mercredi 31 juillet 2013

Livre : György Ligeti et son Atelier du Compositeur aux Editions Contrechamps

 
Publié sous la houlette de leur fondateur, Philippe Albèra, les Editions Contrechamps proposent, dans un riche volume titré L’Atelier du compositeur, Ecrits autobiographiques Commentaires sur ses œuvres, le deuxième des trois tomes annoncés de l’intégralité des écrits et conférences de György Ligeti (1923-2006). Ce remarquable travail éditorial, qui tend à l’exhaustivité, ne cherche pas à éviter systématiquement la redondance, car cette dernière dit combien le plus grand des compositeurs hongrois du XXe siècle aux côtés de Béla Bartók, qui fut l’un de ses modèles et son « idéal », demeure pérenne.

Comme il me le disait en 1997, pour György Ligeti, « faire de la musique et faire l’amour sont l’essence de l’existence. Le reste n’a pas d’importance ». Ce gourmet de la vie occupe dans l’histoire de la musique une place capitale, aux côtés de son compatriote Béla Bartók, avec qui il partage le XXe siècle entier. Silhouette fine, taille réduite, regard pétillant qui s’animait plus encore à la vue d’une jolie femme, lèvres gourmandes, humour caustique, verbe doux mais jugement intraitable et terriblement exigeant pour les musiciens (nombreux sont ceux qui ont affronté ses colères, même les plus grands) et ses interlocuteurs, travailleur infatigable, chercheur inlassable, Ligeti était à l’écoute de son temps et se passionnait pour les cultures du monde, qui sont le ferment et la sève de sa création.
 
György Ligeti (1923-2006). Photo : DR
 
Né le 28 mai 1923 à Tîrnăveni (Transylvanie), passé à l’ouest en 1956 après la répression de Budapest par l’armée soviétique, installé à Vienne, Ligeti s’est fait connaître dans les années 1960 par des œuvres dont l’esthétique marque un tournant dans l’évolution de la musique. Outre une nouvelle conception du son et du rythme, sa musique frappe par la façon dont la notion de continuité prévaut, comme l’attestent notamment ses deux cahiers d’Etudes pour piano qu’il avait entrepris « parce qu[’il] était mauvais pianiste » et qui sont son testament musical, cessant de composer voilà cinq ans, incapable de se mouvoir seul.

Son père le destinait aux sciences. « La musique s’arrêtant à Schubert, rappelait Ligeti, il ne voyait pas comment je pouvais être un compositeur d’aujourd’hui. J’étais passionné de mathématiques, mais dès que j’ai pu jouer des petites pièces de Jean-Sébastien Bach, à 15 ans, j’ai commencé à composer. Mais je n’ai su que je serai compositeur qu’en 1941, lorsque j’ai compris que mes origines juives m’empêcheraient d’entrer à l’université. » Quinze ans plus tard, à Darmstadt, il devient l’ami de Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen, qui l’accueille à Cologne. Malgré ses affinités électives avec l’avant-garde, il fera l’unanimité des musiciens, toutes générations et écoles confondues. « En rejetant à la fois le rétro et l’ancienne avant-garde, je me déclare pour un modernisme d’aujourd’hui », clamait-il dès 1990. Si sa musique est complexe, c’est principalement par ses structures et son matériau, mais son expressivité directe ne laisse personne sur le bord de la route. Un cinéaste comme Stanley Kubrick, qui utilisa son Requiem (1963) et Atmosphères (1961), l’avait compris. Ce qui frappe en effet à l’écoute de cette création exigeante est son immédiateté, due notamment au fait que Ligeti écrivait en pensant à ses interprètes, comme Pierre Boulez, l’altiste Tabea Zimmermann ou le pianiste Pierre-Laurent Aimard. La place de cet insatiable créateur dans la musique de notre temps est si grande qu’il a été le premier compositeur à voir de son vivant son œuvre intégralement disponible au disque.
 
