroles terrifiantes lancées dans le vide, « C’est une des fins du monde ! La plus déplorable de toutes ! » 


Matthias Goerne. Photo : DR

Négligée pendant des années, cette œuvre bouleversante s’impose depuis peu, grâce notamment  Matthias Goerne. C’est donc tout naturellement que l’Orchestre de Paris a fait appel au grand baryton allemand pour l’entrée de l’œuvre de Hartmann à son répertoire. D’autant plus que ce concert était confié à son ancien directeur musical, Christoph Eschenbach, partenaire privilégié de Goerne dans le lied. Transfiguré par la présence des deux artistes allemands, la phalange parisienne a donné de la Gesangszene une interprétation hallucinante, d’une violence exacerbée, d’une urgence impitoyable. Un cri de douleur effroyable, trahissant une véritable déchirure de l’âme. Goerne incroyable de douleur, littéralement habité par le propos de Giraudoux, se battant contre la furia de l'orchestre dont il est sorti incroyablement vainqueur, émergeant sans faillir de ce flot tempétueux proche de l'ouragan. Le silence dans lequel se sont éteintes les dernières phrases dites alors que l'orchestre s’est tu à l'endroit où est mort Hartmann par un Goerne tordu de douleur lançant un appel qui reste éperdument dans le vide, Eschenbach laissant la baguette de chef tendue un long moment au bout de sa main droite, scotchant d’effroi un public qui découvrait l’œuvre.


Piotr Ilyitcch Tchaïkovski (1840-1893). Photo : DR

Beaucoup plus fréquentée, appartenant même au répertoire symphonique le plus populaire, la Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64 (1888) de Tchaïkovski donnée en seconde partie de programme a donné une unité réelle au concert. Le « destin » « sans espoir » que le compositeur peint dans cette partition est tout aussi sombre que celui de la plainte de Hartmann. Christoph Eschenbach en a donné une interprétation tendue comme un arc, sans répit ni respiration entre les mouvements, saisissant ainsi l’auditeur et les musiciens de l’Orchestre de Paris à la gorge. Virtuosité de l'orchestre, direction exaltée et exaltante, autant pour l'orchestre, qui a répondu avec force et conviction, que pour le public, cloué dans son siège. Dans le mouvement lent cependant, les arêtes se sont avérées un peu trop vives, ce qui n’est assurément pas un défaut, car cela a allégé l’œuvre de tout pathos. A souligner, de splendides solos de cor, basson, des deux clarinettes, de magnifiques traits d’altos et de violoncelles, précis dans la rythmique souvent complexe à réaliser.

Bruno Serrou


Heinz Holliger, l’un des musiciens les plus talentueux de notre temps, est l’invité du ManiFeste 2013 de l’IRCAM

Heinz Holliger (né en 1939). Photo : DR

Heinz Holliger est l’un des musiciens les plus passionnants de notre époque (1). Rencontré à Sarrebruck le 24 mai à l’issue d’une répétition d’un concert avec la Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken Kaiserslautern réunissant ses lieder de jeunesse et des pages de ses amis Görgy Ligeti, qui aurait 90 ans ce 29 mai, et Witold Lutoslawski, dont on célèbre cette année le centenaire de la naissance, Holliger est un être captivant. Hautboïste virtuose, chef d’orchestre réputé, son œuvre de compositeur est un acte de résistance à l’égard du temps présent mû par l’espoir d’une émancipation et la quête de l’inconnu. « Ma relation à la musique est telle, dit-il, que je cherche toujours à aller jusqu’au bout. » Ce qui fascine en effet chez Holliger est un imaginaire sonore inouï associé à des idées radicales, le tout affermi par une écriture éblouissante. Compositeur, interprète, pédagogue, Holliger est aussi un citoyen engagé dans le combat contre les injustices. En cela, il est proche d’un autre compositeur suisse, Klaus Huber, à qui le lie une spiritualité partagée, une même lucidité face à la vie et à la mort.

Né non loin de Berne en 1939, universellement célébré comme hautboïste - il a enregistré trois cents disques et créé plus d'une centaine d'oeuvres -, il a donné au hautbois de nouvelles techniques de jeu, avant d’étendre ses recherches à d’autres instruments en matière d’émission du son et de respiration. Elève à Berne de Sándor Veress, disciple de Bartók, puis à Bâle de Boulez, dont il est proche, mordu de Schumann, il associe sérialisme et rigueur de l’écriture, où l’art du contrepoint du premier s’allie à la sensibilité harmonique du second, au lyrisme d’un Schumann et d’un Berg, comme en témoignent ses choix littéraires, de Georg Trakl, Friedrich Hölderlin et Nelly Sachs à Robert Walser et Samuel Beckett. « Lorsque je compose, certaines choses jaillissent sans que rien n’ait été préparé, D’autres sont longuement muries. Puis j’écris rapidement. L’œuvre est déterminée dans ma tête jusqu'en ses moindres détails mais je renonce souvent à une forme prédéterminée. J’aime la combinaison des temps mobile et immobile, mais je ne supporte pas le temps de l’horloge - le comble pour un Suisse. »

Il a fallu dix ans à Holliger pour composer son cycle des saisons Scardanelli Zyklus. Cette grande pièce pour flûte, ensembles vocal et instrumental, est une œuvre somptueuse que Holliger dirige jeudi à Paris en ouverture du festival ManiFeste de l’IRCAM. « Je n’ai choisi que des textes de la dernière période de Hölderlin, celle de l’homme meurtri enfermé dans sa tour à Tübingen. Ce cycle est comme un journal, mais sans éléments dramatiques. Le chef choisit sa propre dynamique, sa propre conception d’ensemble. Sa seule contrainte est de jouer au moins un cycle des saisons, mais il peut commencer sur n’importe laquelle. » Autres pièces de Holliger présentées par le festival, des pages pour piano par Jean-Frédéric Neuburger (1/06) et deux créations françaises par Anu Komsi et  Exaudi (30/06). 

Bruno Serrou

30/05-30/06. Rés. : 01.44.78.12.40. http://manifeste2013.ircam.fr. A noter la création de l’opéra Aliados de Sebastian Rivas (15-19/06) Théâtre de Gennevilliers et un portrait du compositeur Yan Maresz (6, 19/06).

1) Cet article est paru dans le quotidien La Croix daté mardi 29 mai 2013


mercredi 22 mai 2013

Le grand compositeur français Henri Dutilleux est mort


Henri Dutilleux (1916-2013)

Mort ce mercredi 22 mai 2013 à l'âge de 97 ans, jour du deux centième anniversaire de la naissance de son aîné Richard Wagner, Henri Dutilleux a rejoint le « Monde lointain » qu’il a si admirablement chanté en 1970 dans le concerto pour violoncelle qu'il avait composé pour Mstislav Rostropovitch. « S’il n’y avait qu’une seule œuvre qui me survive, j’aimerais que ce soit celle-là, me disait-il en 1995. Elle est liée à une part de ma vie. C’est aussi la forme, l’élan général, l’impulsion, le climat. J’y reste attaché parce qu’elle m’a envoûté longtemps après sa création. En outre, elle a beaucoup de pouvoir sur le public, bien qu’elle se termine "à la manière d’un enfant qui se prend pour une grande personne", puisqu’elle n’a pas de fin, restant en pointillé. Ce qui est difficile à assumer pour le soliste, mais cela porte très loin. » 

Jusqu’à la fin, Henri Dutilleux se sera montré toujours actif. Enchaînant les œuvres nouvelles qu’il composait dans son atelier de l’île Saint-Louis jouxtant son domicile parisien, entouré de ses livres et des manuscrits des grands artistes de notre temps, et dans sa maison de campagne des bords de Loire en Anjou, et alors même qu’il était jusque dans les années 1990 un compositeur peu fécond tant il était exigent envers lui-même, il n’a cessé les vingt dernières années de sa vie de répondre aux commandes venant du monde entier. 

En février dernier, trois mois avant son décès, Henri Dutilleux avait reçu devant la presse réunie à Radio France des mains d'Esa-Pekka Salonen et d'Anssi Kartunen l'enregistrement paru chez Deutsche Grammophon de son concerto pour violoncelle Tout un monde lointain, de ses Correspondances et de son The Shadows of Time (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/02/cd-henri-dutilleux-recu-pour-ses-97-ans.html). 

Pour rendre hommage à cet être d'exception, et en attendant la parution de la grande monographie que lui consacre mon confrère collaborateur du quotidien Le Monde Pierre Gervasoni chez Actes Sud (1), je prends l'initiative de publier ci-dessous l'interview qu'il m'avait accordée en décembre 1995, dans la perspective de son quatre-vingtième anniversaire.

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Entretien de Bruno Serrou avec
Henri DUTILLEUX
Compositeur

Bruno Serrou: Que pensez-vous du fait que l’on dise à votre propos que, si vous n’appartenez à aucune chapelle, c’est une façon de vous acheter une conduite ; vous assistez aux concerts de tout le monde, car ainsi vous ne vous mettez mal avec personne ?
Henri Dutilleux: Je n’ai jamais lu cela... Mais je n’assiste pas aux concerts pour cette raison. J’y vais parce qu’il faut s’intéresser intensément à la jeune musique. Parfois, je suis attiré par ce que font des chefs que je connais. J’y vais donc essentiellement pour m’informer. Je reproche à certains de mes confrères de ne pas aller au concert, même ceux des milieux officiels. C’est bien d’y aller... Je ne suis pas le Gustave Samazeuilh d’aujourd’hui, qui allait beaucoup plus que moi au concert. C’était sympathique de sa part. Mais j’y vais surtout par curiosité. Ces compositeurs que je vais entendre m’apportent toujours quelque chose. Je refuse parfois leur musique, mais ne le leur dis pas trop. Mais, tout de même, ce qui compte le plus pour moi c’est être à ma table de travail le plus souvent possible. Parce que l’on pourrait croire que je ne suis jamais dans mon travail. Mais je vous assure que je lutte pour me réserver des périodes de continuité. Ce qui me manque en ce moment, parce que je voyage beaucoup. J’ai passé deux mois à Tanglewood, et c’était fort passionnant. Et au Canada.

BS: Qu’y avez-vous fait ?
HD: Quoique organisé à l’occasion de mon quatre-vingtième anniversaire, j’ai demandé à participer aux master classes de Tanglewood avant, parce que ce côté rituel, je n’aime pas trop ça. Ce qui revient hélas pour chacun de nous à partir d’un certain âge. Au Canada, j’étais invité à Toronto par Jukka Pekka Saraste qui dirige merveilleusement l’orchestre de la ville, et à Ottawa. J’arrivais à Toronto pour les répétitions et assistais aux concerts d’un véritable petit festival qui m’était dédié. Ils n’ont pas tout joué, mais tout de même beaucoup d’oeuvres. On m’a demandé de présenter ma musique avant chaque concert. Il y a le pré-concert et le post-concert, tout ça en anglais ! Cela a tout de même duré dix jours. Avec beaucoup d’explications. Mais c’est ainsi que l’on cultive un public. Je suis néanmoins très réservé là dessus. Je l’étais déjà à l’époque des Jeunesses musicales. J’estime qu’un compositeur doit rester de son côté. Il faut avoir la position de l’auteur dramatique qui ne vient jamais saluer à la fin des représentations, mais reste derrière le rideau à attendre, fébrile, le verdict du public. A Tanglewood, Ozawa m’a invité à cette sorte de grande université d’été... Mais on parle trop de mon anniversaire ! On sait à peu près tout ce que j’ai fait. On n’imagine peut-être pas ce que je souhaiterai encore faire, que j’espère avoir encore du temps devant moi et, surtout, la force de travailler encore...

