vendredi 31 mai 2013

Un prégnant chef-d’œuvre de la fin du XXe siècle, Scardanelli-Zyklus de Heinz Holliger, a tétanisé le public de la Cité de la musique

Paris, Salle des concerts de la Cité de la Musique, jeudi 30 mai 2013

Heinz Holliger (né en 1939). Photo : DR

Il est des rendez-vous qu’il ne faut surtout pas manquer. Le concert donné hier dans la grande salle de la Cité de la Musique en ouverture du Festival ManiFeste 2013 de l’IRCAM, était de ceux-là. Certes, l’œuvre programmée, Scardanelli-Zyklus de Heinz Holliger qui occupe à elle seule toute une soirée, ne s’adressait pas à tous les publics, et même celui qui était convaincu de l’importance du moment dont il allait être le témoin, aura eu du mal à en mesurer la portée s’il ne s’était pas préparé à l’imaginaire de son auteur et à l’incroyable dimension de la partition, d’une richesse et d’une densité inouïes. Aussi, convient-il de saluer France Musique qui a pris l’initiative de retransmettre en direct ce concert exceptionnel, puisque, en vingt-deux ans, ce n’aura été que troisième exécution à Paris de cette partition de deux-heures-et-demi sans entracte : en 1991, à l’Opéra-Comique par Aurèle Nicolet, les London Voices et l’Ensemble Modern dirigés par Heinz Holliger (1) dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, et en 2003 Cité de la Musique par l’Ensemble Intercontemporain et Sophie Cherrier déjà également dirigés par Heinz Holliger, mais avec le chœur Accentus.

Depuis 1968 et avec « h » pour quintette d’instruments à vent et Dona nobis pacem pour voix, Holliger a renoncé à l’esthétique du contrôle de la hauteur absolue, pour travailler avec des effets sonores et des éléments phonétiques comme matériau compositionnel. Tout comme il a repoussé les limites de son instrument, le hautbois, Holliger, dans sa propre musique, ne cesse d’aller jusqu’aux extrêmes des états physiques et psychiques, aux confins de la souffrance et de l'éblouissement, selon la formule du musicologue éditeur suisse Philippe Albèra (2). La création de Holliger est un acte de résistance vis-à-vis du temps, présent et à venir, mais non dénué de l’espoir d’un affranchissement, d’un élan vers l’inconnu et le désir d’un ailleurs. L'imagination sonore la plus inouïe et les idées les plus radicales, étayées par une maîtrise éblouissante, fondent ainsi l’une des démarches les plus fortes et singulières de la musique d’aujourd’hui. 

Friedrich Hölderlin (1770-1843)

Placée sous le sceau de la mort, omniprésente et fatale, Scardanelli-Zyklus est une œuvre sans commencement ni fin. Elle ne comporte aucun point culminant, rien qui soit visé comme un sommet ou un point d'aboutissement, qui ressemble à une introduction ou à une coda, à un développement, à une réexposition, à un dénouement. De forme circulaire, elle échappe aux caractéristiques d’une dramaturgie classique se déployant pendant cent cinquante minutes dans son caractère d’inexorabilité et d’immobilité, tel un rituel, le temps se pétrifiant. Il s’agit en fait d’un long monologue qui amalgame les images du réel, du souvenir, et de ce qui n'est pas encore. Constitué de cercles, celui des saisons exposé trois fois, Die Jahreszeiten composées en 1975, auxquels s’ajoutent celui de (t) air (e) pour flûte solo - l’instrument dont jouait Hölderlin - de 1980 (lire taire, air et te) qui conduit aux limites physiologiques de l’interprète, et Übungen zu Scardanelli pour flûte, orchestre de chambre et quatre à cinq voix de femmes ad libitum ajoutés en 1985, et Ad marginem inspirée d’un tableau de Paul Klee pour petit orchestre et bande qui joue des extrêmes de la perception auditive, Scardanelli-Zyklus est comme un journal intime sonore, une musique qui « exprime une sorte de rigidité, proche de la paralysie » (Holliger). 

La tour où vécut Friedrich Hölderlin sur les bords du Neckar à Tübingen (Souabe) les quarante dernières années de sa vie. Photo : DR

Le « Cycle de Scardanelli », l’un des noms que Friedrich Hölderlin (1770-1843) se donnait à lui-même alors qu’il se cachait sous le masque de la folie et vivait enfermé dans sa tour à Tübingen pendant les trente-six dernières années de sa vie, y écrivant des poèmes presque exclusivement centrés sur les saisons qui a pris quasi dix ans (1975-1985) à Holliger, qui l'a retravaillé et complété jusqu’en 1995, tient de ce singulier attrait, puisqu’il se fonde sur des textes du poète allemand. Mais le musicien suisse ne s’attache à mettre en musique que des textes et des poèmes de la dernière période, celle de la folie, de l’homme meurtri enfermé dans sa tour, qui n’ont pas le fini et la musique interne de ceux des périodes qui ont précédé (à l’instar de ce qu’il fera avec Paul Celan, dont il n’utilise que des bribes de phrases, car mettre en musique de tels poèmes n’est pas les servir, tant ils ont leur propre musicalité). Chaque partie est ponctuée par le chef, qui, dos au public, expose de sa voix les titres du morceau qui va suivre ainsi que les dates fantaisistes octroyées par Hölderlin à ses textes. L’œuvre en son ensemble exprime une solitude et une magie d'une angoisse absolue exaltées par des sonorités des plus glaciales, exposées de façon le plus souvent susurrées dans un nuancier à l’ambitus flottant comme figé entre forte et pianississimo.  