Esquisse autographe de Ramifications (1968-1969). Photo : (c) Editions Schott 

Douze ans après les Neuf essais sur la musique publiés en 2001 du vivant du compositeur, Contrechamps porte dans ce deuxième ouvrage à la connaissance du public francophone le contenu du deuxième volume des Gesammelte Schriften publié en 2007 par la Fondation Paul Sacher et les Editions Schott, auxquels elles ont retranché des textes formant doublon et ajouté d’autres, comme les extraits de la correspondance du compositeur avec le musicologue Ove Nordwall au sujet d’œuvres conçues avant les années 1960.

Partout l’on retrouve la verve, l’humour, la sereine et ferme conviction, la distanciation, parfois la causticité, toujours le sérieux et la volonté pédagogique propres à Ligeti. Cela dès les premières confessions, qui se rapportent à sa jeunesse, dans les années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale, puis celles de l’alliance avec l’Allemagne sous l’autorité de l’amiral Horthy, et, pire encore, celle de l’Occupation allemande entre mars 1944 et avril 1945, au cours de laquelle les Juifs furent contraints de porter l’étoile jaune avant d’être déportés en masse vers Auschwitz, d’où le père du compositeur ne revint jamais, pas plus que son frère, mort à Mauthausen. Puis ce fut le boisseau stalinien, qui suscita la révolution de 1956 et incita Ligeti à fuir en occident cette année-là avec sa femme Brigitte épousée en 1949, après une course rocambolesque qui l'amena dans les terres de ses ex-bourreaux, en Autriche puis en Allemagne.
 
Ligeti conte cette période difficile qui marquera sa vie entière dans un beau texte intitulé Ma judaïté, qu’il conclut en ces termes : « Je restai ce que j’étais, un Juif d’Europe centrale, à demi assimilé et n’appartenant à aucune religion. Pour des raisons professionnelles, je vécus en Autriche et en Allemagne ; j’y suis resté avec la conscience que la crispation et les ressentiments que nous tous, Juifs comme non-Juifs, traînons avec nous depuis l’époque hitlérienne, sont incurables - ce sont des faits psychiques avec lesquels il nous faut vivre. » Dans un autre texte sur sa jeunesse intitulé Entre Science, musique et politique, Ligeti rappelle qu’il était un « homme de gauche » qui avait naïvement cru à une « société meilleure », mais le « socialisme réel » qui fut imposé dès 1946 à tous les pays occupés par les Soviétiques signifiait répression sans ménagements de tous les droits humains et destruction de l’économie, mouchardage, mensonge, dénonciation et désinformation, tandis que lui-même composait de la « musique interdite ». « Heureusement pour moi, constate-t-il, je n’avais pas cédé à la pression de certains amis et professeurs m’incitant à adhérer au parti communiste (Sándor Veress en faisait partie, un membre du PC bien innocent). » Suivent les années de Cologne, où il arrive un matin de 1957 et où il survit grâce à une bourse de la WDR et à des travaux de corrections pour les Editions Universal de Vienne et se lie à Bernd Aloïs Zimmermann et l’« ennemi artistique » de ce dernier, Karlheinz Stockhausen, chez qui il loge quelques temps.
 
Manuscrit de l'Etude n° 2 pour orgue, Coulée (1969). Photo : (c) Editions Schott

Dans la deuxième section de l’ouvrage, l’on trouve pêle-mêle un texte sur sa découverte des Editions Schott, puis sur Berlin, Hambourg, texte dans lequel il confesse que Paul Cézanne est son « idole secrète », et que, en regard de l’acte de peindre et d’écrire, celui de « composer est l’art le plus ingrat », ajoutant « mais je l’ai choisi de plein gré, personne ne m’y a forcé ». Il constate aussi que « l’art véritable, et par là même la musique contemporaine véritable, n’est pas toujours spectaculaire. C’est l’art d’une minorité, elle fait partie d’une culture minoritaire et elle a besoin de mécènes qui ont un sens pour cela. Elle n’a peut-être pas tellement besoin de la scène et de la télévision, mais elle a un besoin vraiment impérieux de la radio. ». Il s’y trouve aussi lettres de protestation et de rejet de la xénophobie, un texte sur Science et métier où il évoque les relations entre savoir et savoir-faire à partir de sa propre expérience, un autre sur Nouvelle musique et avenir dans lequel il constate en 1999 « avec regret que les tendances de la musique contemporaine savante que représentaient Pierre Boulez, György Kurtag, Conlon Nancorrow et moi-même perdent aujourd’hui sans cesse de leur importance » tandis que « certaines tendances postmodernes sont au contraire largement acceptées (je pense aux minimalistes et aux « religieux »). Certains médias soutiennent les ‘’génies’’, parmi lesquels on compte en Allemagne surtout Wolfgang Rihm. Enfin, une partie de la presse tolère une certaine tendance de l’art engagé, représentée autrefois par Luigi Nono, et voudrait voir aujourd’hui le paradis sur terre se réaliser (par exemple à La Havane) ».