BS: N’avez-vous jamais envisagé de tenir une chronique dans la presse ?
HD: J’ai écrit de part et d’autre. Je n’ai pas approfondi autant l’écriture que certains de mes confrères, mais on peut réunir quelques textes dans lesquels on perçoit mes orientations. Certains proviennent de mes cours, qui sont plus ou moins improvisés. Par exemple, quand j’étais au Centre Acanthes en 1980, j’ai partagé cette cession avec Witold Lutoslawski pendant une quinzaine de jours. C’était très dur. C’est un petit Tanglewood, et là j’avais travaillé un certain nombre de choses pour avoir des notes sous les yeux, tout en improvisant beaucoup. Il faudrait donc un peu développer, et surtout reprendre le tout dans un style écrit.

BS: Et ces jeunes compositeurs dont vous allez écouter les créations, les fréquentez-vous ?
HD: J’en connais beaucoup. On ne sait jamais, il peut y avoir un grand parmi eux. Quand je ne connais pas un nom, je vais au concert. Jacques Lenot avait disparu de la circulation parce qu’il travaille beaucoup, je suis allé à son concert, malgré les grèves. Il y a chez lui cette imagination foisonnante qui me séduit. C’est un tempérament qui m’intéresse. Il y en a d’autres, très différents. Des gens comme Philippe Manoury, qui travaille à l’Ircam. J’aime bien entendre ce qu’il fait, bien que je ne connaisse rien à l’informatique dont il se sert, alors que, pour ma part, je compte beaucoup sur l’écrit, le graphisme.

BS: C’est à dire qu’une partition doit être belle à regarder avant d’être jouée?
HD: Et puis une partition parle en elle-même. Il existe des rapports absolument évidents entre le monde sonore, le graphisme, et surtout, l’écrit, le crayon, la gomme. J’ai une petite collection d’autographes, par exemple Maurice Delage qui m’a offert cette page de Stravinsky extraite de la Lyrique japonaise, et une autre de Ravel, venue d’Une barque sur l’Océan.

BS: Vous êtes, comme Bernd Aloïs Zimmermann, entre deux générations, après celle de l’Ecole de Vienne, et avant celle de 1925. Vous avez eu vingt ans en 1936, donc au plein coeur du Front populaire. En gardez-vous des souvenirs ?
HD: J’étais dans la filière officielle du Conservatoire de Paris, avec le Prix de Rome en perspective. J’étais dans la classe d’Henri Busser, que j’appréciais. Il y avait aussi à l’époque Paul Dukas, mais il est mort en 1935. Dukas n’encourageait pas du tout ses disciples à se présenter à des concours comme le Prix de Rome qu’il considérait comme un vestige du XIX° siècle, uniquement orienté vers l’opéra.  – cela a changé grâce à André Malraux. J’ai un petit peu participé à cette réforme. – Je suivais donc cet enseignement. Puis la guerre est arrivée, ce qui a provoqué une véritable cassure. J’aurais dû passer quatre ans à Rome. J’y suis resté à peine quatre mois. C’était le régime mussolinien, le fascisme. La fin de la guerre d’Espagne y a été fêtée de façon très indécente. Du coup, je me suis réfugié à Florence... avant de renter à Paris. Je me suis rendu compte de mes lacunes – j’en ai encore de nombreuses !... mais j’ai fait des progrès, du moins je me permets de le croire -, mais à l’époque j’en avais beaucoup... Par exemple nous n’avions pas au Conservatoire de classe d’analyse. C’est Claude Delvincourt qui en a pris l’initiative. Outre Olivier Messiaen, il y a eu d’excellents cours, comme ceux de Jean Gallon, de Maurice Emmanuel que l’on redécouvre. On se rend compte qu’il n’y a pas en lui seulement le musicologue. C’est Emmanuel qui a fait prendre conscience, notamment à Messiaen, de l’existence des modes grecs. Je fréquentais ces classes, mais avec le recul je regrette de ne pas y être resté plus longtemps. Quand j’ai été démobilisé, en septembre 1940, j’ai beaucoup médité, et j’ai fait à Paris comme beaucoup à cette époque : il fallait vivre. Je donnais des leçons, faisais travailler des chanteurs ; j’ai aussi été répétiteur de la classe de chant quand le Conservatoire a repris ses activités. Je suis un mauvais pianiste, mais je joue les chorals de Bach par coeur, peux réduire mes partitions, même si ma femme, Geneviève Joy, m’aide beaucoup, car c’était sa spécialité.

BS: Pendant la guerre vous êtes donc à Paris, où vous donnez des cours...
HD: J’ai même été à l’Opéra pour un remplacement qui a duré trop peu de temps. J’y ai participé à la création française du Palestrina de Hans Pfitzner, que je n’aimais pas. C’était une oeuvre trop sérieuse ! C’est du beau contrepoint, c’était dur, et c’était en plus imposé par l’occupant allemand. Il y avait beaucoup d’évêques sur scène. C’était loin d’être nul, mais je n’aimais pas cette musique. On comprend, quand on la connaît, les querelles qui ont opposé Pfitzner et Berg, spécialement à propos d’une analyse de pièces de Schumann. Mais il savait écrire ! Je me faisais un peu chahuter par les choeurs de l’Opéra, parce que je n’étais pas toujours irréprochable. Comme je n’étais pas un très bon pianiste, j’ai connu des moments un peu difficiles. Par ailleurs, je faisais des transcriptions, des arrangements pour des cabarets, j’ai même orchestré du Chopin pour les boîtes à soldats. Et j’ai donné quelques leçons d’harmonie, de fugue. J’ai aussi potassé les traités que je n’avais pas eu le temps de travailler jusque là. Je donnais des cours privés. Je n’ai jamais enseigné au Conservatoire... J’aurais pu y être à un certain moment mais... Non, j’ai fait de l’enseignement à ma manière à l’Ecole normale de musique, mais beaucoup plus tard. Et puis la Libération est intervenue. C’est d’ailleurs à cette époque là que j’ai écrit deux sonnets de Jean Cassou, après avoir lu ses trente-trois sonnets aux Editions de Minuit en 1944. J’en ai composé d’autres par la suite. On va les enregistrer dans leur version avec orchestre – j’ai très peu écrit pour la voix. C’est un reproche que je me fais –, à Londres dans quelques mois avec Yan Pascal Tortelier. Cela m’oblige à revoir un peu l’un des sonnets car je me suis aperçu que j’avais supprimé quatre vers de Cassou que je veux rétablir.

BS: Que jouait-on pendant la guerre ? Un peu Stravinsky ?
HD: Pas beaucoup. Il y a eu un concert Bartók, ce devait être en 1943, auquel j’ai assisté, avec Musique pour cordes, percussion et célesta. Ma femme était au célesta. Charles Münch avait réussi à imposer l’oeuvre. On donnait un peu de musique moderne. Honegger était souvent joué. Il y a eu les concerts de la Pléiade, où ont été données les Visions de l’Amen de Messiaen. Je me souviens très bien de cela, comme de l’exécution de mémoire des Vingt Regards de l’Enfant Jésus par Yvonne Loriod Salle Gaveau, et des Petites liturgies avec Roger Désormières. Mais c’était un peu plus tard. A la Libération, on commença à jouer beaucoup plus Stravinsky, beaucoup Bartók, que l’on découvrait enfin. Mais je reviens en  arrière. La Société Triton, dont s’occupait Henri Barraud et quelques autres comme Pierre Octave Ferroud, avait invité Bartók dans les années 1937 ou 1938. Au Conservatoire, nous ne l’avons pas su. Nous n’étions pas assez attentifs. Nous aurions pu entendre par exemple la Sonate pour deux pianos et percussion. C’est l’époque où d’ailleurs commençait à se manifester le groupe Jeune France, qui après coup, m’a intéressé, alors que je n’en soupçonnais d’abord pas l’existence.

BS: A l’époque il y avait rupture entre le Conservatoire et la vie musicale.
HD: Ce qui n’est plus le cas.

BS: Depuis Delvincourt ?
HD: Plus tard encore... Delvincourt a complètement changé les choses. Henri Rabaud, excellent musicien, me donnait de très beaux sujets de fugue.

BS: Quels étaient vos camarades de Conservatoire à cette époque ?
HD: J’étais avec Raymond Gallois-Montbrun, Jean-Jacques Grunenwald, qui était un très bon musicien. Je me suis présenté un concours de Rome avec Jean Hubeau, Landowski était là aussi. Je n’ai jamais été très dans sa ligne, mais il avait beaucoup d’imagination. A l’époque, dans les classes d’écriture, j’étais un petit peu trop dans la tradition fauréenne et ravélienne. J’ai toujours considéré Ravel comme un très grand maître.

BS: Plus que Debussy ?
HD: Aaaah non !

BS: Avez-vous connu Ravel ?
HD: Pas du tout. J’étais présent à la “fausse” (mais vraie pour Ravel) première audition en 1937, Salle Pleyel du Concerto pour la main gauche. Munch dirigeait Jacques Février. Il avait été donné en 1932 à Paris sous la direction de Ravel. Mais le compositeur considérait que ce n’était pas la première audition, parce qu’il n’était pas d’accord avec Wittgenstein. J’étais donc à ce que l’on a considéré comme la première audition de cette oeuvre. J’ai d’ailleurs gardé le programme. J’étais à la répétition générale. J’ai entendu Février, qui venait de le donner aux Etats-Unis, dire à Ravel – j’étais derrière les loges, car à l’époque il y avait des loges Salle Pleyel après le 10° rang où on plaçait les personnalités. Ravel était là. Je ne le connaissais pas du tout, et je n’aurais jamais osé l’approcher. Mais j’ai entendu Février lui dire, à la pause, dans sa loge : “Vous ne pouvez pas imaginer, cher maître, quel succès cette oeuvre a eue à New York !” Et Ravel n’a pas répondu, il était déjà extrêmement malade. Il est mort en décembre de la même année. Pour moi c’était le seul grand musicien encore vivant. Paul Dukas, Albert Roussel ont été de grands musiciens, mais pas du niveau de Ravel. Arthur Honegger, on le respectait beaucoup. J’admire Honegger, mais je ne me sens pas très proche de son esthétique, surtout des grands oratorios. J’ai été à la première audition de Jeanne au Bûcher. J’aimais beaucoup, il y avait une force dans cette oeuvre. Mais on a bien le droit de faire ses choix. Parce que Honegger, quand il écrit une page d’orchestre, on a l’impression que la nuance est la même pour tous les instruments. J’exagère, mais la notion du timbre, sa magie, si accusées chez Ravel ou chez Debussy et chez certains musiciens de l’Ecole de Vienne, ne sont pas aussi affirmées chez Honegger, ou c’est à grands traits. Et on a oublié Milhaud...

