samedi 29 juin 2013

Deux personnalités dissemblables mais complémentaires, Jean-François Heisser et Jean-Frédéric Neuburger, ont donné une interprétation "diabolique" de Mantra de Karlheinz Stockhausen

Festival ManiFeste de l’IRCAM, CentQuatre, salle 200, vendredi 28 juin 2013

Jean-Frédéric Neuburger et Jean-François Heisser. Photo : (c) Bruno Serrou

Initiateur du sérialisme intégral (la série de Schönberg circonscrite aux hauteurs des douze sons de la gamme tempérée élargie à toutes les composantes de la musique : rythme, dynamique, timbre, durée, modes d’attaque etc.), promoteur de l’aléatoire (liberté plus ou moins surveillée laissée à l’interprète), inventeur de la musique électronique, Karlheinz Stockhausen, qui aurait eu 85 ans le 28 août prochain, portait à la fin de sa vie un regard serein sur la création, déclarant notamment : « La situation de la musique aujourd’hui, avec les minimalistes et autres néo-tonaux, m’amuse, car plus il y a de pluralisme, moins c’est inquiétant parce que le pluralisme est incapable d’engendrer de grandes découvertes artistiques, tandis que ces gens qui travaillent avec la méthode de simples collages se trompent parce que l’originalité reste toujours la qualité la plus digne de l’artiste. Je suis très content de savoir que de plus en plus de compositeurs déclarent d’abord penser au public en composant parce que plus ils le disent moins ils me dérangent. Seuls les artistes qui font des choses inouïes, indépendamment du public, sont inquiétants, parce que ce sont de vrais créateurs. Mais ce n’est malheureusement pas le moment aujourd’hui, pour eux. »

Karlheinz Stockhausen (1928-2007) aux manettes dans son Spherical Concert Hall durant l'Exposition universelle d'Osaka en 1970. Photo : (c) Archives Karlheinz Stockhausen, DR

Les années 1960 ont été pour Karlheinz Stockhausen (1928-2007) celles de l’exploration de l’électronique live (Mixtur pour orchestre et modulateur à anneau en 1964) et se sont conclues en apothéose avec le triomphe de sa grande sphère (Spherical Concert Hall) du pavillon allemand de l’Exposition Universelle d‘Osaka en 1970 qui reçut un million de spectateurs en cent quatre vingt jours. Le chef-d’œuvre de cette période est indubitablement Momente pour soprano, quatre groupes choraux et treize instrumentistes, où le concept de la forme momentanée est l’aboutissement « d’une volonté de composer des états et des processus à l’intérieur desquels chaque moment constitue une entité personnelle, centrée sur elle-même et pouvant se maintenir par elle-même, mais qui se réfère, en tant que particularité, à son contexte et à la totalité de l’œuvre ». Stockhausen est à cette époque considéré comme le magicien de la musique électronique. La décennie suivante s’ouvre sur une œuvre capitale, Mantra pour deux pianos, cymbales antiques, wood blocks - chaque pianiste étant doté d’une série chromatique de douze crotales et d’un Boku-sho (wood block japonais) - et modulateur à anneau. Une mélodie de treize notes et son renversement qui en est le moteur contient toutes les informations (types d’attaque du son, modes de jeu) sur le déploiement de l’œuvre en treize cycles sur plus d’une heure dix. Le concept de formule y fait son apparition. Une formule qui, ici, comprend quatre sections séparées par des silences, chacun des sons revêtant un caractère particulier : répétition régulière ; accent final ; normal ; appogiature autour d’une note centrale ; tremolo ; accord marqué, accent final ; liaison chromatique ; staccato ; répétition irrégulière en morse ; trilles ; oscillation initiale accentuée ; accord arpégé. Ces treize caractéristiques déterminent chacune un grand cycle à l’intérieur de la pièce, chacune des treize notes devenant à tour de rôle l’axe autour duquel se développent les formes d’augmentation.

La mélodie de treize notes et son renversement, moteurs de Mantra de Karlheinz Stockhausen

Mantra, qui suit Hymnen (1966-1967) et Stimmung (1968), marque une véritable césure dans l’évolution de Stockhausen. C’est en effet à partir de cette immense partition composée en 1970 qu’il initie un retour aux concepts classiques (harmonie, mélodie, thématique). Dans Mantra, il va jusqu’à réconcilier tous les styles pianistiques, de Schumann à Thelonious Monk en passant par Liszt, Debussy, Schönberg, Webern, Berg, Bartók, Messiaen, et les musiques extra-européennes. L’architecture, la richesse du matériau harmonique et mélodique, et, surtout, l’ingéniosité du projet formel annoncent l’évolution ultérieure de Stockhausen. Cette partition repose en effet sur une formule unique, répétée cent cinquante-six fois, sous toutes les formes possibles, s’amplifiant ou se comprimant.



Commandée par le Festival d’Edimbourg, cette œuvre d’une ampleur exceptionnelle, a été créée au Festival de Donaueschingen le 18 octobre 1970 par Aloys et Alfons Kontarsky, à qui Stockhausen destinait expressément Mantra, après une genèse rapide quoiqu’étalée dans le temps. En effet, début 1969, Stockhausen esquissait au cours d'un vol qui le conduisait à Los Angeles « une sorte de pièce de théâtre pour deux pianos » qu’il intitula Vision. En mars 1969, il commençait à travailler sur la partition, mais s’interrompit après avoir rédigé trois pages. En septembre, pendant un voyage en automobile entre Madison (Connecticut) et Boston, une mélodie vint à l’esprit de Stockhausen qu’il conçut avec l’idée de la déployer sur une longue échelle, pour une œuvre d’une soixantaine de minutes. Il nota sans attendre la mélodie sur le dos d’une enveloppe. Après avoir abandonné Vision, Stockhausen prit la mélodie qu'il avait griffonnée et traça le plan formel et le squelette de Mantra entre le 1er mai et le 20 Juin 1970 au cours de son séjour à Osaka. Puis il paracheva la partition en son domicile de Kürten d’une seule traite, entre le 10 Juillet et 18 Août de la même année. Les cymbales, instruments de culte parmi les plus anciens, appelant à la prière, invoquant le divin, accompagnant la mort, complètent et élargissent l’attaque et la résonance des sons du piano, et le relie ainsi au son sinusoïdal qui s’y ajoute à travers la modulation en anneaux, tandis que les Boku-sho (wood blocks), qui servaient à accompagner des invocations magiques et extatiques, acquièrent, par leur effet de signal, une fonction formelle structurant le discours. L’extrême orient, comme souvent chez Stockhausen, gouverne en effet l’œuvre entière. Le Mantra désigne de fait des formules magiques, des phrases sacrées qui, dans la tradition de la philosophie yogi indienne du tantrisme, dont l’idée-force est que « tout est un et chaque partie exerce une influence sur le tout », servent à exercer la concentration dans le but d’élargir la conscience et obtenir des forces spirituelles particulières. Le finale d’une rapidité à couper le souffle est une compression de l’ensemble de l’œuvre en un laps de temps extrêmement bref, toutes les augmentations et transpositions y étant rassemblées en quatre strates et à une vitesse considérable.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Photo : DR