La troisième section du livre, qui lui donne son titre L’Atelier du compositeur, réunit neuf textes importants écrits entre 1967, année d’Atmosphères, et 2001, peu après qu’il eut achevé son admirable et ultime cycle de mélodies Sippal, dobbal, nadihegedüvel sur des poèmes de Sándor Weöres, dans lesquels il évoque les divers aspects de sa musique et de sa constante évolution - « J’ai tendance, écrit-il, à changer la manière de travailler dès qu’une idée est réalisée » -, ses influences, de Bartók à l’Afrique, ses caractéristiques, comme les structures en réseau et les labyrinthes polyphoniques denses parallèlement au concept de polyphonie « floue », l’utilisation d’échelles diatoniques et de champs harmoniques consonants, suivis une décennie plus tard des polyrythmies complexes, de brouillages ou de répétition quasi mécanique, tandis qu’au début des années quatre-vingts il découvre la musique des Caraïbes et celle d’Afrique et l’univers rythmique de Nancorrow qui vont gouverner les Etudes et le Concerto pour piano ainsi que les Nonsense Madrigals
Etude pour piano  livre I n° 6, Automne à Varsovie (1986). Photo : (c) Editions Schott

La dernière partie du livre, qui en représente la moitié, rassemble les commentaires que Ligeti a consacrés à son œuvre, dans le cadre de conférences ou de publications dans des programmes de salles ou des pochettes de disques. Cette partie court des œuvres de jeunesse (pièces pour piano, œuvres hongroises, partitions chorales et mélodies hongroises), jusqu’à l’ultime Sippal, dobbal, nadihegedüvel, en passant par les Etudes pour piano et les grands chefs-d’œuvre, musique de chambre comme les deux quatuors à cordes, le Trio avec cor, les pages d’orchestre et les concertos, les œuvres vocales, le théâtre musical et l’opéra le Grand Macabre. Au total une soixantaine de partitions, dont cinquante plus densément analysées. Une somme de documents indispensable pour faire plus amplement connaissance avec l’art suprême de cet immense créateur que fut György Ligeti.

Le troisième volume des écrits du compositeur hongrois est d’ores et déjà annoncé par les Editions Contrechamps. Il sera consacré à ses essais et réflexions esthétiques.

Bruno Serrou

György Ligeti : L’Atelier du Compositeur. Ecrits autobiographiques, Commentaires sur ses œuvres. Traduits par Catherine Fourcassié, Pierre Michel et al. Avant-propos de Philippe Albèra. 328 pages. Editions Contrechamps, Genève 2013. 38 CHF. 28 €.

 

 

mardi 30 juillet 2013

Au cœur de la Corrèze, le Festival de La Vézère, rivière arrosant le château du Saillant, saveur de Sussex venue de Glyndebourne

Festival de La Vézère, Saillant et Beaulieu-sur-Dordogne (Corrèze), jeudi 25 juillet 2013
 
Le Châteu du Saillant (XIIIe siècle), centre d'activité du Festival de La Vézère. Photo : (c) Bruno Serrou
 
Avec un budget de 500.000 euros, le Festival de La Vézère organise chaque été une vingtaine de concerts dans plus d’une dizaine d’agglomérations du département de la Corrèze pour un public essentiellement local. « Malgré la crise, nos festivaliers nous font confiance et nous suivent fidèlement », se félicite Isabelle de Lasteyrie du Saillant, directrice du festival dont le parc et les dépendances du château accueillent la part lyrique de la programmation.
 