BS: ... Pour quelles raisons ?
HD: Je place évidemment très haut ses oeuvres de jeunesse. Mais même dans celles qu’il a écrites après soixante ans, même là on peut trouver de grandes pages. Je l’ai bien connu. Il était si accueillant. Mais je ne devais pas l’intéresser beaucoup quand il a commencé à enseigner, parce que je n’écrivais alors que des petites pièces. Même si ma Sonate pour hautbois et piano ou mon Choral, cadence et fugato pour trombone et piano ont eu un petit succès populaire, je ne voulais pas qu’on les joue. C’étaient des morceaux de concours. On y trouve des traces de Ravel et Debussy. Un jour, je suis allé chez Milhaud. Il a voulu que je lui explique ma Deuxième symphonie. Il a été très chaleureux. Il a senti que j’avais progressé. Puis il y a eu Métaboles. Je ne sais s’il connaissait ma Première symphonie. Et c’est vrai que chez moi, l’évolution a été très progressive, peut-être trop lente. Mais justement, quand on parle de mes soucis d’assister à des concerts où on donne de nouvelles oeuvres, c’est parce que je ressens un manque dans ma formation de l’époque où j’étais encore étudiant au Conservatoire. J’avais besoin de ces concerts. Et en ce sens, Geneviève a été très précieuse pour moi. Elle m’a fait connaître beaucoup de choses, elle avait beaucoup de partitions, que je pouvais compulser chez elle.

BS: Pourquoi n’avez-vous pas écrit davantage pour le piano ? Votre épouse n’a-t-elle pas réussi à vous convaincre ?
HD: Je m’en fais le reproche. Elle ne m’a jamais demandé de concerto. Elle n’a jamais insisté. C’est comme ça. C’est comme pour la voix. J’ai des regrets, mais c’est trop tard. Pour elle, je pourrais encore écrire des pièces. J’ai commencé une série de préludes. Trois d’entre eux sont publiés. Elle a enregistré Jeu des contraires, Sur un même accord aussi. Des choses comme ça c’est valable. Je voudrais bien en faire d’autres. Mais un concerto, je crois qu’elle ne l’aimerait pas.

BS: Votre Parnasse, côté compositeurs ?
HD: Il me faut remonter très loin. Peut-être pas quand j’étais tout jeune, mais plus tard, quand j’ai découvert les polyphonistes flamands, retrouvant d’ailleurs un peu mes origines nordiques, bien que je sois né à Angers. En fait c’est plutôt après ma sortie du Conservatoire. Dufay, Janequin, Lassus. Mais leur découverte a été plutôt tardive. Peut-être à cause du traité de Vincent d’Indy, qui, sur ce plan, n’était pas si nul. Je n’aime pas du tout ce traité. Mais on n’en avait pas d’autres à l’époque. Je bondissais quand je voyais sous la signature, sinon de d’Indy du moins de l’un de ses élèves, que chez Chopin, bien sûr il y a des oeuvres charmantes pour piano, mais ce ne sont pas des sonates ! Cela m’agaçait prodigieusement. Et, pour d’Indy, tout est fondé sur la forme chez Beethoven, alors qu’en fait la forme n’a cessé d’évoluer, jusque chez Beethoven lui-même. Mais j’ai appris pas mal de choses dans ce traité. Notamment sur la musique ancienne. Ce qui a ouvert ma curiosité. C’était sous l’Occupation, quand j’ai commencé à hésiter. Je dis souvent qu’un compositeur doit être autodidacte. Je ne l’étais pas précisément, puisque j’avais eu d’excellents maîtres, Henri Busser lui-même avec son charme, son sens de l’humour merveilleux qui manque aujourd’hui. Mais ça ne suffit pas toujours. A mon avis, on ne peut enseigner la composition.

BS: Pourquoi ?
HD: Non... L’analyse, dans le sens que Delvincourt lui a donné... Peut-être l’orchestration... Et encore pour moi, elle appartient à l’acte créateur. Mais il y a d’excellents traités...

BS: Comme celui de Berlioz...
HD: Justement. Berlioz, voilà celui que je n’aimais pas tellement quand j’avais 18/20 ans, mais, aujourd’hui, je l’aime plus que jamais. Ce qui m’agaçait à l’époque c’était certainement ce qu’on estime être chez lui une faiblesse harmonique. Je dis bien ce qu’on estime. Cela parce qu’au piano c’est impossible, parfois. Il devait certainement faire les réductions rapidement. Mais pas toujours, parce qu’il y a des moments extraordinaires. Et puis il est un musicien modal... et des choses comme le début de la Symphonie fantastique [Dutilleux se met à jouer l’introduction au piano]... C’est prodigieux ! Et je pourrais dans le domaine purement harmonique trouver des moments plus étonnants encore. Dans l’Enfance du Christ, dans le Songe d’Hérode, il y a un côté modal aussi. Et dans Roméo et Juliette ! Mais tout cela m’échappait à l’époque. Je ne voyais que les faiblesses. Vous savez qu’il y a eu une grande engueulade entre Saint-Saëns et Fauré, parce que Fauré détestait Berlioz. Comme il écrivait dans Le Figaro, il l’attaquait. Alors Saint-Saëns, qui était pourtant si moche à l’égard de Debussy, a été formidable à l’égard de Berlioz. J’ai eu les lettres sous les yeux. Il écrivait à Fauré, qu’il tutoyait : “C’est tout à fait normal que tu détestes Berlioz parce que tu ne serais pas ce que tu es. Mais, d’abord, tu te fais un tort considérable, ensuite, tu devrais considérer que c’est un immense génie, avec tous ses défauts qui sautent aux yeux, mais c’est un immense génie...” Bref, il s’étend là dessus, et il l’engueule vraiment. Et il avait raison ! En revanche, pour Debussy... Dans une lettre à Fauré, il dit à propos de Debussy “Il faut absolument empêcher cet homme d’entrer à l’Institut !”...

BS: Au fait, vous n’aimez pas du tout les honneurs ?
HD: Non, je n’aime pas. Je n’ai jamais postulé à quoi que ce soit. J’ai certains titres étrangers, comme l’Académie Sainte-Cécile de Rome, une autre en Belgique. Au contraire, cela me fait très plaisir. J’aimerais même en avoir beaucoup plus. Mais c’est autre chose, et j’ai été trop imprudent pendant un certain temps. Mais j’aime bien Daniel-Lesur, Serge Nigg. Et Messiaen, je trouvais cela tellement normal. Messiaen m’a plusieurs fois talonné pour que j’accepte. Je sais, j’ai peut-être eu tort de refuser.

BS: Quels étaient vos rapports avec Olivier Messiaen ?
HD: Très bons. Surtout après Métaboles. Il s’est beaucoup intéressé à cette partition. Et plus tard, à Tout un monde lointain, mon concerto pour violoncelle. Et aussi il m’a écrit une lettre très touchante, depuis sa clinique où il subit une opération de la prostate en 1988. On avait joué Timbres, Espace, Mouvement ou la «Nuit étoilée» que j’ai écrit sous le signe de Van Gogh. Il m’a écrit une lettre qui m’a infiniment touché, après avoir écouté dans son lit le concert retransmis à la radio. Cette lettre, il ne l’a pas écrite lui-même, c’est Yvonne Loriod qui l’a rédigée sous sa dictée. Je trouve qu’un compositeur a le droit de faire ses choix, et, après tout, on n’est pas obligé d’aimer la musique des autres. Un compositeur n’a raison que par rapport à son oeuvre ; il n’a pas raison pour les autres. Je n’accepte cependant pas certaines prises de position très dures. C’est vrai que Debussy traitait Charpentier de “Sale Prix de Rome”, par exemple. Louise a été créé deux ans avant Pelléas. Il n’aimait pas ça, et je le comprends : moi non plus ! Mais on avait davantage d’humour à ce moment là, et on savait ne pas se prendre trop au sérieux. Nous, nous étions peut-être trop sérieux. Et à l’époque où j’étais au Conservatoire, nous avions la chance de côtoyer des comédiens et des comédiennes. Je regrette infiniment le départ des élèves de “déclamation”, en fait le Conservatoire d’art dramatique, et j’espérais qu’à la faveur de la construction de la Villette on pourrait réunir de nouveau les deux conservatoires. Et en plus ils nous ont volé la salle Berlioz ! Ce n’est pas le fait que l’on soit un petit peu trop déphasé par rapport aux comédiens et aux cinéastes, mais que l’on n’est pas introduit dans la société comme ils le sont. Nous sommes un peu à part. On a beaucoup de mal. La Lettre du Musicien a publié une interview de Renaud Gagneux sur ce thème. Il s’en prend beaucoup aux médias, surtout à la télévision. C’est vrai qu’il n’y a presque rien pour les jeunes compositeurs. Lors des événements de 1968, j’ai pensé que nous pourrions peut-être émerger un petit peu. Cela ne s’est pas fait. Nous sommes toujours en retrait. J’apprécie quelqu’un comme Gérard Calvi, qui a réussi à être un peu des deux côtés à la fois.

BS: Certes, mais ne s’est-il pas un peu trahi ?
HD: Oui, sûrement. Maurice Jarre, se tournant vers le cinéma, n’a plus écrit que de la musique de film. Je l’ai fait travailler à la radio quand il était encore inconnu, avant qu’il n’aille chez Jean Vilard. Sous l’autorité de Henry Barraud, je travaillais alors au Service d’illustration musicale. C’était de la musique le plus souvent originale pour les émissions littéraires faites pour la radio. C’était particulièrement intéressant pour les jeunes musiciens. Cela servait d’atelier, de banc d’essai pour les jeunes. Comme Betsy Jolas, ou Maurice Ohana, Serge Nigg, et beaucoup d’autres. C’était très intéressant parce qu’on était en contact constant avec le son, les partitions devaient être réalisées en trois semaines, et nous côtoyions des réalisateurs d’émissions comme Jacques Vierne. Et Pierre Boulez, avec Soleil des eaux : la version originale était une commande de la radio.

BS: C’est vous qui l’avez commandée ?
HD: C’est Henry Barraud qui a fait le choix, et c’est moi qui aie suivi la commande. Par la suite, Boulez développera sa partition. J’ai gardé de bonnes relations avec lui. Il m’a commandé une oeuvre pour l’Ensemble Intercontemporain, que je n’ai pas composée. Je souhaitais écrire pour Portal. Boulez voulait bien, mais c’est un problème administratif, du moins je le pense.

BS: Comment avez-vous connu Barraud, qui vous a fait entrer à la radio nationale ?
HD: A l’époque nous avions, avec Barraud, Désormières, Delvincourt plusieurs réunions annuelles de programmations. Dans les années d’Occupation, il y avait un groupe d’intellectuels collaborationnistes, qui comptait des compositeurs dans ses rangs. Ca n’a pas été très loin. En réaction, nous avons lancé en 1943 ce que l’on a appelé le Front national. Il y avait un garçon extrêmement actif à ce moment-là, un dénommé Moyens. Il se baladait, venait nous voir. J’habitais à ce moment là rue Dutot, où l’on se réunissait. Je ne voyais pas beaucoup Schaeffer alors. Je ne l’ai vraiment connu qu’après la Libération, mais c’est lui qui a sorti la radio de l’ombre, puisqu’il a fait les appels aux curés des paroisses parisiennes pour qu’ils sonnent les cloches des églises au moment de la Libération en août 1944. C’est certainement en 1943 que j’ai connu Barraud. Il avait eu un drame dans sa famille, je crois que l’un de ses frères avait été fusillé. Mais on ne se connaissait presque pas. Un aspect sympathique de Delvincourt, c’est qu’il essayait de rassembler dans des jurys, aussi bien pour des classes de solfège que pour des classes d’instruments, des compositeurs qui, sinon, risquaient de ne jamais se rencontrer, car, en ce temps là, il y avait une cloison étanche entre nous. Et c’est ainsi que j’ai connu André Jolivet dans un concours du conservatoire. J’avais écrit un morceau de déchiffrage pour le violoncelle. Et Jolivet était là. Pour Henry Barraud, c’était lors d’un concours de flûte au cours duquel fut “créée” ma sonatine pour flûte et piano. Barraud était dans le jury. Il l’a d’ailleurs rappelé il n’y a pas longtemps. C’était donc avant la Libération, puisque ma sonatine a été écrite pour juin/juillet 1943. C’est lui qui m’a demandé de prendre ce service à la radio.