Jean-François Heisser a présenté avec sensibilité et clarté cette œuvre impressionnante au public venu en nombre assister à ce concert. Parmi les auditeurs, les stagiaires et étudiants de l’Académie de ManiFeste dont la présence a suscité l'intervention d’une traductrice anglophone, qui a réussi à traduire non sans brio dans le choix de ses mots et sa synthèse souvent elliptique du vocabulaire propre à la musique et à l’informatique, malgré un lapsus lors de la traduction de "Variations Diabelli" de Beethoven qui devint "Variations Diaboliques", ce qui déclencha l’hilarité générale et par trop bruyante, puis un déchaînement de termes toujours plus alambiqués et complexes à traduire utilisés par Heisser, au point que l’on a pu se demander s’il n’en rajoutait pas une couche dans l’accumulation de mots savants…

Au bout de trente-cinq minutes d’explications alternant français et anglais, Jean-François Heisser (second piano), et Jean-Frédéric Neuburger (premier piano) ont enfin donné le départ de l’exécution de l’œuvre impatiemment espérée. Une attente récompensée par une exécution au cordeau, les deux pianistes offrant une interprétation onirique et fruitée exaltée par un jeu d'une facilité diabolique, Heisser magnifiant davantage le son, les reliefs et les couleurs que Neuburger, plus clinique et contenu mais dont la rigueur a judicieusement servi d’assise au chant voluptueux de Heisser. Aussi dissemblables que complémentaires, les deux musiciens ont inscrit ce chef-d’œuvre du XXe siècle dans la tradition venue de Jean-Sébastien Bach tout en en soulignant le côté visionnaire qui reste encore d’une prégnante actualité.

Bruno Serrou

vendredi 28 juin 2013

Avec "Il mondo della luna" de Haydn, l’Atelier lyrique de l’opéra de Paris conforte l’excellence de son recrutement

Bobigny (Paris), MC93, mercredi 26 juin 2013

Joseph Haydn, Il mondo della luna. Photo : (c) MC93/Opéra national de Paris, DR

Un an après la Fina Giardiniera de Mozart (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/06/normal-0-21-false-false-false-fr-x-none_28.html), la MC93 de Bobigny et l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris ont présenté leur sixième coproduction (1). Quinze chanteurs de quatre promotions entrées entre octobre 2011 et octobre 2012, voire pour certains en octobre prochain, ont alterné fin juin sur la scène de la MC93 de Bobigny dans une production inédite d’un opéra rarement donné en France de Joseph Haydn, Il mondo della luna (le Monde de la lune).

Joseph Haydn (1732-1801). Photo : DR

Deux mois après l’Isola disabitata à la Ferme du buisson de Noisiel-Marne-la-Vallée, l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris retrouvait Haydn (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/04/latelier-lyrique-de-lopera-de-paris.html). Opéra burlesque au caractère onirique, Il mondo della luna est le septième des douze ouvrages lyriques que Joseph Haydn a composés pour la cour du prince Esterházy (2), entre 1763 et 1784. Il se fonde sur un livret de Carlo Goldoni, qui avait été précédemment mis en musique par Baldassare Galuppi en 1750, puis par Niccolò Piccinni en 1770. Haydn en dirigea la création à Esterháza le 3 août 1777 à l’occasion du mariage du comte Nikolaus Esterházy, le plus jeune des fils du prince Nikolaus Esterházy, avec la comtesse Maria Anna Wissenwolf. A noter que le personnage du chevalier Ernesto est le seul rôle que Haydn ait destiné à un castrat contralto, tenu à la création par Pietro Gherardi.

Carlo Goldoni (1707-1793). Photo : DR

L’action de ce dramma giocoso en trois actes conte les mésaventures d’un noble aussi riche que naïf, Buonafede, père de deux filles en âge de sa marier, Clarice et Flaminia, et pourvu d’une servante (Lisetta) dont il est amoureux mais qui en préfère un autre. Passionné d’astronomie, il se laisse berner par le professeur Ecclisto, un imposteur qui se fait passer pour astronome. Son impressionnant télescope ne sert en fait qu’à duper les amateurs. Avec son complice Ernesto et son serviteur Cecco, il entend duper le naïf pour qu’ils épousent les trois jeunes femmes. A cette fin, ils lui font croire à la possibilité d’un voyage dans l’espace, et lui vendent à prix d’or un puissant somnifère qu’ils présentent comme une liqueur lunaire capable de le transporter sur la lune. Pendant que Buonafede dort, les compères transforment son jardin en paysage lunaire. A son réveil, convaincu qu’il se trouve sur la lune, il croit reconnaître Cecco en empereur de la Lune, mais lui concède la main de Lisetta, et fait la promesse de faire venir ses deux filles. Celles-ci, amoureuses d’Ecclisto et Ernesto, participent naturellement au complot. Leur arrivée suscite une grande parade lunaire au cours de laquelle Buonafede est promu chevalier, moyennant finance. Se découvrant trompé sous les coups des sbires des imposteurs, il finit par accepter le mariage de ses filles et apprend qu’Ernesto et Ecclisto ne manquent pas d’argent et que Cecco est un brave garçon…

Joseph Haydn, Il mondo della luna. Photo : (c) MC93/Opéra national de Paris, DR

La scénographie d’Alwyne de Dardel plonge dans un terrain vague de bidonville fait de roulotte rouillée, de camion putréfié, de pneus décharnés et d’immondices qui jonchent le sol éclairé par la lune, le tout recouvert dans la seconde partie d’une grande bâche blanche fantomatique dominée par un clair de terre qui inscrit le propos de Goldoni sur l’acquisition contrainte de la fortune d’un père par le mariage au sein d’une communauté de gens du voyage. A l’instar du décor, les costumes de Sylvette Dequest sont faits d’objets de récupération recyclés qui ont malgré tout pas mal d’allure.