Abbatiale de Beaulieu-sur-Dordogne. Photo : (c) Bruno Serrou
 
C’est ainsi qu’en la majestueuse abbatiale romane du XIIe siècle de Beaulieu-sur-Dordogne pleine à craquer se sont produits les huit Violoncelles Français de Roland Pidoux, avec, parmi eux, Emmanuelle Bertrand, Eric-Maria Couturier et Raphaël Pidoux. Constitué d’arrangements habilement conçus par Roland Pidoux, le programme d’essence populaire mais remarquablement élaboré autour de pages de Richard Wagner (ouverture et romance de Tannhäuser), Gustav Mahler (mouvement lent de la Symphonie n° 1), Giacomo Puccini (interlude du troisième acte de Madame Butterfly), Carl Maria von Weber (extrait du Freischütz), et, en seconde partie, moins convaincante que la première, Maurice Ravel (Tombeau de Couperin), Hector Berlioz (le Spectre de la rose) et Georges Bizet (extraits de Carmen). Un programme à l’image de l’idée conductrice du festival, qui entend réunir dans des cadres remarquables de grands interprètes présentant des œuvres majeures pour des auditoires peu aguerris mais avides de musique de qualité.
 
Les Violoncelles Français, abbatiale de Beaulieu-sur-Dordogne. Photo : (c) Bruno Serrou
 
C’est ainsi que, au cœur des paysages bucoliques de la Corrèze environnant des villages aux noms  rendus illustres par la noblesse de France, à quelques encablures du Festival de Saint-Céré, le Festival de la Vézère attire depuis 1981 des musiciens de renom qui se plaisent à jouer devant des publics sevrés de musique. Voilà trente-deux ans en effet, visitant ses amis Guy et Isabelle de Lasteyrie du Saillant, sœur du président Valéry Giscard d’Estaing, le violoncelliste Roland Pidoux découvrait dans les environs de Brive le château du Saillant. Il leur suggéra immédiatement l’idée d’un festival.
 
Château du Saillant, la grange où sont donnés chaque été deux opéras. Photo : (c) Bruno Serrou
 
Depuis, cette grande bâtisse carrée du XIIIe siècle et ses dépendances accueillent l’été venu des musiciens de renom comme Teresa Berganza, Yuri Bashmet, Philipe Jarousky et, cette année, Kirill Troussov, les Paladins, Claire-Marie Le Guay, Lidija et Sanja Bijzak. Parmi les particularités du festival qui draine les rives de la Vézère, affluent corrézien de la Dordogne, la présentation de deux opéras dans leur version piano mis en scène dans la grange du château du Saillant.
 
La Vézère traversant le parc du château du Saillant. Photo : Festival de La Vézère, DR
 
Avec le pique-nique qui précède dans le parc, le lieu acquiert une ambiance proche de celle Festival de Glyndebourne, mais en plus intimiste et débonnaire. « D’ailleurs, la troupe Diva Opera est anglaise, se réjouit Isabelle de Lasteyrie du Saillant, qui pilote seule le festival depuis la mort de son mari. Dirigée par Brian Evans et Anne Marabini Young, cette compagnie réunit des chanteurs en début de carrière qui travaillent six mois sur des opéras avec lesquels ils partent ensuite en tournée. Ces productions en langue originale sont présentées en exclusivité française dans notre festival. Nous apportons ainsi l’opéra à un public qui a peu l’occasion d’en écouter grandeur nature. Nous leur proposons des ouvrages populaires qui sont montés avec un haut degré d’exigence. » Cette année sont ainsi programmés Il Barbiere di Siviglia de Gioacchino Rossini et la Traviata de Giuseppe Verdi. Par ailleurs, dans sa volonté de conquête d’un jeune public, le festival produit Pierre et le loup de Serge Prokofiev.
Bruno Serrou

mercredi 24 juillet 2013

Créateur de talent, le compositeur colombien Luis-Fernando Rizo-Salom est mort accidentellement à l’âge de 41 ans