BS: La radio vous disait quelque chose alors ?
HD: Pour moi, la radio était une émanation de Vichy qui avait ses services à Paris. J’étais là depuis 1943 auprès de Louis Aubert, qui dirigeait le Service musical des émissions dramatiques et littéraires. J’étais son assistant. En fait, nous faisions de l’illustration sonore, mais nous essayions de trouver un style nouveau, une forme d’expression nouvelle purement radiophonique. Une sorte de théâtre radiophonique.

BS: Avez-vous écrit pour ce service ?
HD: Non. J’ai fait quelques petites choses avant d’être à la tête du service. Le Roman de Renard... Je pensais à tout autre chose. Notamment à entreprendre ma Première symphonie. Pour moi c’était un gagne pain, mais un gagne pain très intéressant. D’autant plus que je rencontrais des gens passionnants. Ionesco, mais cette rencontre n’a pas eu de suite ; et des gens que j’aime comme Billetdoux, Obaldia. C’était un milieu très intense. Cela aurait pu m’entraîner vers l’opéra...

BS: C’est dommage que vous ne vous soyiez pas lancé dans cette voie.
HD: A l’époque j’étais beaucoup plus tenté par la musique symphonique.

BS: L’opéra vous faisait-il peur ?
HD: Peut-être... Mais, vous savez, si j’avais eu un coup de foudre pour un sujet, je me serais lancé. Maintenant, à mon âge, je ne pense pas entreprendre un opéra. Mais j’aimerais écrire un prologue pour une oeuvre qui aurait pu devenir un opéra...

BS: Outre Barraud, une autre rencontre importante pour vous, Roger Désormières. Que vous a-t-il apporté ?
HD: Il a créé ma Première symphonie, comme il faisait avec les oeuvres de Messiaen ou Boulez, mais il connaissait mieux Messiaen. De Boulez, il a fait Soleil des eaux.

BS: Vous l’avez rencontré quand ? Pendant la guerre ?
HD: Dans un jury de Conservatoire. Grâce à Delvincourt. Je connaissais aussi Irène Joachim, qui avait chanté ma cantate lors du Prix de Rome, dont je ne suis pas fier. Je l’avais choisie pour l’interpréter avant qu’elle n’enregistre le fameux Pelléas et Mélisande de Désormières. C’était en septembre 1940. J’étais à la reprise à l’Opéra-Comique. Charles Munch connaissait un peu ce que je faisais par le biais d’Henry Barraud, qui lui a passé l’enregistrement du concert de Désormières.

BS: Quelles sont les relations que vous avez eues avec Münch ?
HD: Je l’ai rencontré après la Libération. Je me souviens d’une réunion Salle Berlioz, au Conservatoire. Il y était. Il jouait un rôle important. Je le connaissais parce que j’allais souvent applaudir les concerts de la Société des Concerts du Conservatoire.  C’est lui qui a commencé à m’imposer aux Etats-Unis avec ma Première Symphonie, qui a eu un très bon accueil, du public et de la critique. C’était à Boston et New York. Il m’a passé la commande de ma Seconde Symphonie, qui a été créée aux Etats-Unis en 1959. J’étais présent, contrairement à la première fois. En 1954, il avait eu une attention très touchante à l’égard de Désormières, qui était très malade à ce moment là. Avant de commencer les répétitions dans cette fameuse salle du Symphony Hall de Boston, il avait, avec les moyens de reproduction de l’époque, il avait écouter l’oeuvre, avant la première répétition, à tous les musiciens, après leur avoir dit : «Voilà, je vais vous faire entendre maintenant l’oeuvre d’Henri Dutilleux, la Première symphonie, qui a été montée à Paris par mon ami Roger Désormières J’espère que l’on arrivera à faire aussi bien nous aussi !»

BS: On sait que Désormières a créé nombre de pièces contemporaines, mais on oublie que Munch en a lui aussi beaucoup donné.
HD: Il n’en a peut-être pas fait autant que Désormières, qui resta en France. Mais avec lui, le rayonnement était peut-être plus international.

BS: Comment était Munch avec les jeunes musiciens ?
HD: Il nous disait par exemple «Viens à Louveciennes, on va parler un petit peu.» On lui jouait un fragment de ce que l’on faisait, et il disait : «Bon, maintenant on va prendre un scotch !» Et on restait sur sa terrasse, qui était superbe, de longues minutes sans mot dire. Une fois, il m’a emmené dans les environs de Boston où il avait une maison. C’était après la deuxième ou troisième répétition de ma Seconde symphonie. Il était dans un état d’exaltation. Je ne pense pas que ce fut ma musique qui l’avait mis dans cet état, mais il se sentait en confiance parce qu’il avait très bien travaillé. Il avait été jusque dans les détails, et sentait que les musiciens étaient intéressés par mon écriture. Et j’étais content du résultat. Alors là, Munch fut pris d’un flot de paroles extraordinaire. Il était un homme très changeant, absolument imprévisible. Ce jour là, il me raconta tout un pan de sa vie. J’aurais vraiment dû noter tout cela. J’avais beaucoup de mal à jouer ma symphonie au piano. Je ne me débrouillais tout de même pas trop mal. Munch était content. Et je dois dire qu’à la fin de l’oeuvre, s’il n’a peut-être pas été déçu, il a senti un danger, parce que je termine pianissimo sur un point d’interrogation, ce qui pour lui ne devait «pas marcher». Il connaissait parfaitement son public. Mais ma symphonie a été bien accueillie. Sauf sous la plume du critique du New York Times, Harold Schoenberg, qui a écrit ceci de très cruel, mais en même temps amusant : «Et l’auteur a terminé son oeuvre comme un enfant qui se prendrait pour une grande personne» [rires]. Je dois dire que Munch a été très triste de cette réaction. Mais il faut savoir accepter les risques.

BS: Pensez-vous que la France vous reconnaît suffisamment ? Regrettez-vous de l’être davantage l’étranger.
HD: Oh, non. Je ne m’en suis jamais plaint. Parfois, je me dis c’est curieux, c’est dans le domaine des variétés que l’on parle le plus des choses. Si un chanteur revient des Etats-Unis, c’est immédiatement un événement considérable. Or, à notre époque, traverser l’Atlantique ne représente plus rien ! C’est un peu énervant de voir que l’on en est encore là. Et nous ne disons rien ! C’est vrai, j’ai des collègues qui ont des agents et qui font savoir ce qu’ils font. Et nos services culturels à l’étranger sont parfois trop réservés, ne font pas grand-chose. En revanche, au Canada, l’ambassadeur s’est dérangé, le consul de France à Toronto est venu plusieurs fois. C’est normal, non ? Hélas, cela n’arrive pas souvent. Et pourtant, dans ce cas, j’ai été invité par les Canadiens, pas par les Français. Je ne me plaints pas, mais je comprends que parfois on puisse être agacé. Je suis sûr que, bien souvent, quand Messiaen allait à l’étranger, même en Angleterre, on le connaissait moins bien que des gens comme Poulenc ou Sauguet ou un Jean Françaix, qui, hors de France, représente une certaine qualité dont il est aujourd’hui le seul représentant.

BS: Et Francis Poulenc ?
HD: Il connaissait parfaitement ses limites. Et il s’est exprimé exactement selon ses moyens. Je l’ai bien connu. Je n’aime pas beaucoup Dialogues des Carmélites, mais c’est mon affaire : je trouve que le texte de Bernanos va tellement loin... Or, s’il y a de très belles pages chez Poulenc, il réduit la portée du texte. Pas toujours, parce que la mort de la mère prieure est un moment magnifique. Mais l’on ne retrouve pas le souffle de Bernanos – Poulenc avait eu du mal à obtenir l’autorisation de mettre ce texte en musique. Mais il s’est merveilleusement exprimé dans ses mélodies. Il a si bien choisi ses auteurs. Eluard, Aragon, et, de l’autre côté, Vilmorin. Je dis de l’autre côté, parce que pour Poulenc, les opinions, y compris politiques, ne comptaient pas. Seule la qualité importait. Je me souviens avoir dit quelques mots à la mort de Poulenc en 1963 à la radio. J’étais bouleversé. Je ne le voyais pas souvent, mais il me montrait de la sympathie. J’aimais bien le jeune Poulenc, le Bestiaire sur des poèmes d’Apollinaire.

BS: Vous semblez admirer la mélodie !
HD: Pour moi le maître est Debussy. Ce sont les Fêtes galantes, les fameuses mélodies de Tristan l’Hermite, le Promenoir des deux amants. Pour moi, personne n’a porté aussi haut la mélodie. Je mets très haut Fauré, ses mélodies, qui sont ma jeunesse, et Schumann. Du coup, je me suis essayé au genre. Mais je n’ai jamais rien publié. C’est dommage que l’on ne puisse plus cultiver la mélodie, préserver cette forme très ramassée sur elle-même. Il y avait une très belle formule de Marcel Beaufils, qui parlait d’“opéra miniature”.

BS: J’ai l’impression que vous avez beaucoup d’oeuvres inédites en réserve. Qu’en faites-vous ?
HD: Quelques-unes... Pour la voix. Je ne suis pas celui qui pourra continuer cette tradition. Stravinsky, avec la Lyrique japonaise, ou Ravel, Chansons de Mallarmé. On peut faire autre chose, peut-être, mais après Debussy, je ne vois pas. Après Poulenc pas tout à fait, mais enfin tout de même.

BS: Pourquoi, comme vous le reconnaissez vous-même, avez-vous peu écrit ? Est-ce parce que vous être exigeant avec vous-même ? Parce que vous êtes très lent ? Quand vous écrivez, est-ce parce que vous avez envie d’écrire, ou est-ce à la suite de commandes ?
HD: Beaucoup sur commande. Je n’écris pas une oeuvre qui ne m’ait été commandée. Ce n’est pas seulement parce que Mstislav Rostropovitch exprimait le désir de me passer une commande que je me suis mis au travail. Non, vraiment. C’est parce que j’avais envie. Je me suis dit : «Ah, ben, le violoncelle, ce pourrait être le relais.» A l’époque justement, j’étais tout à fait dans cet univers baudelairien. Pour mon concerto pour violon, c’est un peu différent. Une commande de la radio en est à l’origine. Il n’a pas de référence littéraire. Quand j’ai écrit ma première symphonie, ce n’était pas une commande. Pour Boston, oui. C’est vrai que pour une série d’oeuvres, pour George Szell, Métaboles, c’est une commande. A Toronto, ils voudraient aussi que j’écrive, San Francisco aussi. J’ai également une commande du Philharmonique de Berlin, orchestre que j’admire. La commande a été passée avant que Claudio Abbado soit nommé directeur musical. Herbert von Karajan était sur le point de graver ma Seconde symphonie. Il n’en a pas eu le temps. C’est Stresemann qui m’a commandé l’oeuvre. Je crois que cette oeuvre devrait être créée par Sergiu Celibidache. Et je ne l’ai pas encore écrite ! J’ai promis de l’achever avant l’an 2000... Berlin voulait que j’écrive une oeuvre pour hautbois et orchestre, parce qu’ils ont un russe merveilleux. Je leur ai dit : « Ecoutez, vraiment, je voudrais écrire une oeuvre avec voix. » J’ai beaucoup insisté, mais je n’ai toujours pas le livret !

