jeudi 29 mai 2014

Tancrède de Rossini au Théâtre des Champs-Elysées, le bel canto transporté par la fusion de deux voix somptueuses, Marie-Nicole Lemieux et Patrizia Ciofi

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, dimanche 25 mai 2014

Gioacchino Rossini (1792-1868), Tancredi. Patrizia Ciofi (Amenaide), Marie-Nicole Lemieux (Tancredi). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées

L’an 1813 marque pour Gioacchino Rossini, qui était alors dans sa vingt-et-unième année, les grands débuts de sa renommée internationale. Il signe en effet cette année-là rien moins que trois ouvrages qui s’imposent dès leur création comme des références dans leurs genres respectifs, la farce pour Il signor Bruschino ossia Il figlio per azzardo (Bruschino ou Le fils par hasard), le drame « joyeux » avec l’Italiana in Algeri (l’Italienne à Alger), et le mélodrame héroïque ou opera seria dans Tancredi (Tancrède). Ce dernier, créé à La Fenice de Venise le 6 février 1813 au moment du Carnaval, dix jours après Bruschino et trois mois et demi avant l’Italienne dans deux autres théâtres de la cité des doges, marque un tournant dans la carrière du « cygne de Pesaro ». Rossini abandonne en effet le récitatif traditionnel toujours secco de l’opera seria pour se tourner vers la déclamation lyrique et les scènes d’ensemble, se détournant ainsi des longues arie introspectives de solistes, suscitant une véritable révolution dans le monde de l’opéra italien qui acquiert de ce fait un tour plus dramatique. Avec ses allusions aux invasions napoléoniennes, cet ouvrage allait très vite faire les beaux soirs des théâtres lyriques d’Europe, Londres le programmant en 1820 à Covent Garden, Paris en 1822 au Théâtre Italien, puis de ceux des Etats-Unis, atteignant New York dès 1825… En France, l’on se souvient de la production d’Aix-en-Provence en 1981 avec Marilyn Horne et Katia Ricciarelli, un an après l’irrésistible Sémiramis avec la même Marilyn Horne face à Montserrat Caballé. Tancredi est surtout célèbre aujourd’hui par sa cavatine d’entrée de Tancrède Di tanti palpiti (acte I, scène 5) connue aussi sous le nom d’aria de' rizzi du fait que Rossini l’aurait composée dans une auberge tandis qu’il attendait que son riz soit cuit…

Gioacchino Rossini (1792-1868), Tancredi. Christian Helmer (Orbazzano), Antonino Siragusa (Argirio), Patrizia Ciofi (Amenaide), Josè Maria Lo Monaco (Isaura). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées

Adaptée par Gaetano Rossi de la tragédie éponyme en cinq actes versifiée que Voltaire dédia en 1760 à Madame de Pompadour, l’action de l’opéra de Rossini se situe au début du XIe siècle à Syracuse, durant l’invasion sarrasine conduite par un certain Solamir. Tancrède est banni de la cité demeurée indépendante, mais Amenaide, fille du roi Argirio, l’aime et lui envoie une lettre où elle lui demande de revenir sous un déguisement. La lettre, qui ne porte pas le nom de son destinataire, est interceptée par Orbazzano, rival d’Argirio qui lui a promis la main de sa fille en guise de réconciliation. Bien qu’il n’ait pas reçu la missive, Tancrède retourne à Syracuse sous les traits d’un chevalier, alors que les noces de celle qui l’aime en secret se préparent. A sa vue, Amenaide déclare ne pas vouloir épouser Orbazzano, qui, furieux, révèle l’existence de la lettre qu’il prétend adressée au chef des Sarrazins. Amenaide se refuse à révéler le nom du véritable destinataire, craignant pour la vie de Tancrède. Accusée de haute trahison, elle est condamnée à mort et jetée en prison. Mais son père hésite à signer la peine de mort qu’Orbazzano lui réclame. Quoique convaincu de la culpabilité d’Amenaide, Tancrède défend l’honneur de la jeune femme en provoquant Orbazzano en duel. Amenaide apprend bientôt la mort de ce dernier et la victoire de Tancrède, qu’elle ne parvient cependant pas à convaincre de son innocence. Le chevalier décide de se rendre au pied de l’Etna où sont regroupées les troupes sarrasines. Victorieux mais blessé, il rentre à Syracuse agonisant. Avant qu’il ne meure, Argirio lui apprend que le billet d’Amenaide lui était en fait destiné. Dans un dernier souffle, le héros chrétien pardonne à celle qui l’aimait…