La farce en acquiert une contemporanéité qui annihile le merveilleux de la musique de Haydn et du texte de Goldoni - était-ce d’ailleurs nécessaire, le théâtre de l’Italien étant aussi éternel que celui de Molière ? -, mais l’on rit volontiers des pièges dont est victime le naïf et des tours que lui font ses bourreaux. Seul moment contestable, le tabassage en règle que lui font subir ses futurs gendres qui deviennent d’un coup de haïssables tortionnaires, avant le dénouement souriant de l’œuvre qui débouche sur un hymne à la lune. Dans cet univers inspiré du film Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola sorti en salle en 1976, David Lescot, qui signe ici sa seconde mise en scène lyrique après The Rake’s Progress de Stravinski à l’Opéra de Lille en 2011, anime la troupe de jeunes chanteurs par une direction d’acteur, qui a la spontanéité et la fraîcheur qui siéent à Haydn, chacun donnant une vérité dramatique et comique de bon aloi. Les chanteurs présents en avril dernier confortent tout le bien émis à leur propos : le baryton portugais Tiago Matos est un Buonafede aussi touchant qu’agaçant, et Anna Pennisi, mezzo au chaud velours, une brûlante et sensuelle Lisetta. Eva Zaïcik impose sa spontanéité et sa vivacité dans le rôle travesti d’Ernesto, et les ténors Oleksiy Palchykov (Ecclitico) et Kévin Amiel (Cecco) ont l’abattage qui convient à des escrocs de petit acabit. Les sopranos Andreea Soare (Clarice) et Olga Seliverstova (Flaminia) chantent avec art leurs airs de bravoure tout en en sollicitant l’ineffable poésie.

Une poésie qui trouve sa résonnance dans la présence insolite dans la fosse d’un synthétiseur dont les interventions surréalistes ajoutent à la magie de l’orchestre de Haydn, qui se plaisait au clin d’œil et à la farce jusqu’au cœur de ses partitions, le chef ayant malicieusement introduit en outre un plaquage de la chanson populaire Au clair de la lune. Guillaume Tourniaire dirige avec conviction et énergie un l’Orchestre-Atelier OstinatO en meilleure forme que dans l’Isola disabitata, restituant honorablement la vivacité toute en grâce et en rondeur de la musique de Haydn.

Bruno Serrou

1) La saison prochaine, la MC93 et l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris présenteront une nouvelle production d’une œuvre beaucoup plus célèbre, puisqu’il s’agira de Don Giovanni de Mozart.

2) Un treizième opéra, l’Anima del filosofo, fut composé à Londres en 1791, mais ne sera créé qu’en 1951. 

mercredi 26 juin 2013

Claudio Abbado, bâtisseur d'orchestres

Claudio Abbado (né en 1933). Photo : DR

Claudio Abbado est le plus grand chef italien vivant. Il célèbre ce 26 juin 2013 ses 80 ans. Formé dans la tradition autrichienne, mais profondément enraciné dans l’italianita, engagé dans son temps, au même titre que Mauricio Pollini et Luigi Nono, ses amis, proche de Pierre Boulez, il est autant un immense chef symphonique que lyrique. De 1968 à 1986, directeur musical de la Scala de Milan, où il se produisit pour la première fois en 1960, de 1986 à 1991, directeur musical de l’Opéra de Vienne, il est nommé directeur de la musique de la Ville de Vienne en 1987, et crée, en 1988, le festival Wien Modern. Les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Berlin l’élisent chef permanent et directeur artistique en 1989, et lui renouvellent leur confiance début 1995 avec un contrat qui aura pris fin en 2002. En 1994, il prend la direction musicale du Festival de Pâques de Salzbourg. Sa passion, les orchestres de jeunes l’a conduit à en fonder plusieurs, l’Orchestre de la Communauté européenne étant le premier, en 1978, puis l’Orchestre de Chambre d’Europe, l’Orchestre de Jeunes Gustav Mahler… Le 6 août 1995, pour le magazine InfoSpectacle aujourd’hui disparu, il m’avait reçu lors d’un séjour à Paris où il préparait Cité de la Musique une tournée du Gustav Mahler Jugendorchester. Dix-huit ans après la première parution, l’action d’Abbado auprès des jeunes musiciens gardant toute son actualité, je prends l’initiative de publier ici une seconde fois cet entretien.

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Bruno Serrou : Vous avez fondé le Gustav Mahler Jugendorchester en 1986. Le propre des orchestres de jeunes est de se renouveler très vite. Combien de temps les musiciens restent-ils au sein du Gustav Mahler Jugendorchester ?
Claudio Abbado : Les jeunes travaillent trois à quatre semaines par an. A l’origine, l’Orchestre des Jeunes Gustav Mahler a été créé pour mettre en contact des musiciens des pays de l’Est avec leurs jeunes confrères occidentaux, Autriche, Suisse, toutes nations hors de l’Union Européenne. Il y avait des allemands de Berlin-Est, Dresde, Leipzig. Avec la chute du mur de Berlin,  le recrutement s’est ouvert à l’ensemble de l’Europe.

BS : On a souvent fait allusion à vous cet été à Aix-en-Provence, avec cet orchestre de jeunes professionnels formé pour la circonstance.
CA : Vous savez, le Philharmonique de Vienne compte quelques quinze musiciens venant du Gustav Mahler Jugendorchester qui ont largement gagné leur place, dont un konzertmeister. D’autres ont rejoint le Philharmonique de Berlin. L’Orchestre de Chambre d’Europe, orchestre professionnel, est formé de musiciens qui étaient dans l’orchestre de jeunes. Il y a aussi nombre de merveilleux quatuors qui sont constitués de musiciens de l’orchestre de jeunes.

BS : D’où vous vient cette passion pour les jeunes musiciens ?
CA : Ils sont for-mi-da-bles ! Il y a tellement de différences avec les orchestres professionnels. Naturellement, ce ne sont pas les Berliner Philharmoniker ou les Wiener Philharmoniker, mais ils peuvent le devenir. Ce qui est épatant, aussi, avec ces jeunes, c’est que l’on peut travailler sans limite. Ils n’ont pas encore été gâtés par la routine. Ils n’ont pas d’expérience, mais ils possèdent une grande technique, et sont tout ouverts pour apprendre des choses nouvelles. Alors nous faisons des folies. Nous réalisons des expériences que les musiciens d’orchestre professionnels jugeraient impossibles à faire. Quelques fois ils ont raison. Parfois nous réussissons des choses extraordinaires.