Le Choeur de la Radio lettone. Photo : DR

Encore dirigée hier avec un monceau de partitions disposé sur le pupitre du chef, l’œuvre étant pour le moment imprimée en parties séparées, par mouvement, ensemble instrumental et chœur, Scardanelli-Zyklus a acquis sa forme et son ordre définitifs, ce qui va permettre à Schott de publier enfin le conducteur de l’œuvre entière en un seul volume. Jusqu’à présent, le cycle pouvait commencer sur n’importe laquelle des saisons. L’édition de cette forme définitive devait être concrétisée pour le concert donné hier par l’Ensemble Intercontemporain et le Chœur de la Radio lettone, mais elle n’a pu être prête dans les temps. Bien qu’il m’eût déclaré vendredi dernier à Sarrebruck diriger cette version ultime, il m’est une semaine plus tard impossible d’affirmer que tel a bien été le cas, considérant le fait que l’ordre publié dans le programme a été modifié au dernier moment… L’axe de l’œuvre telle que donnée hier est le choral à 4 Eisblumen (Fleurs de givre) fondé sur un choral extrait de la cantate Ich will den Kreuzstab gerne tragen BWV 56 (Je porterai volontiers la croix) de Jean-Sébastien Bach, page sublime où quatre instruments dans l’aigu ponctuent le chant de huit voix de femmes en mouvement homophone. « L'œuvre est comme un journal, convient Heinz Holliger, et chaque pièce en est l’une des feuilles. Toutes sont extrêmement statiques, il n'y a pas d'éléments gestuels ou dramatiques. La seule obligation consiste à jouer au moins un cycle des saisons mais on peut commencer avec n'importe laquelle. Il faut aussi que les commentaires instrumentaux ne suivent pas l’original vocal, pour qu’il y ait toujours des enchevêtrements. Mais les interprètes choisissent leur propre dynamique, leur propre conception d’ensemble. On pourrait d’ailleurs échanger les poèmes en conservant la même musique : j'ai évité de me placer à l’intérieur du climat et de la pensée propres à un poème spécifique. Je me suis plutôt attaché à ce qui ressort de l’ensemble de ces poèmes, comme si le verbe poétique accompagnait le discours sonore. » Il est possible de jouer tout ou partie des pièces de l’œuvre. Ainsi, la structure évolutive des trois cycles de saisons correspond à la structure simultanée des trois cercles enchevêtrés. La liberté laissée aux interprètes n’a cependant rien à voir avec le concept d’œuvre ouverte ou aléatoire, car elle est articulée par une écriture rigoureuse, chaque pièce reposant sur des principes extrêmement élaborés qui tendent moins pourtant à une construction qu'à un épuisement des structures (2).

Sophie Cherrier (flûte solo). Photo : Ensemble Intercontemporain, DR

Œuvre complexe à écouter et extraordinairement bouleversante tant elle interroge l’auditeur jusqu’au plus profond de son être, jusqu’à en exalter la douleur secrète à la façon d’une psychanalyse, au point que au fur et à mesure du concert une soixantaine d’auditeurs ont quitté la salle, Scardanelli-Zyklus a constitué hier pour beaucoup une véritable révélation. Sophie Cherrier a tenu avec une maîtrise extraordinaire la difficile partie de flûte, assumant avec une aisance confondante de la diversité des registres de jeu, de clefs, de souffle, de tenue et de retenue de l’écriture infiniment virtuose mais toujours maîtrisée de Holliger, inventeur de techniques que tous les compositeurs exploitent aujourd’hui. Souvent sollicité en soliste, et plus rarement en tuttiste, l’Ensemble Intercontemporain a rendu hommage par sa vélocité à l’écriture inventive, rythmiquement et techniquement extraordinairement exigeante par sa retenue et son inventivité, répondant avec tact extrême et offrant au compositeur chef d’orchestre qui le dirigeait une palette de couleurs d’un velouté d’une beauté confondante. Mais c’est surtout le Chœur de la Radio lettone qu’il convient de saluer, avec ses magnifiques voix de femmes, aux aigus d’airain qui ont instillé une dimension surhumaine aux cris suscités par la mort, tout en imposant une homogénéité parfaite dans les tutti et les répons, interprétant cette musique ardue et hardie avec une facilité et un naturel confondants, comme s’il s’agissait d’une œuvre du répertoire courant. Une soirée comme il en est peu et qui restera gravée dans la mémoire des privilégiés qui en étaient et qui ont su rester jusqu’au bout, tant il s’avère qu’il y a un avant et un après l’audition de cette œuvre gigantesque.

Bruno Serrou


1) Cette version a fait l’objet d’un enregistrement avec les mêmes interprètes publié chez ECM New Series/Universal Classics (2CD 1472/1473 437 441-2)

2) Heinz Holliger et Philippe Albèra : Entretiens, textes, écrits sur son oeuvre (Nouvelle édition augmentée). Editions Contrechamps (Genève), 32,45 euros

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