Gioacchino Rossini (1792-1868), TancrediJosè Maria Lo Monaco (Isaura), Patrizia Ciofi (Amenaide), Marie-Nicole Lemieux (Tancredi), Antonino Siragusa (Argirio). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées

Si le titre de l’opéra met en exergue le héros chrétien, rôle travesti que Rossini a confié à une voix de mezzo-soprano, le personnage principal de Tancredi est en fait Amenaide, la fille du roi de Syracuse Argirio. A noter que deux alternatives s’offrent pour le finale de l’œuvre, l’une optimiste, celle de la création, l’autre tragique que Rossini réalisa la même année pour une production à Ferrare. C’est cette dernière qu’a retenue le Théâtre des Champs-Elysées, qui a programmé l’ouvrage dans son intégrité.  

Gioacchino Rossini (1792-1868)TancrediMarie-Nicole Lemieux (Trancredi), Patrizia Ciofi (Amenaide), Christian Helmer (Orbazzano). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées

Pour donner à l’œuvre une résonance contemporaine, le metteur en scène Jacques Osinski transpose évidemment l’intrigue dans le monde contemporain au cœur de débats politico-diplomatiques abscons dans une scénographie actuelle conçue par Christophe Ouvrard autour de parois mobiles transformant le plateau au fil du drame en antichambre, bureau d’apparat, salle d’interrogatoire avec vitre sans teint, etc. Après un premier acte contraint et statique, les protagonistes étant confinés dans un sinistre décor grisaille et des costumes trop ajustés, le spectacle prend son véritable essor au second acte. En effet, pendant les soixante-dix premières minutes, tout paraît engoncé. Dirigé avec minutie par un Enrique Mazzola stratifié par les approximations des bois et des cuivres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France qui s’exprime dans la fosse, Patricia Ciofi (Amenaide) et Marie-Nicole Lemieux (Tancrède), affublée d’une barbe particulièrement seyante, semblent errer sur le plateau, ne parvenant pas à se libérer pour donner chair à leurs personnages respectifs, tandis qu’Antonino Siragusa (Argirio) crie et sature ses cordes vocales et les oreilles du public.

Gioacchino Rossini (1792-1868)TancrediPatrizia Ciofi (Amenaide), Antonino Siragusa (Argirio). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées

Tout autre est la seconde partie. Malgré ses vingt minutes de plus que l’acte initial, le temps s’y écoule sans que l’on y prenne garde, comme si le spectacle passait sur une autre dimension. Electrisé par la direction soudain ample, onirique et la musicalité raffinée de Mazzola, le Philharmonique se libère, soutenant les chanteurs avec allant, participant à l’action comme un protagoniste à part entière. Marie-Nicole Lemieux joue des vocalises avec une aisance inouïe, du plus profond de son registre jusqu’au plus aigu, la voix magnifiée par une projection éblouissante, la mezzo-soprano canadienne retrouvant les abysses d’une Marilyn Horne dans ce même rôle, donnant à sa grande scène fort attendue une vigueur extraordinaire, tandis que sa mort est un moment d’émotion pure.

Gioacchino Rossini (1792-1868)Tancredi. Patrizia Ciofi (Amenaide), Marie-Nicole Lemieux (Trancredi). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées

Plus impressionnante encore car omniprésente, Patrizia Ciofi éblouit, campant une Amenaide bouleversante d’intensité et de vocalité. Sa scène du cachot, son grand air du tournoi sont proprement stupéfiants. En outre, la voix souple au timbre de braise de la soprano italienne se fond remarquablement dans celle de Lemieux, ce qui engendre des duos d’une intensité expressive saisissante. Antonino Siragusa est moins criard et contraint que dans le premier acte mais le timbre est ingrat. Josè Maria Lo Monaco est une Isaura généreuse mais un peu rustre. Christian Helmer (Orbazzano) et Sarah Tynan (Roggiero) complètent sans panache cette distribution, tandis que le chœur d’hommes du Théâtre des Champs-Elysées dirigé par Alexandre Piquion s’avère excellent.

Bruno Serrou

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