BS : Les jeunes musiciens cherchent à intégrer cet orchestre attirés par votre nom. Ils sont curieux, ont envie de travailler avec vous. S’ils ne vous avaient pas, ils se bousculeraient peut-être moins ?
CA : Rien n’est moins sûr. Par exemple, ils ont travaillé au Festival de Pâques à Salzbourg et à  Bregenz pour le Festival Mahler avec Bernard Haitink. Ces concerts ont connu un grand succès. Ils ont très bien joué et Haitink a été très content. Ils jouent aussi avec d’autres chefs, et pas seulement avec moi. Tous mes confrères sont enchantés de travailler avec eux. Il y a vraiment quelque chose de spécial chez ces jeunes !

BS : Il semblerait que vous avez été contraint de refuser des altistes français…
CA : Oui. Nous avons hélas été contraints de n’en retenir que quatre ou cinq. Mon assistant m’a dit que nous aurions pu pourvoir tous les postes avec les seuls musiciens français. L’Orchestre de Chambre d’Europe compte aussi des altistes français.

BS : Vous semblez vraiment heureux de travailler avec tous ces jeunes.
CA : Oui, très heureux. Notre travail est très sérieux, et l’atmosphère est si particulière. Nous aimons la musique. Il ne se trouve pas un « anti ». Vous savez, il n’y a pas de syndicat. On ne travaille pas pour l’argent. Ni eux, ni  moi. Tout est gratuit. Avec vingt-deux nationalités différentes, ce qui constitue une richesse incroyable, tous ces jeunes ou presque reçoivent une bourse d’études de deux ans. En France, le ministère de la Culture (ndr : 1995) a promis de donner quelque chose, comme en Autriche, Allemagne, Italie, Belgique. Mais pas l’Angleterre, ni la Hollande... pour le moment. L’Autriche, l’Allemagne, la Belgique paient aussi pour les jeunes d’Europe Centrale, Pologne, Biélorussie, etc. Pour l’organisation, c’est Vienne qui finance, et le siège social s’y trouve. Nous cherchons maintenant à implanter des comités à travers l’Europe entière. Nous avons beaucoup de sponsors privés. Nous recevons un millier de candidatures chaque année, et nous organisons des auditions dans les capitales européennes pour tous les pupitres, pour ne retenir que les meilleurs. 

BS : Les autres orchestres que vous avez créés, vous en occupez-vous toujours autant que du GMJO ?
CA : Je n’ai plus le temps de travailler avec l’Orchestre de la Communauté Européenne. C’est désormais Bernard Haitink qui s’en occupe.

BS : Avez-vous toujours un droit de regard sur ces orchestres ?
CA : Nous sommes des amis. Nous nous parlons donc beaucoup. Vous savez, tous ces amis, qui travaillent également avec le Philharmonique de Berlin, comme Bernard Haitink, Daniel Barenboïm, Zubin Mehta, Seiji Ozawa, Simon Rattle, Pierre Boulez, ne sont pas seulement de très bons musiciens, de très bons chefs d’orchestre, ils aiment aussi travailler avec le GMJO.

BS : Pourquoi avez-vous choisi Paris pour la préparation de votre tournée de cet été 1995 ?
CA : Parce que cette année la Cité de la Musique a proposé d’accueillir le nouvel orchestre Gustav Mahler. Nous avons travaillé le programme de notre tournée, qui nous conduit au Festival d’Edinburgh, où nous donnons le concert d’ouverture avec le Te Deum de Bruckner, aux Prom’s de Londres, à Saint-Pétersbourg, à Riga... L’année prochaine, nous serons au Festival de Salzbourg. En France, nous donnons un programme à Paris, à la fin de notre session de travail.

BS : L’on entend dire de plus en plus que les orchestres symphoniques sont obsolètes, qu’ils datent du XIXe siècle... Maintenant, c’est fini, c’est la mort de ce type de formation, etc.
CA : Qui dit cela ?

BS : Un certain nombre de compositeurs, entre autres.
CA : Sont-ils de bons compositeurs ?

BS : ... Pas forcément...
CA : Alors !...

BS : ... Vous avez créé trois orchestres de jeunes. Que deviennent ces musiciens après leur départ ? Ils n’entrent pas tous au Philharmonique de Vienne ou de Berlin, ou dans les grands orchestres internationaux…
CA : Je vous l’ai dit. Tous les meilleurs sont dans les meilleurs orchestres du monde. Il y a des ensembles de musique de chambre, des quatuors, des octuors, l’Orchestre de Chambre d’Europe... Ainsi, les meilleurs vont pouvoir faire une grande carrière.

BS : Il est néanmoins impossible de tuer tous les bons musiciens pour mettre ces jeunes à leur place...
CA : Qui vous demande de les tuer ? Si l’on pense par exemple au Philharmonique de Berlin, après cinq ans de travail avec lui, vingt-cinq nouveaux musiciens ont déjà été recrutés. Ce sont de formidables solistes. 

BS : Vous ne tournez pas avec des œuvres de musique contemporaine. Pour quelles raisons ?
CA : Cette année je viens avec Mahler. Mais avec le GMJO, pour Wien Modern, je dirige huit œuvres de musique moderne. Je sors bientôt le deuxième volume enregistré dans ce cadre. Il sera suivi d’un troisième, puis d’un quatrième. Au mois d’octobre et de novembre, nous jouons à Paris, Berlin, Vienne et Reggio Emilia un programme Schönberg/Nono. Le Caminantes... Ayacucho de ce dernier sera donné dans le cadre du Festival d’Automne avec le GMJO.

BS : Vous parvenez à maintenir cet orchestre, à le faire travailler tout au long de l’année, bien qu’ils soient majoritairement encore étudiants dans les conservatoires ?

CA : C’est seulement pour trois sessions : l’été pendant un mois, Pâques pour deux ou trois semaines, et pour le festival Wien Modern deux semaines.

BS : Considérant la difficulté de vos programmes, il vous faut les préparer pas mal de temps à l’avance…
CA : Il y a en effet beaucoup de répétitions. Nous travaillons avec les professeurs des meilleurs orchestres de Vienne, Berlin, Londres, Amsterdam, qui entraînent chaque pupitre. Les violons seuls, les violoncelles, les bois, les cuivres, etc., une semaine durant, puis c’est au tour de mon assistant de s’occuper d’eux. Ce n’est qu’après cette préparation que je travaille avec l’orchestre.

BS : Vous qui avez l’habitude de travailler avec les jeunes, est-ce parce que vous avez la fibre pédagogique ?