Luis-Fernando Rizo-Salom (1971-2013). Photo : DR
Luis-Fernando Rizo-Salom est mort mardi 23 juillet 2013 des suites d’un polytraumatisme dû à un accident de deltaplane, survenu dimanche 21 juillet, discipline sportive dont il avait été champion de France en 2011. Il avait 41 ans. L’accident a eu lieu dimanche au-dessus de la base d’ULM de Gault-Saint-Denis, dans l’Eure-et-Loir. Son aile s’est écrasée alors qu’elle était tractée par un ULM en train de prendre son envol. La passagère est grièvement blessée mais ses jours ne sont pas en danger. « Le deltaplane s’est décroché de l’ULM, qui le tractait, très peu de temps après le décollage, environ dix secondes, a rapporté le procureur. Il était très proche de la piste, situé entre dix et vingt mètres de hauteur. Il a fait un mouvement de piquer sur la gauche, puis une chute verticale. Comme le deltaplane allait à faible vitesse et était à faible hauteur, le pilote n’a pu faire de manœuvre pour redresser l’aile delta. »

Né en 1971 à Bogota, où il avait fait ses études de composition à l’Université Javeriana dont il est sorti diplômé en 1998, Luis-Fernando Rizo-Salom s’était installé en France en 2000 pour y poursuivre sa formation auprès d’Emmanuel Nunes au Conservatoire de Paris. Il était l’un des compositeurs les plus talentueux de sa génération. Attiré par l’informatique musicale et les nouvelles technologies, il a suivi le Cursus de composition et d’informatique musicale de l’Ircam en 2005. Dans ce cadre, il aura composé Big Bang pour alto et électronique en temps réel. De 2005 à 2007, il est compositeur en résidence à la Casa de Velázquez à Madrid, et il reçoit le soutien des institutions tels que la fondation Nadia et Lili Boulanger, le gouvernement colombien, l’Académie Villecroze, les fondations Meyer, Tarrazi et Legs Saint-Paul et se voit remettre le prix Georges Wildenstein de l’Académie de Beaux-Arts.

Son œuvre embrasse tous les genres, de la musique de chambre à l’orchestre avec ou sans électronique. Elle est jouée dans de nombreux festivals, en Colombie, France, Angleterre, Russie, Autriche, Italie, au Portugal, en Espagne, Allemagne et au Canada. Elle est diffusée par les radios nationales canadienne, française et colombienne. En 2013 paraît un premier disque monographique consacré à sa musique de chambre, produit et financé par la Salle de Concerts Luis Angel Arango à Bogota, avec le soutien de la Banque nationale de Colombie.

La dernière œuvre de Luis-Fernando Rizo-Salom donnée en création aura été Les Quatre pantomimes pour six par l’Ensemble Court-Circuit dans le cadre du Festival ManiFeste de l’IRCAM, le 19 juin 2013. « Les Quatre pantomimes pour six du compositeur colombien sont immédiatement séduisantes, écrivais-je au soir de la première de ce sextuor pour vents et cordes sans électronique (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/06/a-lircam-deux-uvres-phares-de-yan.html), avec leurs rythmes syncopés, leur énergie vitale qui ne cesse de se renouveler et qui leur donne une pulsation conquérante. Le violoncelle est l’assise de la pièce, Rizo-Salom lui faisant utiliser tous les modes de jeux possibles, et le cor, dont les hurlements et les stridences usent continuellement de glissandi, ce qui donne à l’œuvre un côté ludique de bon aloi, à l’instar de la partition entière, joyeuse, joueuse, complexe mais sans en avoir l’air... »

Bruno Serrou

mercredi 17 juillet 2013

L’Ensemble Gilles Binchois et la Maîtrise de la cathédrale du Puy redonnent vie en l’abbaye du Thoronet à un chef-d’œuvre de la liturgie médiévale, l’Office de la Circoncision à la cathédrale du Puy


Rencontres de Musique médiévale du Thoronet, Abbaye du Thoronet, mardi 16 juillet 2013

Rencontres de Musique médiévale du Thoronet, Abbaye du Thoronet. L'Ensemble Gilles Binchois entouré de la Maîtrise de la cathédrale du Puy. Photo : (c) EGB-le Puy ensemble©Fleur Boudignon