BS: Comme Messiaen, vous semblez être un musicien de la couleur. Chez vous, la couleur, c’est le timbre. Pourquoi le timbre est-il chez vous une préoccupation constante ?
HD: Toujours. Cela me vient du piano de Chopin, de Schumann. Chopin n’a pas écrit pour l’orchestre, c’est pourtant un musicien de la couleur. Vous parliez des musiciens qui m’ont influencé. Chopin, après Bach ; à l’époque, je suis passé un peu trop vite sur les sonates de Beethoven, et pas les plus belles en plus, les premières. J’aimais aussi beaucoup Schumann, mais Chopin... J’avais douze-treize ans. Ce n’est pas seulement le miniaturiste qui m’attirait. Harmoniquement, c’est extraordinaire. Et rythmiquement... Berlioz, qui était pourtant si loin de lui, avait écrit un magnifique article sur lui en parlant de sa découverte d’un système d’ornementation absolument original. C’est vrai toutes les arabesques... les quatre ballades, les sonates, les études, les mazurkas. Toute ma jeunesse. A ce moment là, je n’avais peut-être pas encore suffisamment acquis la liberté rythmique. Quand j’étais tout jeune, Chopin était vraiment le dieu. Avec Schumann. Et puis Fauré, et enfin le Debussy de Pelléas. Il y a vraiment un chemin ! Pas entre Schumann et Fauré, que l’on sent absolument nourri de Schumann à l’Ecole Niedermeyer. Mon grand-père était très lié à Fauré - j’ai beaucoup de lettres de Fauré à mon grand-père, qui le tutoyait. Une fois, Fauré lui écrit : « Te souviens-tu du jour où tu nous a fait connaître une mélodie de Schumann ? » Il y a donc chez moi un atavisme familial !

BS: Ce désir de travailler le timbre vient donc de Chopin et Schumann ?
HD: Cela vient du piano... Vous savez, le timbre est lié aussi à l’harmonie.

BS: Le timbre, c’est ce qui permet d’identifier une personnalité, un instrument. C’est peut-être pour cela que vous êtes passionné par l’orchestre, par les différentes strates qu’il peut exalter.
HD: Et c’est là que Berlioz a beaucoup apporté.

BS: Berlioz est un peu votre Bible, alors, sur le plan de l’orchestration.
HD: Oui, comme il l’est pour la plupart des compositeurs. On n’en parlait pas au Conservatoire, on parlait davantage de Bizet. Il est vrai que Carmen, c’est formidable aussi. Seulement, on a pu trouver des tâches, des défauts chez Berlioz sur le plan harmonique. Mais il m’a fallu du temps pour réussir à passer au-dessus. Pourtant, j’avais tout le temps, au Conservatoire. Il y avait la loge des étudiants de composition, et j’étais attiré par la Damnation de Faust, même si je n’aimais pas tellement cette musique à l’époque (j’avais 19/20 ans). Mais j’y retournais tout le temps, fasciné par l’orchestration. Et même du point de vue de la forme, j’analysais cela quand j’étais à l’Ecole Normale pour mes étudiants. Il y a toute la scène qui précède les scènes infernales ; c’est formidable la façon dont c’est conduit. Et là, on ne pense plus à ce qui pourrait être des faiblesses harmoniques. Je crois que c’est vrai d’ailleurs, si on juge cela au piano, mais c’est lié à l’acoustique, l’harmonie et tout ça. Trop de grands musiciens ont formulé des réserves sur Berlioz... Debussy l’admirait tout de même infiniment. Il a eu hélas cette parole malheureuse, après l’avoir louangé : «Berlioz a toujours été le musicien préféré de ceux qui ne connaissent pas tellement bien la musique.»... Fauré, c’est différent, parce que chez lui c’est uniquement harmonique. Rythmiquement, ce n’est pas grand-chose, mais ça va avec sa musique. Le dernier quintette de Fauré, j’adorais cette abstraction, quand on joue les dernières oeuvres de Fauré, même La Chanson d’Eve, c’est très abstrait. On comprend alors très bien pourquoi il a complètement mis de côté le rythme.

BS: Chez vous, il y a aussi le plaisir du son, une grande sensualité, une gourmandise. Etes-vous conscient de cela ? Est-ce pour vous une jouissance d’écrire pour le son en tant que tel ?
HD: J’ai souvent parlé de la joie du son. Peut-être l’accord. Jolas m’a dit : «Chez vous, il y a aussi le bel accord.» Mais ce n’est pas le goût du bel accord. Pour moi, il n’y a pas de bel accord pour le bel accord. Si on parle d’hédonisme, on peut aller très loin. Parce qu’il y a des choses qui sont très laides et pourtant si admirables. C’est vrai que le goût du bel accord est un goût français.

BS: Votre musique est sensuelle, transparente, assez liquide, ce qui est le propre de la musique française.
HD: Cela me vient de Chopin.

BS: Chez Messiaen on trouve des blocs, sa musique est souvent monolithique, “épaisse”. Chez vous il n’y a pas d’opacité.
HD: Je ne sais pas... J’ai fait aussi beaucoup d’études de contrepoint. J’aime ce qui n’est pas parallèle. Même si, dans ce que j’écris maintenant, j’ai aussi des moments où les choses sont un peu parallèles, ou symétriques. L’écriture parallèle, c’est quand tout va d’un côté. La symétrie j’aime bien aussi. Mais il n’y a pas que cela ; il y a le sens du contrepoint. Et quand j’étais tout jeune, j’aimais beaucoup le contrepoint. Je faisais des exercices de contrepoint, parce que j’avais un professeur en province qui trouvait que c’était très important, Victor Gallois, pour, justement, ne pas se confiner dans l’harmonie, l’écriture verticale. Il me faisait faire du contrepoint à deux ou trois voix, le double choeur même, ce qui est un casse tête infernal ! Presque personne n’en fait. Et quand j’étais au Conservatoire, on n’en faisait presque pas.

BS: Avez-vous toujours voulu être compositeur ?
HD: Aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours voulu. Quand j’étais tout jeune, mes parents m’offraient des vacances dans la région entre Boulogne et de Calais. Il y faisait un peu froid. Et là, j’avais vraiment des inspirations que j’aurais pu noter. La mer m’inspirait vraiment. J’ai failli le faire. Et puis, un beau jour, j’ai entendu la mer. Je n’aurais même pas été capable d’écrire trois mesures de ce que j’entendais.

BS: Vos parents étaient-ils musiciens ?
HD: Musiciens amateurs. Mon père était imprimeur. D’où mon amour pour le graphisme. Il exerçait d’une façon artisanale. Il avait tout de même de belles machines. Il travaillait beaucoup avec ma mère, et très tard. Il faisait de la lithographie. Quand j’avais douze/treize ans, je faisais mes travaux d’harmonie sur une table de graveur que j’ai gardée, et qui permet de travailler sans avoir à courber le dos. C’est une petite table que mon père m’avait fait construire, et qui ressemblait à celle du graveur qu’il y avait dans l’atelier. Il n’y avait que quatre ou cinq ouvriers. Un souvenir extraordinairement marquant, toute la semaine on entendait le bruit des machines, leur ronron. On y était habitué. Et le dimanche, il y avait un silence absolu, un silence d’une pureté inouïe. Mon père me mettait à la place du graveur dans l’atelier. Je garde le souvenir de ce silence parfait. Cet atelier a beaucoup compté pour moi. Je parle souvent de la précision, j’aime les partitions graphiquement belles. C’est la première chose que je regarde. Hier, Francis Bayer, qui a travaillé avec moi quand j’étais à l’Ecole normale de Musique – c’est un compositeur encore assez peu connu, on le connaît plus pour ses écrits, ses travaux sur le sens de l’espace dans la musique contemporaine – m’a apporté une partition très impressionnante, énorme. Elle est graphiquement fabuleuse, elle est tellement belle à regarder ! Cela ne suffit certes pas, mais c’est déjà un bon point. Cela donne envie d’aller plus loin. Je ne fais qu’à moitié confiance aux gens qui ne travaillent que sur ordinateur. Si on fait de l’électroacoustique, c’est autre chose, on a besoin d’un schéma, des gens comme François Bayle, Michel Chion, c’est différent. Mais nous, si nous restons fidèles aux instruments acoustiques, nous avons besoin d’écrire. Je ne pourrai pas composer autrement.

BS: Vous qui avez enseigné, l’enseignement vous a-t-il apporté quelque chose en tant que compositeur ?
HD: Je ne me considère pas du tout comme un pédagogue. Bien sûr, j’ai fait de mon mieux avec le programme qui était le mien mais qui n’était pas tout à fait dans la norme. La Damnation de Faust, Wozzeck.

BS: Comment avez-vous vécu l’exclusive des sériels ?
HD: Mal. Nous n’existions pas, nous qui ne faisions pas partie du cercle. Je ne l’ai pas vécu confortablement. Je l’ai vécu en me posant des questions, me remettant en question, consultant les ouvrages, me disant : «Il y a tout de même une raison, tous ces gens ne peuvent se tromper...» En somme, ce mouvement que l’on a dit terroriste pour lui-même... J’exagère, mais tout de même, il a eu des ramifications partout. Il lutait contre ce qu’il considérait comme vraiment inutile entre les deux guerres, y compris le Groupe des Six, traité à l’époque de bavardage. Or, c’était certainement immérité, parce que le Groupe des Six, moi, si je ne l’aime pas en tant que groupe, j’estime qu’il compte des individualités remarquables. Des gens comme Milhaud, je suis content de les avoir connus. Alors, j’ai essayé de comprendre l’attitude des sérialistes. Et j’ai lu beaucoup de partitions, pas seulement les ouvrages de René Leibowitz qui sont parfois assez durs. J’ai connu aussi Leibowitz, qui était toujours accompagné d’une superbe jeune femme. On se voyait régulièrement, il était charmant.

BS: Il était assez restrictif, Leibowitz. Messiaen était bien plus ouvert.
HD: Messiaen était très loin de tout ça, parce qu’il trouvait que c’était, pour ses élèves, la seule manière de ne pas faire du sous-Messiaen. Il voyait très bien qu’il avait une influence. Alors, il savait laisser très libre. Mais il n’était pas vraiment Ecole de Vienne, peut-être encore moins que je ne le suis. Je ne suis pas Ecole de Vienne, mais j’aime beaucoup les Cinq pièces pour orchestre de Schönberg, et Moïse et Aaron, que j’ai entendu récemment. Messiaen c’est un univers, son univers, et on ne peut le comprendre en faisant abstraction de cela.