CA : Non... Pour moi ce n’est pas de la pédagogie. C’est de l’amour pour la musique. Je n’ai pas du tout envie d’enseigner. Je ne suis professeur de rien !... J’aime la musique et j’aime travailler avec les jeunes. Je travaille avec eux, je communie avec eux. Aujourd’hui, je reçois des lettres de jeunes qui étaient avec moi voilà dix ou quinze ans au sein de l’Orchestre européen ou du GMJO. Ces jeunes me disent « Ah ! L’époque où nous avons travaillé ensemble est le plus beau moment de ma vie. » Et ils viennent à Berlin pour les auditions…


BS : D’aucuns affirment que d’ici quelques années il ne restera au monde que cinq ou six orchestres symphoniques.
CA : Reprenez les critiques du temps de Claude Debussy. On disait alors “la musique, c’est fini”, “il n’y a plus de compositeurs”, “ça, ce n’est pas de la musique”. Il y a toujours quelqu’un qui dit “c’est fini”, “il n’y a plus de place pour les orchestres”. Ces gens-là n’aiment pas regarder leur propre époque, ont peur de l’avenir. Ce sont des conservateurs.

BS :  Les compositeurs contemporains écrivent-ils beaucoup pour ce type de formation ?
CA : Il y a Pierre Boulez, György Ligeti, György Kurtag, Hans Werner Henze... Ce sont tout de très grands compositeurs. Kurtag, qui a été à la Philharmonie de Berlin Compositeur en résidence pendant deux ans, a écrit une pièce, Stelle, pour grand orchestre que Le Philharmonique a créée en décembre dernier.

BS : Vous continuez à travailler à Vienne, où vous avez gardé le cycle Wien Modern.
CA : Je dirige aussi chaque année l’un des dix concerts d’abonnement des Wiener Philharmoniker. En fait, Berlin me suffit. D’autant qu’il n’y a pas que le Philharmoniker, mais aussi tout un programme annuel autour de cycles que nous organisons en collaboration avec l’Opéra Unter den Linden et Daniel Barenboïm, l’Orchestre de la Radio et Vladimir Ashkenazy, le théâtre de la Schaubühne, le Musée, etc. Nous avons pu monter ainsi un cycle autour de Prométhée, Hölderlin, Faust. Cette année était consacrée à la mythologie grecque. La saison qui vient ce sera Shakespeare et la musique. Ces thèmes réunissent les meilleurs artistes de Berlin. Il y a des films, des expositions. des lectures. Radio et télévisions couvrent les manifestations. Ces passerelles créent une grande émulation culturelle.

BS :  Les structures cultiurelles berlinoises, jugées trop nombreuses, sont pourtant réputées menacer l’équilibre budgétaire de la ville...
CA : C’est normal, le rééquilibrage entre l’Est et l’Ouest a été une priorité absolue. Mais, ce qui a été fait pour la culture et ce qui est fait aujourd’hui encore, n’a pas d’équivalent au monde.

BS : Vous qui êtes très impliqué dans la musique contemporaine, que pensez-vous du “néo romantisme”, du "néo expressionnisme” ... ?
CA : Fort heureusement, il y a toujours eu, et il y aura toujours des “révolutionnaires” dans la musique. Beethoven en était un. Il y a aussi toujours eu des réactionnaires, d’autres compositeurs qui ont voulu plaire au maximum de gens le plus rapidement possible, ne pensant qu’à leur carrière immédiate. 

BS :  Recevez-vous beaucoup de partitions nouvelles ?
CA : Nous avons créé à Vienne un concours de composition qui a chaque année un thème diffèrent : orchestre, ensembles, opéra pour enfants, opéra, vidéo. J’ai également initié un prix de création dans le cadre du Festival de Pâques de Salzbourg. Nous offrons un prix de composition, un prix  de peinture, un prix littéraire.

BS :  Que pensez-vous de la situation de l’Italie? Vous qui avez été très engagé dans la vie publique de votre pays, êtes-vous inquiet ?
CA : Ce qui se passe en Italie est terrible. Pour moi, le plus grave est l’organisation du pays.Surtout dans les grandes villes. Mais dans les villes moyennes, il se passe des choses très importantes. Par exemple en Emilie, à Ferrara, ls font des choses formidables. A Turin aussi. Mais la France aussi a des problèmes.

BS :  Et sur le plan musical, où en est l’Italie ? Y a-t-il une relève ?
CA : On y trouve toujours d’excellents musiciens. Ce qui se passe en Italie est comparable à tous les pays latins. Il n’y a aucune tradition de jeux en communauté, d’amour de faire de la musique ensemble, contrairement à l’Autriche, l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre. A Berlin, un jeune musicien rêve de jouer au sein du Philharmonique. La mentalité des jeunes latins est de dire “Un jour je serai Heifetz ou Michelangeli”. C’est tragique, parce qu’il y aura quatre vingt dix pour cent des musiciens qui se retrouveront sans rien. En fait, cela tient de l’enseignement.

BS :  Vous considérez-vous comme l’héritier d'Arturo Toscanini ?

CA : Non ! J’adore Toscanini, mais pour moi, le plus grand  chef d’orchestre fut Wilhelm Furtwängler. Je l’ai connu, entendu quand il a dirigé à la Scala de Milan. Mais qui n’aime pas Furtwängler ? On apprend beaucoup de Furtwängler. Bien sûr, on ne peut plus jouer Mozart ou Haydn comme il le faisait. J’adore Schubert, par exemple, que je dirige beaucoup. Mais jusqu’à ce que je découvre, en lisant les manuscrits de Schubert qu’il a laissés à la Musikverein de Vienne, que ce que l’on jouait de Schubert était en fait des révisions de Brahms, qui a changé beaucoup de choses, ajoutant des mesures, en retranchant d’autres.

Propos recueillis par Bruno Serrou
Paris, le 6 août 1995

mardi 25 juin 2013

Entretien avec Pierre Boulez : le coffret DG de l’intégrale de l’œuvre de Pierre Boulez, "un exemple" de ce qu’a fait le compositeur comme interprète de sa propre création

Pierre Boulez (né en 1925). Photo : DR

Tandis que paraît la première intégrale discographique de sa propre musique deux mois après qu'il eût franchi le cap de ses 88 ans, Pierre Boulez, que le grand public mélomane célèbre unanimement comme chef d’orchestre et connaît pour son engagement envers la musique (fondateur de l’Ircam, de l’Ensemble Intercontemporain, initiateur du Conservatoire de la Villette, de la Cité de la musique, de la Philharmonie de Paris), évoque ici l’intégrale discographique que Deutsche Grammophon (1) consacre à sa propre création (2).