Art exigeant et d’une expressivité évanescente, la musique médiévale est confondante de beauté et de mystère. Elle irradie depuis vingt-deux ans l’abbaye du Thoronet. Moins directement accessible que la musique baroque en raison de la complexité de ses structures et de l’extrême pureté de ses lignes, la musique du moyen-âge n’en suscite pas moins un engouement qui ne cesse de se conforter par l’extrême qualité de ses interprètes. Plus rare dans les salles de concert et dans les lieux les plus fréquentés par les mélomanes, elle tient depuis plus de vingt ans un écrin idéal avec l’abbaye cistercienne du Thoronet, dans le Var. Depuis 1991 y sont organisées les Rencontres internationales de Musique médiévale qui associent concerts et académie dirigés par Dominique Vellard, spécialiste incontesté de la musique de cette longue période de l’histoire qui court du dernier quart du IXe siècle jusqu’au début du XVe. « Ce festival a été conçu pour faire entendre la musique du moyen-âge dans son infinie diversité, rappelle Vellard, directeur-fondateur de l’Ensemble Gilles Binchois, formation-référence dans ce répertoire. Du grégorien à la chanson profane, le répertoire est infini. »


Abbaye du Thoronet. L'Ensemble Gilles Binchois entouré de la Maîtrise de la cathédrale du Puy. Photo : (c) EGB-le Puy ensemble©Fleur Boudignon

Les ensembles voués aux musiques de cette époque se développent à travers le monde, sans pour autant proliférer. Curieusement, constate Vellard, la France a surtout l’esprit au baroque, alors que ce sont les Français qui se sont parmi les premier à s’être attachés à la musique ancienne, au milieu du XIXe siècle tandis que l’architecte Viollet-le-Duc et l’historien Prosper Mérimée recensaient et relevaient églises romanes et gothiques. « Je ne programme au Thoronet que six concerts par édition, dit Vellard, car il n’y a pas encore assez d’ensembles de haut niveau pour cette musique particulièrement délicate et raffinée. J’invite aussi des ensembles de musiques extra-européennes savantes, car les traditions sont comparables aux nôtres. » Pourtant, en trente ans d’enseignement au Conservatoire de Lyon puis à la Schola Cantorum de Bâle depuis 1982, Vellard a formé plusieurs générations de chanteurs qui à leur tour transmettent l’art d’interpréter cette musique. Depuis six étés, quelques semaines après le festival, l’Académie du Thoronet réunit une quinzaine de jeunes chanteurs professionnels venant s’y perfectionner au répertoire liturgique dans le cadre de sessions qui se concluent sur un concert public dans l’acoustique puissante de la magnifique abbaye cistercienne. « Après cinq ans de Renaissance, les académies sont consacrées depuis deux ans à un répertoire en adéquation avec ce lieu sublime autour de l’interprétation du répertoire auquel je me consacre depuis trente-cinq ans : le chant grégorien et l’Ecole Notre-Dame », précise Dominique Vellard. Le chanteur-pédagogue a appelé à ses côtés pour cette session les sopranos Anne Delafosse et Anne-Marie Lablaude, deux spécialistes des répertoires liturgiques médiévaux et membre de l’Ensemble Gilles Binchois. Actuellement séparés dans le temps par une quinzaine de jours entre juillet et août, Académies et Rencontres seront concentrées dès l’été 2014 sur deux semaines de festival dans la deuxième quinzaine de juillet.

