jeudi 26 février 2015

Leonidas Kavakos a enchanté la Philharmonie et l’Orchestre de Paris sobrement dirigé par Yuri Temirkanov

Paris, Philharmonie de Paris, mercredi 25 février 2015

Yuri Temirkanov. Photo : DR

« En Russie, tout est décidé par un seul homme, qui a une vision assez traditionnelle, convient sans ambages le chef d’orchestre Yuri Temirkanov lors d’une rencontre en août dernier au Festival Annecy Classic où il est en résidence avec son orchestre chaque été depuis 2010. C’est pour nous une chance que celui qui soutient la musique classique - il le fait énergiquement - soit le Président Poutine. » Invité privilégié du Théâtre des Champs-Elysées, où il se produit tous les ans depuis 1990 (1), l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg dont il est le patron depuis un quart de siècle, est considéré comme l’ambassadeur de la culture russe, à l’instar de l’autre institution pétersbourgeoise, le Théâtre Mariinsky qu’il dirigea dix saisons avant que Valery Gergiev lui succède en 1988. « Il n’est pas question pour moi de déranger M. Poutine tous les jours, tempère-t-il,  mais quand j’ai des questions à aborder avec lui, je peux le faire. Récemment, il a accepté une augmentation de salaires des musiciens que je lui demandais. »

Patron de l’un des orchestres les plus prestigieux au monde, Youri Temirkanov n’en dirige pas moins les grandes phalanges internationales avec lesquelles il aime à se produire. Ainsi de l’Orchestre de Paris, où il a fait ses débuts voilà quarante et un ans, avant de le retrouver en 1989, puis voilà deux saisons, déjà dans Prokofiev et Tchaïkovski, auxquels Moussorgski était associé.

A soixante-quinze ans, violoniste, altiste et chef d’orchestre de formation, silhouette fine et élégante, cheveux blancs et fournis mais coiffés de près, Yuri Temirkanov est depuis un quart de siècle le directeur artistique de la Philharmonie de Saint-Pétersbourg. Il en a directement hérité des mains de celui dont il fut dix ans l’adjoint, l’immense Evgueni Mravinski, qui en un demi-siècle en a fait l’un des plus grands orchestre au monde. « En fait, la Philharmonie de Saint-Pétersbourg regroupe deux orchestres, le Philharmonique et le Symphonique, précise Temirkanov, et j’ai travaillé avec les deux. D’abord le Symphonique, de 1968 à 1976, puis le Philharmonique, depuis 1988. » Fondé en 1882 par Alexandre III sous forme de chœur auquel Nicolas II adjoint un orchestre, l’OPSP s’est vite produit avec des chefs réputés, comme Richard Strauss, Alexandre Glazounov, Serge Koussevitzky. Mais c’est Mravinski qui en a forgé la réputation. A l’instar de son aîné, Temirkanov semble parti pour y finir sa carrière. « J’ai été nommé par l’Etat pour cinq ans renouvelables. Quand on prend les rênes d’un tel orchestre à cinquante ans, faire changer de points de vue ses musiciens est difficile. Il leur est arrivé de s’opposer à mes idées, mais aujourd’hui, tout se passe bien. Sinon je ne serais plus à ce poste depuis longtemps. » Temirkanov dirige plus de cent concerts par an, confiant son orchestre à des chefs invités pour les cent autres. Orchestre national, le Philharmonique de Saint-Pétersbourg bénéficie du soutien d’une compagnie pétrolière publique russe.

D’habitude toujours plus flamboyant, onctueux et engagé à chacune de ses prestations, l’Orchestre de Paris est curieusement apparu hier effacé tout en restant égal à lui-même quant à la ductilité du son, animés par la vision distanciée de Yuri Temirkanov, qui a été peut-être plus ou moins dérouté par une salle qu’il découvrait. Le geste souple, élégant mais économe, pétrissant la pâte sonore de ses doigts libres de baguette, le chef est étonnamment apparu un peu machinal en regard de ce qu’il a par exemple proposé à Annecy en août dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/08/yuri-temirkanov-celebre-la-russie-avec.html et http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/08/yuri-temirkanov-denis-matsuev-et-le.html), et au Théâtre des Champs-Elysées en novembre. Le chef chantait pourtant dans son jardin, avec un programme entièrement russe. Peut-être trop, d’ailleurs, car il ne prenait aucun risque, a priori. Peut-être le choix était-il trop « occidental » parmi les œuvres de ses aînés, les trois retenues étant profondément ancrées dans le classicisme.