Bruno Serrou : Que signifie pour vous la parution d’un coffret anthologique des trente-trois œuvres que vous avez composées ?
Pierre Boulez : Ce coffret Œuvres complètes ne représente pas davantage qu’un exemple de ce que j’ai fait. Il n’est ni exhaustif ni définitif. Je ne veux pas être une tapisserie historique que l’on déploie à l’occasion d’un anniversaire (3)… Mais j’ai écarté des pièces comme Polyphonie X et Poésie pour Pouvoir. Si je refuse qu’une œuvre soit enregistrée, c’est pour de bonnes raisons. Poésie est le schéma de Répons, qui seul m’intéresse. Quelqu’un d’autre peut le faire pour voir ce que la polyphonie de Répons tire de Poésie, le prendre pour ce que c’est, c’est-à-dire un essai vers Répons. Les œuvres sont présentées dans un ordre chronologique, alors que la pensée qui y a conduit, souvent traitées sous forme de Work in progress, sont menées de front. Je reprends une œuvre  parce qu’elle est à côté de ce que je veux obtenir. Dans le journal de Kafka se trouvent des débuts de nouvelles avec un unique paragraphe et l’on se dit qu’il aurait pu faire avec ces bribes des choses extraordinaires s’il était allé plus loin. Si je reprends une œuvre abandonnée voilà un demi-siècle, comme le Livre pour quatuor laissé en l’état en 1955, je la considère d’après ce que ma mémoire en a gardé. Mais si elle en sort, c’est qu’elle est terminée. J’ai une tendance à la concentration des idées, une attirance vers un monde unifié où peu d’invention engendre beaucoup d’invention. C’est ce qui fait ma difficulté. Ma vie d’interprète m’a empêché de faire ce que je souhaitais dans l’immédiat. Je n’ai pas voulu être interprète, mais les circonstances m’y ont conduit. Cela m’a beaucoup apporté certes, mais aussi nui à ma concentration. Je ne le regrette pas, mais quand je m’arrête trois mois de composer, je perds la trace des détails qui font la texture d’une œuvre en écriture. 

B S : A la tête d’une riche discographie de chef d’orchestre commencée en 1954, votre œuvre est depuis cette même année 1954 régulièrement enregistrée. Vous restez pourtant plus connu et admiré comme chef d’orchestre que comme compositeur. Que pensez-vous de ceux qui vous apprécient comme interprète et rejettent votre création ?
P B : Qu'ils ne me connaissent pas. Ils m’apprécient dans un certain répertoire qu’ils jugent « acceptable » ou qui est « accepté », et connaissent mal ma musique. Il existe pourtant de nombreux ponts entre celle que je dirige et celle que je crée. Mais ils ne les voient pas, ou ils demeurent pour eux dans le brouillard. De ce fait, ils restent sur une rive sans pouvoir passer sur l’autre... Le fait de diriger permet de savoir si ce que vous concevez fonctionne. Si vous prenez dix mesures que vous faites répéter pendant une heure et que vous avez la chance d’entendre peut-être une fois vraiment correctement, c’est que l’écriture du passage est trop compliquée ; pas complexe mais compliquée. Diriger permet d’écrire des choses similaires et aussi complexes mais beaucoup moins compliquées à exécuter et donc assimilable plus rapidement. C’est ainsi que je différencie ceux qui connaissent leur métier de ceux qui ne le connaissent pas. Mes œuvres ont gagné en longueur vers la fin de mon existence, après que j’ai dirigé Wagner, Mahler et Bruckner, ce qui m’a conduit à envisager la grande forme, qui est plus difficile à maîtriser que la petite. Les Français font toujours court, c’est plus pratique. Dérive II, sur Incises ont une amorce anodine qui a conduit à de grandes formes. Mon écriture est devenue plus limpide, inventive et efficace, depuis que je dirige. 

BS : Cela vous a permis de rendre votre écriture plus limpide ?
PB : Non seulement cela, mais surtout de la rendre plus inventive. Un geste bien placé, librement, est beaucoup plus efficace qu’un geste contraint par des structures assez compliquées, ou de révéler une irrégularité par exemple dans la battue, etc. Je l’ai beaucoup fait dans Dérive 2, que je n’aurais pas pu écrire si je n’avais pas dirigé auparavant.  

BS : Votre écriture pour les instrumentistes a-t-elle été simplifiée par votre expérience ?
PB : Mon expérience n’a pas simplifié mon écriture, mais elle l’a rendue plus efficace. Parce que je savais que par exemple les traits qui ne sont pas liés à l’intérieur d’un legato descendant sur un hautbois sont très difficiles à exécuter. Ledit legato ne sonne pas bien, tandis que si vous le faites en montant, cela se passe très bien. Seule l’expérience permet de comprendre ces choses-là.

BS : Où se situe le compositeur Pierre Boulez en regard de l’homme public ? Comment isolez-vous les divers aspects de votre activité ?
PB : Il suffit de le vouloir. Mais ce qui est gênant ce n’est pas la vie officielle, qui est certes parfois gênante mais au fond très rarement parce que l’on comprend que vous vouliez vous isoler. Ce qui l’est en revanche est le fait de s’arrêter pendant un certain temps et de reprendre l’œuvre : on sait que l’on doit la reprendre, mais l’on ne sait pas comment. Parce que vous avez beau noter les moments importants et comment les lier, la reprise de la composition n’est jamais naturelle, et vous vous dites quelques fois « mais mon Dieu qu’ai-je voulu exactement, je ne me rappelle pas comment je vais pouvoir joindre tel intervalle avec tel autre », enfin des questions pragmatiques. Alors, il suffit parfois de quelques notes pour relier le tout, mais c’est parfois beaucoup plus difficile.

BS : N’avez-vous pas une œuvre de chevet sur laquelle vous travaillez lorsque vous vous trouvez dans un hôtel, où ailleurs, loin de chez vous ?
PB : Non, mais il m’arrive de composer hors de chez moi. Par exemple, invité par des orchestres américains, qui ont des séries présentant trois ou quatre fois le même programme, le premier vous êtes sous pression, les autres moins ou pas du tout. Ainsi, de plus en plus libre dans mon interprétation de concert en concert, je peux travailler toute la journée.

BS : Y a-t-il des œuvres que vous auriez aimé écrire mais auxquelles vous avez dû renoncer ? Cela ne vous fait-il pas mal au cœur ?
PB : Si, bien sûr. Il est certain que ma vie a été très tranchée par l’Ircam et l’Ensemble Intercontemporain. Mais si j’avais trop de regrets, les institutions n’existeraient pas. Mon œuvre était plus importante pour moi, bien sûr, mais je me suis dit il y avait quelque chose à faire pour l’institution en matière de création musicale. Qu’existait-il alors, en effet ? L’affreux truc de Schaeffer et de ses successeurs ? C’était honteux ; d’une médiocrité… Sans elles, je n’aurais pas pu réaliser Répons. Mais en même temps, j’ai pensé tout de suite à les ouvrir. Parce que je pense qu’une institution créée pour vous-même meurt dès que vous disparaissez, tandis que là j’espère qu’elles perdureront.

