vendredi 19 septembre 2014

Daniele Gatti, l’Orchestre National de France et le Chœur de Radio France ouvrent la saison des formations de Radio France avec un convainquant "Roméo et Juliette" de Berlioz

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, jeudi 18 septembre 2014

Daniele Gatti et l'Orchestre National de France au Théâtre des Champs-Elysées. Photo : DR

C’est sur une œuvre rare, bien qu’il s’agisse d’un pur joyau du romantisme, réunissant toute les forces de l’Orchestre National de France et du Chœur de Radio France, que Daniele Gatti a ouvert au Théâtre des Champs-Elysées la saison musicale des formations de la radio. Roméo et Juliette op. 17 H. 79 d’Hector Berlioz est en effet une œuvre peu courue au concert. Symphonie dramatique, sa forme et ses effectifs hors normes la classent de facto parmi les partitions les moins fréquentées du répertoire. Comme le précise Berlioz dans sa préface, bien que les voix y soient souvent employées, ce n’est ni un opéra de concert, ni une cantate, mais une symphonie avec chœurs. Si le chant intervient rapidement dans le cours de l’œuvre, ce n’est, toujours selon Berlioz, qui a confié le livret à Emile Deschamps, que pour préparer l’auditeur aux scènes dramatiques dont sentiments et passions doivent être exprimées par le seul orchestre.

Hector Berlioz (1803-1869). 

Ainsi, Berlioz est-il allé beaucoup plus loin en 1839 avec Roméo et Juliette que Beethoven avec sa Neuvième Symphonie en 1822-1824. Il s’agit en effet bel et bien ici de musique à programme, où l’orchestre est chargé de décrire l’action, les faits et gestes des héros tandis que les voix ne font que les ponctuer et commenter, alors que le compositeur condense le drame de Shakespeare en éliminant quantité d’éléments tout en se focalisant sur certains et en amplifiant d’autres, ce que fera en 1906 par exemple Gustav Mahler dans sa Huitième Symphonie qui condense dans sa seconde partie le Second Faust de Goethe, mais chez Mahler la voix est quasi omniprésente. Mais, là où cette dernière partition est lumineuse et optimiste, celle de Berlioz est sombre et douloureuse. Ses sept mouvements distribués en trois parties qui amalgament musique instrumentale et opéra, suivent les contours de la tragédie de Shakespeare. Seul Frère Laurence est vocalement incarné, tandis que les amants Roméo et Juliette ne chantent pas, Berlioz ne voulant surtout pas sombrer dans les clichés du duo d’opéra. Avec la musique instrumentale seule, il peut se libérer du carcan opératique pour donner libre cours à son imagination et à celle de son auditoire. Il se libère ainsi du caractère impudique et limité du verbe pour exprimer dans sa symphonie dramatique sa passion pour l’actrice irlandaise Harriet Smithson qu’il découvre dans les rôles d’Ophélie (Hamlet) et Juliette en 1827, et qu’il décrit musicalement dès la Symphonie fantastique en 1830, avant de l’épouser trois ans plus tard. Composé grâce au don de 20.000 francs dont l’a gratifié Niccolò Paganini en réparation de son refus de créer Harold en Italie, Roméo et Juliette, qui est dédié au célèbre violoniste italien, sera malgré sa forme atypique le plus grand succès de la carrière de son auteur.

William Shakespeare (1564-1616). Photo : DR

Bien que d’aucuns émettent quantité de réserves sur la partition, il n’en demeure pas moins que Roméo et Juliette est sans doute l’œuvre de Berlioz la plus accomplie et puissamment originale. Dans ce pur joyau de la Musique, l’usage des effectifs choraux dénote le sens du discours dramatique de Berlioz, qui fait tout d’abord appel à quatorze choristes, avant de faire entendre plus loin le chœur d’hommes des Capulet derrière la scène, puis dans la cérémonie funèbre l’effectif entier réunissant hommes et femmes du clan des Capulet, avant de réunir Capulet et Montagu autour du frère Laurence, et de conclure avec les trois chœurs pour la scène de réconciliation. Les scènes du jardin et du cimetière, le dialogue des amants, les apartés de Juliette, les élans passionnés de Roméo, les duos d’amour et de désespoir sont confiés au seul orchestre, les mots n’ayant ici plus la capacité d’exprimer l’insondable et ayant au contraire l'aptitude de donner chair à ce qui pour Berlioz tenait d’un supra-langage, la musique pure allant ici bien au-delà de la simple description.

Daniele Gatti. Photo : DR

A l’instar de son Klagende Lied de Mahler en octobre 2009 au Théâtre du Châtelet, Daniele Gatti a donné de Roméo et Juliette de Berlioz une interprétation énergique et tendue, emplie de soubresauts, dans des tempi parfois distendus - au point de dépasser d’un quart d’heure la durée d’exécution moyenne de l’œuvre -, notamment dans la Scène d’amour, qui s’est avérée trop étirée au point d’être plus ou moins défaite de sa prégnante sensualité. Ce qui a empêché de saisir pleinement combien le duo de Tristan und Isolde de Wagner doit à ce troisième mouvement de la symphonie dramatique de son aîné de dix ans. S’il s’était agi ici d’extase sonore à l’instar de ce que propose Pierre Boulez dans son enregistrement live de l’œuvre avec l’Orchestre de Cleveland en 2000 (CD DG), l’oreille eut été comblée, mais ici, le manque de finesse des textures de l’Orchestre National de France (sécheresse des attaques de cors, acidité des premiers violons, homogénéité non affermie entre les pupitres, etc.) n’a pas pu combler l’attente de l’auditeur. Pourtant, le chef italien a su mettre en valeur les infinis détails de l’orchestration exposés en toute clarté, tandis que les combats entre Capulet et Montagu se sont imposés dans leur virulente singularité. Altos, violoncelles et contrebasses se sont illustrés par leurs sonorités feutrées et le velouté de leur chant, tout comme les bois et les cuivres, mais la fusion entre les pupitres n’a pas toujours été sereine, contrairement à ce que l’on avait pu apprécier la veille Salle Pleyel au sein de l’Orchestre de Paris. Les solistes sont sans reproche, si ce n’est une articulation peu claire, surtout de la part de la soprano française Marianne Crebassa, au mezzo pourtant généreux, tandis que le ténor italien Paolo Fanale, voix fluide et bien timbrée, et la basse italienne Alex Esposito, excellent Frère Laurence, ont été plus compréhensibles, malgré un accent prononcé chez le second. Préparé par Howard Arman et Mark Korovitch, le Chœur de Radio France n’a pas démérité, en dépit de décalages qui n’ont guère amoindri leur prestation, proche de l’excellence.


Bruno Serrou

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