Leonidas Kavakos, Yuri Temirkanov et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Orchestre de Paris

Les deux partitions de Serge Prokofiev sont en effet loin de la modernité fauve qui caractérise la première période russe du compositeur et qui forge sa personnalité réelle. Dans la mouvance de l’esthétique primitive de Stravinski, exaltée dans les ballets de 1915 Ala et Lolly pour les Ballets Russes de Diaghilev plus connu dans sa forme Suite Scythe op. 20, et Chout, ainsi que les premières sonates pour piano, Prokofiev opte pour sa Symphonie n° 1 en ré majeur op. 25 dite « Classique » pour la forme classique, allant jusqu’à adopter l’effectif instrumental du XVIIIe siècle, bois et cuivres par deux, timbales et cordes (14-12-10-8-6). La vision terre à terre de Temirkanov en a gommé la vitalité exubérante de l’Allegro initial, bridant l’orchestre dans une rythmique pesante au point d’affecter le foisonnement sonore et la jubilation technique instrumentale. Peu amène, le Larghetto a été préservé par l’alliage somptueux du basson solo et des cordes, tandis que la rythmique de la très courte Gavotte a manqué d’allant et de rebonds. Même déception dans le finale que dans le premier mouvement, avec cette impression de pulsation qui ne décolle pas, l’esprit populaire festif et insouciant de l’œuvre disparaissant derrière une vision trop stricte et réfléchie.

Contemporain du Concerto « à la mémoire d’un ange » d’Alban Berg, dont il n’a pas la force et la gravité, le Concerto n° 2 pour violon et orchestre en sol mineur op. 63 de Prokofiev ne compte pas moins parmi les chefs-d’œuvre de la littérature pour violon concertant du XXe siècle. Créé à Madrid le 1er décembre 1935 (le concerto de Berg le sera à Barcelone le 19 avril 1936), le concerto a été conçu entre Paris et Moscou, durant la période pendant laquelle l’URSS lui fait un pont d’or pour l’attirer à Moscou, où il finira par s’installer en 1936, renonçant définitivement au mode de vie occidentale. L’œuvre est emplie du conflit vécu par le compositeur durant sa genèse, la liberté étant incarnée par le violon et ses mélodies inquiètes, tandis que de l’orchestre émane un sentiment de servitude contrainte dans les contours classiques qui lui sont si chères et qui rattachent cette partition à la première symphonie écrite vingt ans plus tôt. Sous l’impulsion de son soliste, Leonidas Kavakos, qui a lancé l’œuvre seul de façon retenue et méditative, attestant peu à peu de son agilité et de l’éclat feutré de ses timbres, prenant son violon comme une caresse, Yuri Temirkanov s’est avéré plus concerné et acteur que dans la Symphonie « Classique », se délectant de bonne grâce des sonorités fluides et fruitées de l’Orchestre de Paris, du brio et de l’onirisme de son soliste. Remarquable d’aisance et de dynamique, laissant chanter son violon à satiété de sa technique infaillible au service d’une musicalité inouïe, imposant un plaisir des sons de chaque instant, riche d’un nuancier infini - ahurissantes transitions entre fortissimo/forte/piano/pianissimo -, l’extraordinaire artiste grec a brossé un concerto éblouissant de lumière, au point d’imposer un silence quasi religieux, le public ayant le souffle coupé par ce qu’il entendait et voyait, tant la beauté de son jeu et des timbres qu’il exalte de son Stradivarius « Abergavenny » de 1724 semble infinie.

Leonidas Kavakos. Photo : (c) Medici TV

Quoique rappelé mollement par le public, Leonidas Kavakos s’est lancé sans attendre, tandis que les applaudissements s’essoufflaient, dans un traditionnel mouvement lent de sonate de Jean-Sébastien Bach, l’archet bondissant sur les cordes avec une légèreté saisissante, magnifiant un chant d’une plastique exceptionnelle.