                                                             Dominique Vellard. Photo : DR

C’est avec son Ensemble Gilles Binchois associé à la Maîtrise de la cathédrale du Puy que Dominique Vellard a ouvert l’édition 2013 des Rencontres de Musique médiévale du Thoronet, qu’il a fondées voilà vingt-deux ans. Au programme, une heure trente des vingt-quatre heures de l’Office de la Circoncision à la cathédrale Notre-Dame-de-l’Annonciation du Puy-en-Velay. Ce manuscrit du XVIe siècle redécouvert au XIXe se fonde sur une tradition née au XIIe siècle alors que Le Puy connaissait un premier apogée comme ville-départ de l’un des chemins de Compostelle les plus fréquentés. La fête de la Circoncision était l’un des moments phares de l’année liturgique. Chantée par les pueri (les plus jeunes clercs), les diacres, sous-diacres et prêtres, elle concluait au moyen-âge, le 1er janvier, l’octave de Noël, et connaissait un écho comparable à la fête des Fous. Le fonds du temps de Noël le plus important se trouve dans la cathédrale du Puy-en-Velay, remarque Vellard, car il témoigne de l’évolution de ce répertoire entre les XIIe et XVIe siècles, antiennes, psaumes, répons, qui est celui que l’on chante encore dans les monastères. S’y ajoutent des compositions du XIIe siècle sur la poésie latine de l’Ars cantica conçus pour être mis en musique, préfigurant ainsi le lied. « Bien que le Puy soit un point de départ des chemins de Compostelle, la ville était à la fin du moyen-âge à l’écart des centres d’activité de l’époque, rappelle Vellard. Ce n’est qu’au Puy que se trouve réuni dans une même source un ensemble de pièces d’époques aussi différentes qui découle certes de la tradition propre à la cathédrale mais atteste aussi de l’extraordinaire élaboration artistique que l’office divin a pu connaître au cours des siècles. » Le jour de l’octave de Noël tombant le 1er janvier, le thème central des textes est la célébration de la vierge Marie autant que du jeune Sauveur. De ce fait, le ton est à l’allégresse. « Outre les copies des chants grégoriens, le fonds du Puy compte une vingtaine de polyphonies du XVIe siècle de grande qualité, se félicite Vellard. J’imagine-là la main d’un très grand compositeur hélas anonyme, car il ne s’y trouve aucune faute et l’ensemble est remarquablement conçu. Tout est en effet précisément noté et rubriqué, les déplacements, les effectifs, les dispositions, la répartition des chants, entre adultes et enfants, etc. » Vellard rappelle qu’il existait à l’époque au Puy une petite université catholique qui formait les clercs dont le bâtiment jouxtait la cathédrale mais qui préservait cependant une certaine indépendance par rapport au clergé. En outre, Le puy était célèbre à l’époque pour ses saintes reliques, l’une ayant appartenu à l’intimité du Christ, l’autre étant la paire de sandales que la Vierge a abandonnée lors de son assomption… 

Les célébrations de la fête de la Circoncision s’étendaient sur vingt-quatre heures, et réunissaient les chantres et les clercs de toutes les églises du Puy-en-Velay qui se relayaient dans le cours des offices se succédant dans la cathédrale. Six chanteurs de l’Ensemble Gilles Binchois et dix des cinquante jeunes choristes - contrairement aux canons médiévaux, étaient réunis filles (au nombre de trois) et garçons - de la Maîtrise de la cathédrale du Puy fort bien préparés par leur chef de chœur Emmanuel Magat. Une heure trente durant, ces enfants ont dialogué, répondu et chanté de concert en authentiques professionnels avec leurs aînés de l’Ensemble Gilles Binchois, ne quittant pas du regard les mains singulièrement expressives de Dominique Vellard (ténor), qui dirigeait et chantait à la fois entouré de ses chanteurs, David Sagastume (alto), François Roche, Gerd Türk (ténors), Emmanuel Vistorky (baryton) et Joël Frederiksen (basse). Une heure trente d’extase à ne pas toucher terre, hors du temps, tout de lumière et d’ardente spiritualité, d’une prégnante beauté magnifiée par ces voix pures et droites, d’où s’extrait la voix intense aux brûlantes harmoniques de Dominique Vellard tout juste remis pourtant d’une fatigue de ses cordes vocales. La soirée est si vite passée que le public, qui a fait le plein de l’abbaye, s’est mis à rêver d’une intégrale de l’office, sur le modèle du Soulier de Satin de Paul Claudel. « L’idée est excellente, a convenu Dominique Vellard, mais à la condition de réunir un plus grand nombre de chantres et de maîtrisiens, pour pouvoir alterner. » Il est vrai que les quatre-vingt-dix minutes de concert se sont avérées d’une densité incroyable, la mise en place rigoureuse et la réalisation vocale au cordeau, ce qui requiert une concentration de chaque instant de la part des chanteurs.

Bruno Serrou