BS : Vous ne vous êtes pas dit à un moment « il faut que j’arrête, ma priorité c’est ma musique » ?
PB : Si, c’est fait ! Cela est arrivé un peu tard, certes, mais j’ai commencé avec Répons à me séparer des deux institutions que j’ai créées. Cela fait tout de même trente ans… Etre chef invité et président d’honneur n’est pas une charge bien lourde. Difficile de refuser des invitations d’orchestres comme ceux de Berlin, Vienne, Londres, Chicago, Cleveland… Mais j’ai assez bien mené cela, une fois que j’ai été libre, que je n’ai plus eu la charge des institutions, là c’est allé beaucoup mieux.

BS : A l’instar de ce que vous avez incité avec Lulu d’Alban Berg, ne craignez-vous pas que quelqu’un s’empare de vos œuvres inachevées pour les compléter ?
PB : Non, c’est impossible. On peut regarder les esquisses, il y en a énormément, beaucoup plus que ce que je croyais. Mes pièces simplement amorcées le sont de façon assez précise, donc si quelqu’un veut partir de ces bribes et en faire quelque chose, je n’ai rien contre, mais pour un prolongement des œuvres, non.

BS : Jusqu’à Répons, vous avez été très « dogmatique », puis la souplesse est venue dans votre écriture…
PB : A cause de la direction d’orchestre, justement. Répons a été le point de départ de cette évolution, puis ce furent les Notations pour orchestre, parce qu’il y avait un texte libre qui m’a permis de conquérir ma propre liberté.

BS : De quoi donc vous êtes-vous libéré ?
PB : De mon dogmatisme !

BS : Vous vous êtes fait beaucoup d’ennemis, durant votre période « dogmatique ». Votre musique était considérée comme froide, analytique, intellectuelle…
PB : Parce que personne ne l’a écoutée, c’est tout. Beaucoup le disent, mais ils n’ont jamais assisté à un concert de musique dite « difficile », et, de ce fait, ils ne connaissent pas les œuvres. Sinon ils y percevraient beaucoup plus de liberté que de contraintes… Même dans le Marteau sans maître, ma musique est au plus influencée par Anton Webern, mais pendant une très courte période, parfois de façon claire parfois secrètement.

BS : Votre musique est immédiatement identifiable, quelle que soit la période. Dès la Sonatine pour flûte et piano, l’on sait ce qui vous appartient en propre, notamment la couleur… Vers qui encrez-vous votre musique : Debussy ? Wagner ? Les deux ?
PB : A vrai dire ma musique ne se tourne vers personne. Au plus elle a été influencée par Webern, beaucoup, mais pendant une très courte période, le Quatuor et la Sonate n° 2 pour piano, qui est aussi assez beethovénienne. J’ai en effet cette période-là qui a été influencée par différents compositeurs, quelques fois vraiment visiblement d’autres fois extrêmement secrètement, puis après dans ma période indépendante, il y a toute la théorie que j’avais faite sur le… Mais je voulais sortir des douze sons, surtout. C’est ce qui au fond a été ma marque de fabrique pendant un certain temps.

BS : Il y a une texture dans votre instrumentation qui est très colorée, sensuelle…
PB : Oui, dans toutes mes œuvres. Y compris les Notations, qui sont vraiment une œuvre de virtuosité orchestrale.

BS : Mais Notations, vous êtes encore en train de travailler dessus ?
PB : Oui, en ce moment sur la Huitième.

BS : Que pensez-vous de la situation de la musique en France ? Que vous inspire l’absence de représentant du gouvernement aux funérailles d’Henri Dutilleux ?
PB : La musique, c’est zéro !

BS : Gardez-vous tout de même un certain optimisme ?
PB : Non. Même en Allemagne, c’est consternant. C’est un peu catastrophique partout, en fait.

BS : Est-ce que l’on vous consulte encore aujourd’hui ?
PB : Non, pas du tout.

BS : Une œuvre de vous qui resterait, quelle serait pour vous la plus importante ?
PB : Ce serait sur Incises, c’est celle qui est la plus libre.

Recueilli par Bruno Serrou
Paris le 4 juin 2013

1) 13 CD DG 4806828. Le treizième disque est consacré à un entretien de Pierre Boulez avec Claude Samuel, initiateur du projet.
2) Paru en partie dans le quotidien La Croix daté lundi 24 juin 2013

3) Pourtant, le Musée de la musique a d'ores et déjà programmé une exposition consacrée à Pierre Boulez en 2015, pour ses 90 ans

Avec "Liturgia Fractal" somptueusement interprété par le Quatuor Diotima, Alberto Posadas s’impose compositeur majeur de sa génération

Paris, Festival ManiFeste de l’IRCAM, Théâtre des Bouffes du Nord, lundi 24 juin 2013

Alberto Posadas (né en 1967). Photo : (c) Abbaye de Royaumont, DR

Un disque Kairos (1) a révélé combien le Quatuor Diotima a d’affinité avec Liturgia fractal d’Alberto Posadas dont il a créé les cinq mouvements entre 2004 et 2008. Le concert d’hier donné par le même quatuor aux Bouffes du Nord dans le cadre du festival ManiFeste de l’IRCAM a confirmé l’exceptionnelle osmose entre l’œuvre et les interprètes. Composé entre 2003 et 2007, le cycle de cinq quatuors à cordes se veut comme son titre le suggère une célébration fractale. Il se fonde de ce fait sur l’idée d’auto-ressemblance et de propagation (2), et se revendique comme le reflet de « la recherche d’un son qui se développe organiquement comme une partie supplémentaire ajoutée à la nature » (A. Posadas).  Néanmoins, que le titre et l’effectif instrumental de ce recueil ne rebutent personne : ce serait une erreur de rester sur un a priori. Certes, le rapport des cinq quatuors à cordes (genre peu prisé du grand public) d’Alberto Posadas constituant Liturgia fractal avec les mathématiques fractales, la combinatoire et les algorithmes est avéré. Mais le compositeur espagnol né en 1967, disciple de Francisco Guerrero, magnifique compositeur trop tôt disparu, hôte de l’Ircam pendant trois ans, le réalise de façon si personnelle et sensible que l’on ne peut qu’être touché par la force et la cohérence de cette musique. Si bien que rester dans l’ignorance de la technique d’écriture est tout à fait possible, même souhaitable, et il n’est pas indispensable (d’essayer) de comprendre les explications du compositeur dans ses notes de programme pour goûter ces pages admirables. De forme cyclique, les cinq quatuors, construits de façon à former contraste tout en étant complémentaires (le matériau circule d’une pièce à l’autre), s’épanouissent dans un univers sonore et rythmique d’une richesse et d’une vivacité peu ordinaires. Rien de convenu ici, mais tout semble aller de soi, proportions, équilibre, densité du discours, originalité des textures, quête sonore… Cette musique séduit, fascine, surprend à tout moment, bouscule l’écoute. Magistralement interprétés par un Quatuor Diotima au nuancier infini et à la virtuosité d’une assurance à toute épreuve qui ont tenu l’auditoire en haleine plus de cinquante minutes passant à la vitesse de la lumière, les cinq quatuors aux titres a priori rébarbatifs (Ondulation du temps sonore, Modulations, Orbites, Arborescences, Bifurcations) que forme cette Liturgie fractale imposent un créateur puissant, original, profond mais accessible, assurément l’un des compositeurs les plus puissants de sa génération. Ainsi, neuf mois après l'avoir ouverte avec succès en septembre (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/09/alberto-posadas-et-le-quatuor-diotima.html), Alberto Posadas et le Quatuor Diotima closent magistralement la saison parisienne 2012-2013 de musique contemporaine.
Luigi Nono (1924-1990). Photo : (c) Archives Luigi Nono, DR
 