La seconde partie était entièrement occupée par une courte partition que Yuri Temirkanov programme volontiers en tournée avec son Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg, la suite du ballet le Lac des Cygnes de Piotr I. Tchaïkovski. Le premier des trois grands ballets du compositeur russe conçu en 1875-1876 est l’une des partitions les plus populaires du genre. Il peut être considéré comme l’archétype insurpassé du ballet classique. La création fut pourtant un fiasco. Si bien qu’en 1882, Tchaïkovski envisagea de réaliser une suite d'orchestre, mais ce n'est que longtemps après sa mort que son éditeur publia en 1900 une Suite d’orchestre du Lac des Cygnes réalisée par une plume anonyme. Devenue très populaire, elle est en six mouvements, enchaînant le début du deuxième acte, la Valse en la bémol de l’acte I, deux scènes de l’acte II, la danse des petits cygnes et la seconde danse de la Reine des Cygnes, la danse hongroise de l’acte III et le finale de l’acte II.

Du siège que j’ai occupé durant ce concert, rang Q côté impair du parterre, mon écoute a été étonnamment gênée par un léger écho clairement perceptible de l’orchestre renvoyé par la balustrade du premier balcon, premier véritable défaut acoustique que j’ai relevé depuis l’ouverture de la Philharmonie de Paris, après huit concerts écoutés depuis autant d’emplacements différents. Défaut qui devrait assurément être rapidement corrigé.

Bruno Serrou


mardi 24 février 2015

London Symphony Orchestra et Valery Gergiev ont donné en un seul concert à Paris les deux facettes de Serge Rachmaninov, l’une populaire l’autre dédaignée

Paris, Philharmonie de Paris, dimanche 22 février 2015

Valery Gergiev et le London Symphony Orchestra à la Philharmonie de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Chef principal depuis 2007 du London Symphony Orchestra avec lequel il a été en résidence Salle Pleyel, Valery Gergiev et la première phalange britannique ont découvert la Philharmonie de Paris. Une première qui semble les avoir enthousiasmés, aucun des musiciens n’ayant paru vouloir se presser pour quitter le plateau, allant jusqu’à offrir un bis sans se faire prier... Le programme n’avait pourtant rien de transcendant, entièrement consacré à Serge Rachmaninov, surtout la seconde partie, occupée par l’une des symphonies les plus laborieuses du répertoire…

Serge Rachmaninov (1873-1943). Photo : DR

La première moitié du concert était entièrement occupée par le véloce Concerto pour piano et orchestre n° 2 en ut mineur op. 18, l’œuvre la plus emblématique de Rachmaninov. Créée à Moscou le 27 octobre 1901 avec le compositeur au piano, cette œuvre est née après trois ans de silence dû à l’échec de la première symphonie, que Gergiev a judicieusement mise en regard en la programmant dans ce même concert. Les deux derniers mouvements ont été conçus avant le premier, et ont été donnés en création dès le 2 décembre 1900. L’échec de la symphonie avait été si cuisant, que Rachmaninov avait jugé bon de se confier à un psychologue, qui lui conseilla d’écrire un concerto. C’est donc une sorte de psychanalyse libératoire qui est le moteur de l’œuvre la plus célèbre de Rachmaninov et l’une des plus fameuses du répertoire concertant pour piano. Elle a permis une fois de plus d’apprécier les qualités acoustiques de la Philharmonie qui s'avèrent infiniment prometteuses, le soliste, Denis Matsuev, s’avérant dans ce cadre plus nuancé que d’habitude. 

