mardi 19 novembre 2013

Maurizio Pollini a offert au public de Pleyel une magistrale leçon de musique et d'intelligence

Paris, Salle Pleyel, jeudi 14 novembre 2013

Maurizio Pollini. Photo : DR

Fidèle de la Salle Pleyel, où il a notamment donné de 2009 à 2013 le cycle « Pollini Perspectives » qu’il a achevé en mars dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/03/extraordinaire-final-des-pollini.html), Maurizio Pollini a présenté devant une salle bondée un récital dont il a le secret, une première partie grand public, une seconde requérant une écoute plus concentrée et une oreille plus ouverte, avant de conclure sur deux bis des plus populaires. A l’instar d’un Karajan autrefois ou d’un Abbado aujourd’hui, Pollini attire curieusement un public snob et hautain, voire dédaigneux, réfractaire la nouveauté, alors même qu’il s’est toujours attaché aux questions sociales et qu’il est un farouche défenseur de la création musicale la plus novatrice. Ainsi, l’autre soir, ai-je pu entendre malgré moi avant le début de son récital et pendant l’entracte les conversations d’un jeune couple de 25 à 30 ans consacrées à l’achat d’un appartement à Neuilly-sur-Scène dont Monsieur préfèrerait qu’il fût situé métro Sablon, car plus proche du bois de Boulogne et moins populaire, plutôt que Pont de Neuilly, choix de Madame. Autres spécificités du comportement du public de Pollini, les applaudissements intempestifs entre deux mouvements de sonate, des toux grasses, des raclements de gorge gutturaux de stentor faisant tout leur possible pour déranger les 2400 spectateurs et le pianiste lui-même d’un gougnafier sénile qui se croyait seul face à son vieux pick-up, qui constatera haut et fort à la fin du récital combien Debussy est « chiant » avant de s’enthousiasmer de façon délirante à la suite des deux bis donnés par Pollini en hurlant « Ah, enfin de la musique » ! »…

Vainqueur en 1960 du Concours de Varsovie, Maurizio Pollini reste depuis plus de cinquante ans un brillant interprète de Frédéric Chopin, dont il exalte à la fois les couleurs et la profondeur. Avec le pianiste italien, le compositeur polonais est à la fois sensuel et coloré, vigoureux et analytique, intègre et profondément humain, mais sans pathos ni asthénie. C’est sur le court Prélude en ut dièse mineur op. 45 que Pollini a ouvert son récital, donnant immédiatement le ton de la soirée, magnifiant le charme et la mélancolie inhérents à cette page mais sans excès. Saluant brièvement le public comme s’il avait été dérangé dans son rêve, Pollini s’est rapidement lancé dans la Ballade n° 2 en fa majeur op. 38 que Chopin a dédiée à Robert Schumann et qui alterne épisodes de douceur, à l’instar des mesures initiales, et de fermeté, voire de violence, comme dans le Presto con fuoco qui s’enchaîne immédiatement ou dans la coda où le déchaînement sonore atteint son paroxysme avant que la conclusion ne retourne dans le climat de douceur liminaire. Pollini a donné de cette Ballade bipolaire une lecture d’une grande diversité à laquelle il a néanmoins instillé une unité de forme et d’élan, ne ménageant pas son jeu, au risque d’accrocher une note étrangère à l’arpège ou à l’accord. Ce qui lui arrivera également dans la célèbre Sonate n° 2 en si bémol mineur op. 35 que Chopin élabora entièrement autour de la Marche funèbre que précèdent deux mouvements vifs, l’un radieux et passionné l’autre grinçant, et que suit un court final aux pulsions fébriles. De cette œuvre puissante et originale, Pollini fait un immense poème pour piano, donnant néanmoins un tour désincarné à ces pages gorgées d’intentions, y compris dans la Marche funèbre dans laquelle Chopin semble commémorer l’insurrection de Varsovie de novembre 1830, où le pianiste a souligné non sans une sereine distanciation, la progression inexorable et le chant bouleversant du magnifique trio central dont il a magnifié le charme mélodique au cœur de l’affliction qui émane de l’ensemble du mouvement.

La seconde partie du récital était consacrée au seul premier livre des Préludes de Claude Debussy. L’on sait la dette que ce dernier reconnaissait devoir à Chopin, « le plus grand de tous », développant son propre style à partir de celui de son aîné. Ecrivant à l’instar de Chopin Etudes et Préludes, ces recueils marqueront la dernière époque créatrice de Debussy. Mais dans ses propres Préludes, il vise un autre objectif que son aîné, qui entendait dépeindre des états d’âme, des instantanés psychologiques, tandis que ses préludes évoquent des atmosphères, des paysages et des personnages de façon symbolique et suggestive. Le son corsé du pianiste italien donne au Livre I des Préludes un fort impact physique, loin des sonorités brumeuses que de trop nombreux pianistes mettent encore en avant. Ainsi, l’objectivité de l’approche de Pollini peut déstabiliser tant la distanciation est grande, comme dans la Sérénade interrompue, il instaure une extrême sévérité de ton et un rythme presque métronomique. Mais la grâce, la liquidité et la dextérité du toucher, les couleurs qu’il exalte, la fluidité et la légèreté des doigts, la puissance et la souplesse des mains sont au service d’un style et d’une intelligence suprêmes qui sont aussi d’un poète du piano saisissant la moindre intention de Debussy dont le sommet de la soirée restera indubitablement une sublime Cathédrale engloutie, dont les intentions oniriques ont résonné comme sous d’immenses voûtes de cathédrales envahie par les flots.

Bruno Serrou

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