La première partie du concert a permis de retrouver la voix magnifique de Barbara Hannigan, qui a ouvert le programme a capella, avec une page de Luigi Nono (1924-1990), Djamila Boupacha, du nom d’une jeune Algérienne torturée par l’armée française. L’on sait l’engagement politique du compositeur vénitien, et son amour de l’humanité. « Toutes mes œuvres, écrivait-il en 1960, partent toujours d’une stimulation humaine : un événement, un moment vécu, un texte de notre vie touchent ce qu’il y a d’instinctif en moi, ma conscience, et m’imposent, à moi musicien et être humain, d’en donner un témoignage. » Fondé sur le poème Esta noche (Cette nuit) de Jesús López Pacheco (1930-1997), Djamila Boupacha est le mouvement central des Canti di vita et d’amore: Sul Ponte di Hiroshima, œuvre en trois mouvements pour soprano, ténor et orchestre que commanda à Nono le Festival d’Edimbourg 1962.
 
Djamila Boupacha (née en 1938), en 1962. Photo : DR
 
Née en 1938, Djamila Boupacha est une militante du Front national de libération algérien. Son témoignage sur les sévices infligés aux innocents par l’armée française pendant la guerre d’Algérie a suscité à l’époque des vagues d’indignations. L’ont soutenue en France, entre autres Pablo Picasso, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Elsa Triolet, Geneviève de Gaulle, Germaine Tillon et Giselle Halimi, chez qui elle se réfugia, mais aussi Pacheco en Espagne et de Nono en Italie. « La guerre de Libération en Algérie nous a tous touchés, en Italie comme en France, constatait Nono. J’ai compris alors qu’il fallait poursuivre la lutte contre le fascisme et la répression dans les pays du tiers-monde au centre desquels figurait l’Algérie. » Ce grand cris de douleur (« Otez de mes yeux ce brouillard des siècles ») d’où l’espoir point (« Je veux contempler les choses comme un enfant ») a été chanté avec une force et une densité dramatique d’une énergie vitale par Barbara Hannigan, qui a saisi l’auditoire à la gorge.
 
Quatuor Diotima. Photo : DR

Quatre ans après avoir participé à la création de l’original de l’œuvre suivante, la cantatrice canadienne a donné hier la version révisée d’Operspective Hölderlin de Philippe Schœller (né en 1957). Inspirée par le même recueil de poèmes de Friedrich Hölderlin consacré aux Saisons que celui utilisé par Heinz Holliger pour son sublime Scardanelli Zyklus entendu en ouverture de ManiFeste (voir ), initialement écrite pour soprano, quatuor à cordes, dispositif électronique et projection WFS (Wave Field Synthesis ou Synthèse de front d’ondes), cette œuvre est le dernier volet du triptyque Sables : lumières d'espaces, cycle du haut et de l'après de Schœller consacré à l’interaction musicien vivant/haut-parleur. A partir de matériaux de synthèses élaborés en studio, par le biais du programme original LUCIOLE (Synthèse Cellulo-Vectorielle), élaboré par Gilbert Nouno et par lui-même, Schœller travaille ici sur la spatialisation, particulièrement la profondeur de champ acoustique et son principe de « focalisation, de sélection et de balayage ». En vue de l’exécution au Théâtre des Bouffes du Nord, à l’acoustique plus présente et chaude que celle de l’IRCAM pour laquelle la pièce a été conçue à l’origine, la partie électronique d’Operspective Hölderlin a été retravaillée pour être exploitée par l’intermédiaire de haut-parleurs répartis dans l’espace acoustique de la salle à l’italienne.
Barbara Hannigan. Photo : DR
 
Pour cette nouvelle version, dans laquelle les parties vocale et instrumentale s’avèrent d’une extrême finesse et d’une richesse expressive incontestable, l’on regrette que l’inventivité de l’électronique ne soit pas au même niveau, restant constamment dans le même registre et maintenant une atmosphère fantomatique invariable vingt-cinq minutes durant, instillant rapidement la monotonie, mais l’oreille est heureusement attirée par les beautés indiscutables des musiciens, la voix chaleureuse de Barbara Hannigan, qui avait participé à la création de l’œuvre en 2009, étant enveloppée par le velours et la netteté des archets du Quatuor Diotima, ce dernier s’étant substitué au Quatuor Arditti, créateur de de l’original au côté de la cantatrice canadienne.

Bruno Serrou

1) 1 CD Kairos 0012932KAI
2) Le concept mathématique de fractal est apparu au début des années 1970 à l’instigation du mathématicien franco-américain Benoît Mandelbrot (1924-2010). Il caractérise des objets possédant des détails à toutes les échelles d'observation, dont certaines mesures peuvent diverger et dont la dimension peut être non entière. De nombreux objets naturels possèdent ces propriétés ; leur étude révèle alors qu'il peut être fructueux de renoncer à l'hypothèse de différentiabilité chère aux mathématiciens et aux physiciens. Mandelbrot a démontré qu'un grand nombre d’objets dans la nature étaient bien décrits par des fractales, conduisant ainsi à de nouveaux terrains de recherche. Des fractales se retrouvent également dans des phénomènes étudiés en théorie du chaos et dans les phénomènes économiques, telles les fluctuations boursières.