BS: N’aurait-il pas toujours un peu écrit la même chose ?
HD: Oui, parce que son style puise toujours à la même source : “Technique de mon langage musical”. Je me souviens de cette réaction de Reynaldo Hahn : «Comment peut-on écrire un ouvrage intitulé “Technique de mon langage musical” ? Aucun des grands compositeurs que j’ai connus n’a osé écrire des choses pareilles !» C’est vrai que c’est incroyable d’avoir fait ça, sachant exactement ce qu’il allait devenir, ce qu’il voulait réaliser. Il n’en est pas sorti et, en même temps, il s’en sort toujours. Parce que Messiaen, on l’identifie du premier coup, dès ses oeuvres de jeunesse.

BS: Mais n’est-ce pas le propre de tous les grands créateurs ?
HD: Pas dès leur jeunesse. Pas le jeune Schönberg, qui faisait du sous-Brahms. Pas Wagner, etc. Mais chez Messiaen, c’est vrai. Il n’est pas sorti de là, mais il a beaucoup évolué. Des choses comme les Offrandes oubliées, restent très pures. Et l’Ascension, qui date d’à peu près la même époque, c’est très bien aussi. Mais on ne savait pas alors ce que ferait Messiaen. Du coup, des gens comme Ravel n’ont pas tout de suite pressenti la valeur de Messiaen. Aujourd’hui encore, nous n’avons pas la perspective, et l’on ne peut savoir ce que cette oeuvre deviendra.

BS: Vous avez donné des cours ; pourtant vous affirmez ne pas avoir la fibre pédagogique.
HD: Le goût d’enseigner m’est venu tard : à soixante dix neuf ans, à Tanglewood. Je viens en effet de m’apercevoir qu’être en relation avec des jeunes, cela marchait très bien. Alors j’aurais pu, non pas être professeur de composition, ça n’existe pas. Je leur ai tout de suite dit : je suis un collègue, j’écris de la musique, j’espère que nous aurons de bons contacts. Et cela s’est très bien passé, j’ai vu parmi mes sept élèves, qui avaient tous entre vingt-huit et trente ans, des gens de talent. Nous avons parfois eu des discussions. A Tanglewood, ce sont des compositeurs dûment sélectionnés ; ce ne sont pas des débutants.

BS: Combien de temps avez-vous enseigné à l’Ecole normale ? Une dizaine d’années ?
HD: A peu près...

BS: Y avez-vous eu des élèves dont vous êtes fier aujourd’hui ?
HD: Oui. Ils ne sont pas restés longtemps, mais il s’en trouvait d’autres parfois meilleurs encore, comme Gérard Grisey, Renaud Gagneux, Jean-Claude Wolf, qui est un musicien que l’on ne connaît pas encore très bien mais qui a déjà écrit trois ou quatre oeuvres majeures, Francis Bayer... j’aimais assez ce travail. Je n’aurais pas voulu être professeur à temps complet comme Messiaen. Mais lui, c’est un cas. Comme Schönberg.

BS: Ce sont les deux grands pédagogues du siècle, avec Nadia Boulanger.
HD: Je n’aurais peut-être pas aimé compter parmi les élèves de Nadia Boulanger, à moins d’avoir été tout jeune. Néanmoins, à l’époque du conservatoire, j’aurais été très heureux d’être comme Jean Françaix, comme Aaron Copland, comme Leonard Bernstein, parce que cette femme, que Messiaen ne devait pas beaucoup aimer, auprès de cette femme qui, dans une conversation, livrait quelque chose qui pouvait être essentiel, un mot lui suffisait.

BS: L’avez-vous connue ?
HD: Elle me montrait de la sympathie. Je suis allé plusieurs fois chez elle, elle aimait bien Geneviève aussi. Vraiment on recueillait toujours auprès d’elle quelque chose de particulier. Je me souviens d’un jour où on a joué de Berg l’opus 6, que Rosbaud dirigeait à la Salle Pleyel. A l’entracte, j’ai vu Nadia. Je lui ai dit timidement «c’est formidable..». Elle me répond : «Oui, c’est du délire, c’est absolument impossible...» Je lui rétorquais alors : «Oui, mais c’est du délire génial !» Ca, elle détestait !

BS: Vous me disiez que vous étiez en train d’écrire de nouvelles oeuvres... Mais vous n’avez pas répondu à ma question : Pourquoi êtes-vous si long à composer ?
HD: Je ne sais pas... Cela dépend. Il m’est arrivé d’écrire vite. Je me disperse trop, j’écoute l’actualité, lis beaucoup, vais au concert. J’aimerais aller plus souvent au cinéma, dont je raffole.

BS: Auriez-vous souhaité écrire davantage de musique de film ?
HD: Oh non, je n’aurais pas aimé. Michel Fano a trouvé quelque chose de spécial dans l’expression qu’il ne veut pas appeler musique. Pour lui, la bande son est un ensemble. C’est la musique, mais c’est aussi les dialogues, les oiseaux, le bruit de fond, l’ambiance. C’est très bien, mais l’on ne peut pas nier que l’on peut écrire aussi de la bonne musique de film. Maurice Jaubert a trouvé des choses personnelles. Georges Auric a beaucoup écrit pour le cinéma, il faisait du Richard Strauss... Auric est quelqu’un que j’aimais bien. Il pouvait apporter toutes sortes de choses très intéressantes. Il s’est un petit peu gâché tout de même. Il était pourtant doué. Il avait été très précoce, Tout jeune, il avait connu des gens comme Léon Bloy. Poulenc s’était beaucoup moins intéressé à ce que faisaient les autres, particulièrement à la jeune musique. Finalement il a eu raison. C’est ce qu’Auric aurait dû faire. Et il avait trop de facilité pour travailler. Quand j’étais jeune, j’avais bien plus de facilité qu’aujourd’hui. C’est sans doute parce que je suis plus exigeant. Mais, c’est aussi lié à beaucoup de choses, une sorte d’intérêt pour tout ce qui se passe ailleurs, pas assez confiné dans ce que je fais, mais en même temps cette diversité d’intérêts m’apporte quelque chose. Mais il est bien vrai que, à notre époque, notre travail, particulièrement le travail d’élaboration lorsque l’on écrit une oeuvre pour orchestre, c’est un travail artisanal complètement décalé par rapport au rythme de la vie de notre époque qui nous oblige à aller toujours plus vite, à tout terminer tout de suite. Et moi je tiens à avoir le temps d’écrire, je trouve que c’est irremplaçable. Il faut savoir prendre le temps.

BS: Vous travaillez à Paris.
HD: Oui, mais aussi beaucoup en province. Par exemple en Touraine. Ce que je n’aime pas, c’est devoir écrire pour des occasions déterminées. Et je me dis que je n’ai plus beaucoup de temps, c’est ça le problème.

BS: Et apparemment vous êtes plein de projets. Combien avez-vous de partitions en cours actuellement ?... Pouvez-vous composer plusieurs oeuvres en même temps ?
HD: Oui. En ce moment j’orchestre des pages de quasi jeunesse, et je dois en même temps écrire une pièce pour l’anniversaire de Paul Sacher à Bâle, qui va avoir quatre vingt dix ans. Il s’agit d’une oeuvre pour contrebasse seule. J’écris aussi pour Boston, avec Ozawa qui me talonne. Il n’est pas tellement heureux parce qu’il aurait souhaité donner cette oeuvre plus tôt. Seulement, là, j’ai un alibi, parce que Tanglewood ce n’était pas pour moi, mais j’ai travaillé pour les autres. Tout cela devrait normalement être très vite ficelé.

BS: Vous trouvez toujours des titres superbes pour vos partitions. Les cherchez-vous longtemps ?
HD: J’aime bien les titres... Je les trouve parfois quand je travaille sur ma partition. Par exemple “Ainsi la Nuit”. Le titre m’est venu en y travaillant, parce que je me suis rendu compte que l’oeuvre était vraiment placée dans un univers nocturne. Ce n’est donc pas une citation. Mais parfois c’en est une. Ou alors Timbres, Espace, Mouvement, d’aucuns ont dit que c’était un titre un peu passe-partout. Non, je ne le pense pas. Temps, Espace, Mouvement, oui, pas Timbres : ce mot change tout.

BS: Giacinto Scelsi, qui a “fouillé”, “creusé” le timbre, est-ce que ça vous dit quelque chose ou ça vous rase ?
HD: Je ne le connais pas assez. Je me le reproche d’ailleurs. Pourtant je suis assez curieux de nature. Je sais que beaucoup de jeunes musiciens se réfèrent à lui, c’est vrai. Mais je ne le connais pas assez. Il y a un musicien beaucoup plus jeune que lui, et que j’ai découvert avant de me rendre au Canada parce qu’il est de Montréal, Claude Vivier. Il y a de tout là dedans, mais il y a tout de même quelque chose. Il a terminé sa vie de façon dramatique. Il a été assassiné à Paris. Si je pense sa musique très inégale, je trouve aussi que sa création bouillonne. Il y a une pièce pour voix de femme uniquement, qui s’appelle “Chants”. Elle est très caractéristique, comme d’autres pages pour piano. C’est vrai que c’est inégal, mais c’est aussi un tempérament. Je suis intéressé par ce genre de choses, parce que justement c’est très loin de moi. Mais il y en a bien d’autres, français et étrangers.

BS: Pourquoi n’avez-vous écrit qu’un seul quatuor à cordes à ce jour ?
HD: Je veux en écrire un autre, très opposé à “Ainsi la Nuit”. Messiaen trouvait que l’on ne pouvait plus rien faire du tout en ce domaine. Je ne sais pas si c’est très bien de se dire toujours que l’on ne devrait plus écrire tel ou tel type d’oeuvre après la disparition de tel ou tel compositeur : on risque de ne plus rien faire alors que l’on ne répète jamais la même chose. Lui, il a tout de même écrit non pas un opéra, mais une grande incantation superbe sur François d’Assise. Je ne vois pas mon second quatuor avec autant de petits effets que dans “Ainsi la Nuit” qui, parfois, empêchent de voir la trajectoire, car si le public est sensible à ce qui se passe dans l’instant, il ne l’est pas à la trajectoire lors d’une première audition. D’où les malentendus qui naissent lors de premières auditions. Nous aussi, musiciens, nous sommes sensibles à cela, mais moi je n’attache pas d’importance à ces petites choses, ces événements passagers, mais il faut une trajectoire. Je compte beaucoup là dessus, j’attache beaucoup d’importance à la structure, car, finalement, c’est ce qui fait qu’une oeuvre tient ou ne tient pas. Elle ne peut pas tenir uniquement par des effets impressionnistes.

BS: C’est-à-dire que, quand vous commencez à écrire, c’est selon un canevas préétabli ? Vous savez où vous allez avant de commencer quoi que ce soit ?
HD: Souvent, mais pas toujours. C’est le cas pour les Métaboles. J’avais conçu un canevas, mais ne m’y suis pas tenu. Je voulais écrire sept pièces, je n’en ai fait que cinq. Mais on peut très bien réaliser un canevas, même avec des signes, avec des dessins, un graphisme. J’aime assez ça. Cela permet de ne pas se perdre.

BS: L’architecture vous intéresse-t-elle aussi ?
HD: Ah, oui, certainement. Mais pas à la manière de Xenakis, qui est un professionnel !

