jeudi 28 novembre 2013

Martha Argerich et Gidon Kremer ont enluminé la grisaille parisienne d’un dimanche d’automne

Paris, Salle Pleyel, dimanche 24 novembre 2013

Gidon Kremer et Martha Argerich. Photo : DR

Il est des artistes qui, quoi qu’ils jouent, conquièrent des salles entières. Peu savent en profiter. Seuls des êtres rares le font, comme Claudio Abbado, Pierre Boulez ou Maurizio Pollini… Martha Argerich est de ceux-là. Elle a en outre la chance, elle qui ne se produit plus en récital, de pouvoir convaincre ses partenaires de présenter à ses côtés des œuvres peu courues, même si lesdits partenaires n’ont pas toujours un goût sûr quant aux choix des partitions qu’ils entendent défendre. Cette fois, c’est avec Gidon Kremer que la pianiste argentine a partagé dimanche l’affiche de la Salle Pleyel devant un public acquis d’avance à qui elle a ainsi pu proposer deux œuvres d’un compositeur méconnu en France, Mieczyslaw Weinberg, qui a été mis en résonance avec deux sonates pour violon et piano de Beethoven, les sonates de Weinberg ouvrant chaque partie du programme, celles de Beethoven les concluant.

Aussi prolifique que Serge Prokofiev et Dimitri Chostakovitch, le compositeur russe né Polonais Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) n’a pas encore la notoriété internationale de ses aînés. Pourtant, de son vivant, les plus grands artistes soviétiques ont joué sa musique ou se sont produits à ses côtés - il était excellent pianiste -, David Oïstrakh, Mstislav Rostropovitch, Leonid Kogan, Emil Gilels, ou des chefs d’orchestre comme Kirill Kondrachine ou Rudolf Barchaï. Il a surtout été l’ami de Chostakovitch, qui rédigea une pétition pour l’aider alors qu’il était incarcéré pour « activités sionistes », ce à quoi seule la mort de Staline lui permit d’échapper. Connu d’un certain public pour la bande son du film Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov, Palme d’or du Festival de Cannes 1958, il est l’auteur de quelques cinq-cents œuvres, dont vingt-deux symphonies et dix-sept quatuors à cordes… Parmi les nombreuses partitions de musique de chambre, cinq sonates pour violon et piano et trois sonates pour violon seul. Ce sont les dernières pièces de deux dernières séries de sonates qui ont été présentées dimanche.

La filiation de Weinberg avec Chostakovitch est évidente. Mais aussi avec Bartók pour ce qui concerne le traitement des sources folkloriques, y compris dans les sonates. Ainsi de la Sonate pour violon et piano n° 5 op. 53 composée en 1953 dont les deux mouvements centraux sont d’une vivacité extrême, tandis que l’ample finale est mû par une tension particulièrement dramatique. Le nez dans la partition, ce qui peut agacer tant cela donne l’impression qu’il découvre une partition qu’il n’a pas travaillée depuis longtemps, mais qui en fait semble plutôt le rassurer - à l’instar de Martha Argerich, le violoniste letton semble pétrifié par le trac -, Gidon Kremer reste dans l’Andante con moto initial sur son quant-à-soi, l’archet lourd et la main gauche peu assurée, au point d’enchaîner les fosses notes, avant de se libérer peu à peu dans le deuxième Allegro. Kremer s’avère encore contracté dans la Sonate pour violon et piano n° 10 en mi bémol majeur op. 96 de Beethoven, malgré la souplesse du toucher, la sensualité lumineuse du toucher, l’éclat du piano de Martha Argerich, qui, une fois dans la musique, fait très vite abstraction de ses appréhensions, non pas pour délaisser le public mais pour communier avec lui. Elle se montre également attentive envers son partenaire, le portant musicalement jusqu’à lui faire oublier ses propres appréhensions en l’enveloppant de sonorités luxuriantes exaltées par son toucher immatériel.

Ainsi, dans la Sonate pour violon n° 3 op. 126 composée en 1979 qui joue des harmoniques et des registres extrêmes du violon, Kremer, qui se retrouve naturellement seul sur le grand plateau de Pleyel, donc sans l’appui de sa féerique partenaire, offre une lecture ensorcelante de cette partition d’une grande difficulté d’exécution dans laquelle Weinberg brosse un véritable poème symphonique autobiographique en sept parties fondues en un vaste mouvement de vingt-cinq minutes. Kremer (1) se joue avec maestria des contrastes de l’œuvre, tantôt recueillie, tantôt diabolique et où s’immisce des passages d’une froide austérité. L’élégance et la délicatesse toutes classiques de la troisième Sonate pour violon et piano de l’opus 30 de Beethoven ont formé un contraste réjouissant avec la douloureuse sonate pour violon seul de Weinberg. Kremer et Argerich, libérés de toute entrave psychologique, en ont donné une lecture d’une liberté enjôleuse, toute en sourire, en tendresse et en ravissement, les deux artistes s’exprimant à quatre mains en une fusion d’une éblouissante musicalité.

Comme pour remercier le public de sa compréhension et de son inconditionnel soutien, Martha Argerich et Gidon Kremer ont offert en bis un flamboyant finale de la Sonate pour violon et piano n° 9 « A Kreutzer » suivi d’un tango d’Astor Piazzolla.

Bruno Serrou

1) A noter le texte riche en enseignements que Gidon Kremer a consacré à cette Sonate op. 126 de Weinberg, Réflexions d’un interprète sur la Troisième Sonate pour violon op. 126 de Mieczyslaw Weinberg, publié dans le programme de salle du concert de dimanche. 

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