BS: Quand vous écrivez, avez-vous un cahier d’esquisses, ou est-ce que tout se passe dans votre tête ?
HD: Je note l’idée, mais je redoute de la noter avec trop de décision. Parce que si elle se fixe, je ne peux plus en sortir. Je la laisse mûrir dans ma tête. Il faut néanmoins noter quelque chose qui permette de ne pas l’oublier, mais pas trop noter, sinon cela se fixe, ce qui peut être destructeur. C’est très difficile... Pour Mystère de l’instant, ce qui m’a conduit, c’est mon titre, parce que c’est vraiment à cela que j’ai pensé. Mais je me suis aperçu après coup que c’est un titre que l’on peut m’accuser d’avoir emprunté à Jankelevitch, parce que, à propos de Debussy, il a mis en sous-titre “Mystère de l’instant”. Mais, pour moi, ce n’est pas du tout une réminiscence. On dit souvent à propos de ma musique qu’elle a le sens du mystère, c’est valable pour la musique en général d’ailleurs. L’instant, parce que j’avais envisagé d’appeler cette pièce que j’ai écrite pour Paul Sacher, “Instantané”, je voulais sortir un peu de cette perspective que j’ai généralement, ce soucis de tout relier dans ma mémoire. Je voulais essayer de saisir l’instant. L’instant musical, comme Debussy le fait de façon géniale, on se demande comment une oeuvre tient debout, et l’on n’arrive pas à analyser vraiment pourquoi. Chez Debussy, cela défie l’analyse, mais tient merveilleusement debout. Donc, moi, je voulais saisir l’instant. Ce n’est donc pas un clin d’oeil à Jankelevitch. Je l’aimais bien, il n’habitait pas loin de chez moi. Outre Debussy, il aimait bien aussi la musique de Déodat de Séverac [rires]. Il jouait bien du piano. Il était sympathique. J’aurais bien voulu être son élève en philosophie. Francis Bayer a été son élève. Il s’en souvient très bien, tant ça l’a marqué. Il affirmait son refus depuis la fin de la guerre des philosophes allemands et de l’Allemagne. Il était certainement partial, mais ça se comprend chez lui.

BS: Tous vos projets en cours représentent presque autant que tout ce que vous avez écrit dans votre vie, non ?
HD: Il y a San Francisco... même l’Orchestre National de Lille a annoncé une œuvre de moi ! Et il y a le Philharmonique de Berlin avant tout. Mais il y a d’abord Boston, une oeuvre pour orchestre dont je n’ai pas encore trouvé le titre. Elle est en une seule partie, l’écriture est bien déterminée sur le plan des groupes d’instruments qui se détachent de l’orchestre. Je pense qu’elle sera terminée d’ici six mois. En février je dois être en Hollande, c’est terrible notre situation : je ne peux rester tranquille à ma table de travail ! A partir du moment où on est un peu connu... Pour ses quatre-vingts ans, le pauvre Witold Lutoslawski, que j’aimais beaucoup, a passé une année terrible, parce qu’en plus il était son propre interprète.  Il a été appelé un petit peu partout dans le monde, et il ne put travailler pour lui. Nous nous sommes retrouvés moins d’un an avant sa disparition dans la grande bibliothèque polonaise du Quartier latin, où l’on donnait une réception en son honneur. On nous a montré une chose que l’on ne montre jamais, une mèche de cheveux de Chopin. Il était blond, superbe. C’est la dernière fois que j’ai vu Lutoslawski. Au même moment, il y avait un portait de lui à la radio. Il songeait à écrire un opéra. Mais il s’y est pris trop tard.

BS: Vous vous y prenez tous trop tard.
HD: Il faudrait y penser plus tôt, vers la cinquantaine. Mais il ne faut pas se tromper dans ses choix, surtout pour son livret. C’est un vrai chantier, il faut du temps. Mais c’est passionnant de travailler avec beaucoup de gens à la fois, la scène, les lumières, etc. J’ai goûté à cela avec Le Loup, ou quand je faisais quelques musiques de scène pour le théâtre Français. Il y a un esprit que j’aime. Ils se tiennent, et il y a quelque chose de très stimulant.

BS: Pourquoi n’avez-vous alors pas travaillé davantage pour le théâtre ? Est-ce l’opportunité ? Avez-vous refusé ?
HD: Je n’ai pas de réponse. J’ai reçu parfois des propositions de livrets, des choses qui ne m’ont pas du tout enthousiasmé.

BS: Pourquoi n’avez-vous pas dirigé vos propres oeuvres ? Serait-ce parce que vous avez eu la chance de connaître de grands chefs qui ont programmé vos partitions ?
HD: Je n’aurais pas été un bon avocat. C’est pour moi une question de communication. J’étais élève au Conservatoire de la classe d’orchestre tenue par Philippe Gaubert pendant très peu de temps. On nous chahutait quand on était au pupitre. Je me souviens d’une ouverture du Freischütz, une pièce superbe, mais quand on était au pupitre, c’était abominable. Gaubert était présent, il se tournait vers nous et disait : «Mais non ! C’est là et c’est là», en nous bousculant le bras. Et il avait raison. Il allait au pupitre, et c’était très bien. Certains de mes camarades de l’époque - je ne sais plus qui était là - ont pu tirer profit de ses leçons. Mais j’avais peur d’eux. Non, vraiment, il faut avoir le sens de la communication. Au début j’ai dirigé l’une de mes cantates pour le Prix de Rome. Cela s’est bien passé, mais c’était en province. Ils me respectaient : j’avais eu le Prix de Rome ! Je n’ai cependant pas eu envie de continuer. Parce que il faut savoir transmettre. Boulez a ce sens là, il le fait très bien, et le fait non seulement pour lui mais aussi pour les autres.

BS: L’exemple de Stravinsky a dû vous faire peur.
HD: Non, c’était bien, ce qu’il faisait. ! En tout cas, c’était mieux que Darius [Milhaud]. J’ai assisté avec Charles Dutoit, que j’avais entraîné en décembre 1959 dans une salle de New York où je savais que Stravinsky allait diriger Noces avec quatre pianistes de renom, dont Sessions, Barber, Copland. Je l’avais déjà vu diriger à Paris, en 1954, dans L’Œuvre du XX° Siècle, dont Nabokov s’occupait. J’aurais voulu fréquenter tous ces gens là. Mais ils vivaient entre eux, dans un milieu que je ne dirais pas snob, mais tout de même très mondain. Mais Nabokov je l’ai connu. Stravinsky est donc venu à Paris, et il a participé à une reprise d’Oedipus Rex. Le concert de New York est un souvenir inoubliable. Stravinsky au pupitre, même s’il dirigeait Noces un peu plus lentement que je ne l’avais entendu avec Désormières, qui faisait cela très bien - Stravinsky aimait beaucoup le style de Désormières -, mais il était très lucide au pupitre, et il était tout de même un peu plus lent que qu’il aurait souhaité.

BS: Pour votre Concerto pour violon, ne pensez-vous pas que l’enregistrement Amoyal/ONF/Dutoit est plus expressif, plus proche de la vérité que ne l’est Stern avec Maazel, les créateurs de l’oeuvre ?
HD: Je le crois aussi, mais Isaac Stern n’était pas prêt au moment de la création. Il l’a été après, car il l’a beaucoup joué aux Etats-Unis : douze fois ! Il l’a donc enregistré beaucoup trop tôt, dans la foulée de la création. Lorin Maazel connaissait mieux la partition que lui, à ce moment-là. Mais après Stern a bien assimilé la chose, et c’est vrai que j’étais un peu énervé aux répétitions de la première, parce que je trouvais qu’il ne connaissait pas bien le concerto, y compris les rythmes. Mais c’est un homme adorable, qui a beaucoup fait pour la musique contemporaine. C’est un grand Monsieur, qui, en dehors de son talent et de ce qu’il a fait comme musicien. Par exemple, en Israël, c’est presque un homme politique, un grand personnage. Pierre Amoyal, je l’ai mis en garde. Il a une superbe sonorité, une technique supérieure, mais je lui ai dit : «Attention, essayons de varier un peu les couleurs, que tout ne soit pas toujours trop lyrique, toujours dans la même tension lyrique». Il l’a bien compris : il a vraiment varié les couleurs. Je crois que cet enregistrement est réussi.

BS: En fait, votre oeuvre a toujours eu l’honneur d’avoir été créée par des grands, depuis Désormières, Münch, jusqu’à Rostropovitch, Stern. Il n’y a pas beaucoup de compositeurs vivants dont les créations sont jouées par leurs plus illustres contemporains actuellement.
HD: Comment cela a pu se faire ?... Je ne le sais pas. Sans doute les circonstances. Pour mon concerto pour violon, c’est Pierre Vozlinski qui m’a mis en rapport avec Stern, que je n’avais rencontré qu’une seule fois, du temps où Münch avait dirigé ma seconde symphonie à Strasbourg. Pour Rostropovitch, c’est par l’intermédiaire d’Igor Markevitch. Jusque là, il connaissait un petit peu ma musique, m’a-t-il dit. J’étais joué en Russie, où je me suis rendu pour la première fois dans les années 1960. Je voulais toujours voir celui qui est devenu mon ami, Edison Denisov. Ce qui étonnait toujours les Russes, qui me demandaient «Pourquoi Denisov ?». Denisov est un vieil ami pour moi. Je connais moins Alfred Schnittke, et je n’aime pas toujours sa musique. Mais c’est un grand tempérament.

BS: Il y a un nom qui n’est pas encore venu dans notre conversation : Wagner.
HD: Mais il y a aussi beaucoup d’autres noms ! Je n’ai pas parlé de Bach, de Mozart... Wagner, c’est aussi ma jeunesse. On jouait Wagner en province. Pas seulement l’ouverture de Tannhäuser. On parlait de l’harmonie tout à l’heure, de l’invention harmonique, qui, pour moi a toujours été importante, ce que l’on retrouve jusqu’à Messiaen en tout cas. Chez Wagner il y a ça, quoique l’on dise que c’est une spécialité française. Mais alors Wagner ? Chopin ? Schumann ? et bien d’autres, Berg, Schönberg ? C’est presque une banalité de dire que la philosophie de Wagner est insupportable. Mais ce qui est superbe, c’est son langage. Ce qui est incroyable, c’est que je ne suis jamais allé à Bayreuth. Parce que je redoute d’être repris pas cette musique qui m’avait envoûté. Je suis allé plusieurs fois à Zurich. Les Wesendonk Lieder sont nés à côté. Je me suis rendu dans la propriété du couple Wesendonk plusieurs fois. C’est tout un univers, tout ce qui a précédé Tristan, oeuvre extraordinaire.

BS: Que pensez-vous de la situation actuelle de la création musicale ? Avez-vous lu le livre de Benoît Duteurtre ?
HD: Je l’ai même conservé. Je trouve que le débat n’est plus entre musique tonale et atonale. Ce débat est complètement dépassé. Il y a eu toute cette période de l’après-guerre, avec le sérialisme. C’est une période de passage, qui, certes, compte dans l’histoire de la musique. C’est important, mais ce n’est qu’un passage. Après, l’improvisation à outrance, est une période plus courte encore. Pour moi, ce qui compte, c’est avant tout le tempérament. Comment est-ce que quelqu’un qui ne m’a pas particulièrement impressionné du point de vue du langage lui-même, son langage musical, Benjamin Britten, a résisté à ça ? Il a continué son bonhomme de chemin. Il y en a quelques autres, qui ont continué. Michael Tippett, bien sûr, qui est souvent dans l’ombre de Britten. Et dans d’autres pays que l’Angleterre. Chostakovitch, par exemple, on ne sait pas s’il a même voulu se pencher sur le problème de la musique sérielle, avec tout le côté didactique qui en dépendait. Tout cela est dépassé. Chaque époque, chaque langage peut apporter quelque chose, un élément intéressant. Finalement, maintenant nous sommes parvenus à une réelle liberté. Mais ce n’est pas plus facile pour les jeunes compositeurs. Pour nous, c’est-à-dire moi et quelques autres, après la Libération, tout n’a pas été facile. Tout était conditionné par un certain nombre de personnalités, pas seulement des compositeurs, mais aussi à la tête des institutions comme la radio. Il fallait être sériel ou ne pas exister. Ce n’était pas du tout confortable.

BS: Vous êtes quand même parvenu à vous exprimer ! Vous avez été joué.
HD: Maintenant vous n’avez même plus le droit de prononcer le mot “sérialisme”. Ca n’existe plus ; c’est un mot absolument tabou. Sans trop parler de Pierre Boulez, j’entretiens de très bonnes relations avec lui. Mais pendant un moment, il m’a détesté. Il m’a tourné le dos pour lors de ma première symphonie. Je trouve cela tout à fait normal. Moi-même je n’aime pas certaines choses de lui, et de beaucoup d’autres compositeurs. Mais il ne faut pas tout ramener à Boulez. Il y a la qualité chez Boulez, ce qu’il a fait, ce qu’il était, ce en quoi il croyait il l’a bien fait. Le Domaine musical, il a voulu faire connaître des oeuvres que l’on ne jouait pas ou que l’on jouait mal, il l’a bien fait. Ce qu’il a fait à l’Intercontemporain aussi. Ce que je n’aime pas chez lui, et je le lui ai presque dit comme je vous le dis, c’est son goût du pouvoir. Je n’aime pas cela non plus chez d’autres, notamment Marcel Landowski. Seulement il y a un monde sur le plan artistique entre ces deux musiciens. Je n’aime pas que l’on dépende du pouvoir.

BS: Vous même avez fréquenté les arcanes du pouvoir.
HD: J’ai démissionné de la commission réunie autour de Malraux. J’étais engagé avant que n’arrive Landowski. C’est d’ailleurs moi qui ai demandé à ce qu’il nous rejoigne. A l’époque, je demandais à ce qu’il soit écouté pour tout ce qu’il connaissait. Mais je n’ai pas été entendu. Autant je reconnais ce que Landowski a fait, qui est très utile - et là je ne suis pas du tout d’accord avec Boulez - pour la musique en France, autant je n’aime pas la guerre qu’il continue à travers des écrits. Il y a dans l’ouvrage de Duteurtre des choses que j’aurais apprécié ne pas voir. Il s’y trouve cependant des choses très intéressantes sur la société, sur l’évolution de la musique. Mais je trouve que ce n’est pas la peine de recommencer la guerre avec Boulez. Voyez par exemple la reproduction d’un article du New York Times qui n’est pas favorable à Boulez, ce n’était pas la peine. Finalement, ce n’est pas un débat d’idées, c’est d’une certaine façon un pamphlet contre les hommes. Je discutais avec Boulez avec qui je voyageais un jour. Je lui demandais : «Pourquoi ne décrochez-vous pas ?» Il m’a répondu : «Il faut que je le fasse...» Ce qu’il a fait, d’ailleurs : il a décroché de l’Intercontemporain, de l’Ircam. C’est depuis, après qu’il ait cédé à Bayle la direction. Je trouve que pour un musicien de valeur comme lui, ce qui compte avant tout c’est ce qu’il fait, ce qu’il a écrit, le chef d’orchestre aussi. A partir du moment où un musicien a prouvé à ce point qui il était, pourquoi vouloir absolument le pouvoir ? Alors, chez Landowski, on le comprend, parce que sa manière d’être, d’exister, c’est sa manière de créer. Mais chez Boulez, on ne peut pas le comprendre, parce que, pour lui, exister c’est écrire. Mais j’ai donné raison à Landowski lorsqu’il a pris la tête de la musique à l’époque. Je ne voyais pas Boulez derrière un bureau. Ce qui est embêtant c’est de devoir se conditionner en fonction de l’un ou de l’autre. Boulez nous a obligés à nous remettre en question, même ceux qui sont très loin de tout cela. Mes sentiments pour Boulez sont très mélangés. Pour Landowski, c’est un peu clair, pas pour Boulez. J’ai une sorte de tendresse pour lui, et sur le plan musical...

BS: ... Il est votre benjamin...
HD: Oui... Il a eu son prix d’harmonie avec texte que j’ai écrit. Il a réussi une leçon superbe. Et je n’ai pas été d’accord avec ses offenses à l’égard de Landowski. C’est lui qui a commencé la bagarre. Il n’avait qu’à laisser Landowski être. Il s’est exilé à Baden-Baden. Avec toutes ces histoires, on a l’impression que notre demi siècle n’a eu que deux grands musiciens, Boulez et Landowski !

BS: Que pensez-vous des “néo” : néo expressionnistes, néo romantiques, néo tonaux, etc.?
HD: Gorecki, par exemple, ce succès... Je ne dis pas que l’on doive lui reprocher quoi que ce soit, mais je crains les gens qui le suivent, et qui, à l’égard du public, se montrent complaisants. Il y a cela aussi : la complaisance ! Mais il y a des gens qui ont du tempérament, et même John Adams, dont je n’aime pas la production, sa musique n’est pas nulle. Il sait écrire. Mais je redoute énormément cette tendance. Philip Glass, je ne marche pas du tout. Pour moi ce n’est rien du tout !

BS: Parmi les jeunes compositeurs, en qui percevez-vous les grands de demain ?
HD: Un certain nombre de gens très différents. Ceux dont le tempérament est bien affirmé. Si on dit il y a Manoury d’une part, et à côté des hommes comme Philippe Hersant ou Jean-Louis Florentz. Quand Florentz a été nommé à l’Académie des Beaux-Arts, je lui ai dit : «J’espère que vous allez garder votre liberté», il a pris cela très mal ! Il l’a pris tellement mal, qu’il m’a envoyé une lettre-fleuve. Je pense qu’il a souffert de cette période de terrorisme. Mais ce n’est pas une raison pour se ranger dans la mouvance Landowski. Et il y a le Japonais Yoshihisa Taïra, que j’estime beaucoup. C’est l’un des grands compositeurs qui s’exprime actuellement en France. J’essaye de lui obtenir une commande d’une pièce pour orchestre, or comme Paul Sacher ne passe plus de commande, sans doute en raison de son âge, je suis en train de pousser Seiji Ozawa, son compatriote, pour l’Orchestre Symphonique de Boston. C’est un grand maître, qui a beaucoup de choses à dire, et il les dit fort bien.

BS: Manoury, Hersant, Florentz, ce sont trois personnalités complètement différentes...
HD: Il y a une autre génération encore. Des gens que j’ai connus comme étudiants à l’Ecole normale. Quelqu’un que j’estime beaucoup, Félix Ibarrondo, qui a environ trente-cinq ans ; Francis Bayer - nombreux sont ceux qui vont être étonnés de ce qu’il écrit en ce moment. C’est immense. Il a été le professeur de ses cadets comme Dusapin, qui m’intéresse beaucoup. Vous avez aussi une jeune femme, Edith Canat de Chizy. Maurice Ohana l’aimait beaucoup - elle a été dans son sillage -, et j’ai récemment entendu l’une des ses oeuvres.

BS: Ohana, voilà un autre compositeur important.
HD: Qui avait des refus extrêmement forts. C’était l’un de mes amis. Nous nous sommes un petit peu moins vus quinze ans avant sa disparition. Il avait une espèce d’ostracisme féroce non seulement à l’égard de l’Ecole de Vienne mais aussi contre tout ce qui était germanique. Je n’étais pas d’accord avec lui. Il était très méditerranéen, moi j’étais très pro-nordique. Il refusait, je ne parle pas de Richard Strauss, qui, à ses yeux, n’aurait même pas dû exister - on juge un artiste à la qualité de ses refus, disait Paul Valéry, mais c’est un refus un peu tragique, parce que Strauss existe, tout de même ! -, il ne pouvait pas le voir, il disait qu’“on n’aurait même jamais dû le jouer” ! - il oublie tout de même Elektra, Salomé, Ariane... Debussy, qui ne l’aimait pas, disait quand même que l’on ne pouvait pas résister à la domination de cet homme. Souvent je n’étais pas d’accord avec Ohana. Il ne pouvait admettre Boulez... C’est vrai qu’il y a des aspects germaniques chez Boulez. Mais même avec ses ostracismes, il y a quand même la qualité omniprésente de l’artiste. C’est quelque chose que l’on ne peut nier. Boulez aurait pu diriger Métaboles, mais il ne l’a pas fait. Il aurait dirigé la pièce pour Portal, puisqu’il me l’avait commandée. Cela aurait été amusant, j’aurais bien voulu.

BS: Et André Jolivet ?
HD: Je l’aimais bien. J’ai des souvenirs de Vienne avec lui, devant la maison de Beethoven, celle du testament d’Heiligenstadt, c’est très touchant. Il a été un grand professeur du Conservatoire. C’est moi qui ai insisté auprès de Gallois-Montbrun pour qu’il le nomme. Jolivet, humainement, était aussi un peu vindicatif, il a fait des erreurs aussi contre le Domaine musical, disant qu’il fallait «mettre la police là dedans». C’est pourquoi Boulez lui en voulait.

BS: S’il n’y avait qu’une seule œuvre de vous qui doive subsister, quelle est celle que vous choisiriez ? Et pourquoi ?
HD: ... Ce serait Tout un monde lointain... ou... la nouvelle oeuvre à laquelle je pense. Si ce n’est qu’il aurait peut-être fallu que je rompe complètement avec celle-là... ou mon nouveau quatuor... En fait, je suis attaché à plusieurs œuvres... Au fond, je ne suis finalement pas tellement autocritique. Je le suis beaucoup, mais je ne veux pas que cela soit de manière destructrice. Je suis assez lucide. Je vois un petit peu, avec le recul, quels sont mes canards boiteux. Mais c’est Tout un monde lointain que je sauverais... peut-être. Pour quelle raison ? Je ne sais pas. Cette œuvre est liée à une part de ma vie. C’est aussi la forme, l’élan général, l’impulsion, le climat. J’y reste attaché parce qu’elle m’a envoûté longtemps. Même après, ce qui est très rare, parce que je pense toujours à l'œuvre suivante. J’avais eu beaucoup de mal à m’en détacher. Après elle, c’est vrai qu’il aurait fallu que je rompe complètement... j’avais déjà commencé à travailler à l'œuvre qui a suivi. Mais ce n’est pas ça, je ne sais pas, c’est lié à toutes sortes de choses. Mais... je crois... c’est une pièce qui a aussi beaucoup de pouvoir sur le public, bien qu’elle se termine une fois encore “à la manière d’un enfant qui se pend pour une grande personne”, puisqu’elle ne se termine pas. Elle reste en pointillé. C’est difficile d’ailleurs à assumer pour le soliste, mais quelques fois cela porte très loin.

Propos recueillis par
Bruno Serrou
Paris, le 19 décembre 1995

1) A lire, Henri Dutilleux, Mystère et mémoire des sons, entretiens avec Claude Glayman, Editions Belfond (1993) et Actes Sud (1999)., ainsi que la grande biographie que lui consacre Pierre Gervasoni sous le titre Henri Dutilleux paru le 22 janvier 2016 aux Editions Actes Sud (770p., 49€)