Denis Matsuev. Photo : DR

En effet, une fois n’est pas coutume, d’entrée, Denis Matsuev s’est exprimé dans la demi-teinte, les premiers accords en batteries de cloches n’étant pas plaqués en force mais au contraire paraissant venir du lointain, quasi liquides, presque immatériels. Les doigts d’airain et les bras tout en muscles d’acier de Matsuev qui lui donnent une puissance de marathonien qu’il a tant de mal à retenir, se sont fait soudain plus mesurés et équilibrés. Car, cette fois, aucun risque à la Philharmonie, contrairement à ce qui peut subvenir dans nombre de salles ou le pianiste russe se produit, pour des oreilles sensibles de subir des signes de fatigue pouvant se traduire parfois par des acouphènes, tout en restant fort loin du raffinement et de l’onirisme d’un Chamayou. Il faut reconnaître néanmoins à Matsuev sa latitude au panache et à jouir sans affectation de ses aptitudes techniques et sonores vertigineuses dans une partition qui laisse le champ libre à une telle performance.

Denis Matsuev, Valery Gergiev et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Philharmonie de Paris

Avec un orchestre au nuancier infini et aux couleurs à la fois brûlantes et feutrées, sachant répondre à la moindre inflexion du soliste, Matsuev ne pouvait que se montrer à l’écoute des musiciens de cette phalange qui n’ont rien à lui envier en virtuosité et en musicalité, et qui ont au contraire la capacité à modérer ses instincts de fauve du piano en l’obligeant à la modération et à l’écoute de ses pupitres, solistes et tuttistes. Hélas, dans le finale, le naturel de Matsuev est revenu au galop, jouant tout en force et sans retenue. Ce dont Valery Gergiev a d’ailleurs tiré profit en faisant sonner l’orchestre londonien avec une force conquérante, attisant lui aussi tout son potentiel sonore dans une course frénétique avec son soliste, les pupitres du LSO rivalisant de panache et d’éclat avec le pianiste russe. Rapidement, Matsuev a enchaîné deux bis, concluant sur un Prélude de Scriabine halluciné et par trop sonore.

London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Avec ses trois-quarts d’heure, soit une dizaine de minutes de plus que le concerto, la Symphonie n° 1 en ré mineur op. 13 de Rachmaninov a constitué le plat de résistance du concert. En fait, cette œuvre est carrément interminable tant elle est proprement indigeste… Et la beauté des timbres du London Symphony Orchestra n’a rien pu y changer. Composée en 1895, créée le 15 mars 1897 à Saint-Pétersbourg sous la direction désordonnée d’un compositeur laborieux, Alexandre Glazounov, ce soir-là sous l’empire de l’alcool, l’œuvre connut un échec si retentissant que son auteur resta stérile trois ans durant. Rachmaninov était même allé jusqu’à détruire sa partition autographe, qui a été reconstituée plus tard à partir des parties séparées. 

Valery Gergiev invite le cor solo du London Symphony Orchestra a saluer. Photo : Bruno Serrou

Il se trouve néanmoins quelques passages intéressants dans cette œuvre cyclique aux contours sombres et parfois pompeux, dont le mouvement initial découle dans le Dies Irae, thème funèbre médiéval que l’on retrouve dans le scherzo puis dans le finale, et qui occupera l’esprit de Rachmaninov jusqu’à sa mort. Le Larghetto réserve une chaude mélodie confiée à la clarinette. Valery Gergiev a donné le meilleur de cette partition, instaurant une certaine unité dans un univers assez décousu, tirant profit des somptueuses colorations instillées par le London Symphony Orchestra, plus lumineux et sensuel, en un mot plus « latin » que les Berliner Philharmoniker et Royal Concertgebouw Orchestra entendus cette même semaine dans cette même salle, s’avérant ainsi leur égal dans la cour des plus grands. Dommage que Gergiev n’ait pas choisi des œuvres autrement plus significatives de Rachmaninov, comme les Cloches, l’Île des Morts ou les Danses symphoniques… Avant de quitter la Philharmonie, comme pour jouir encore des qualités de cette nouvelle salle que Londres nous envie déjà, rejetant le Barbican Center comme obsolètes, Gergiev a lancé le London Symphony Orchestra dans une fébrile Polonaise de la scène du bal à Saint-Pétersbourg de l’opéra Eugène Onéguine de Tchaïkovski.

Valery Gergiev et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Valery Gergiev revient à la Philharmonie de Paris dès le 9 mars avec le Münchner Philharmoniker et la violoncelliste franco-argentine Sol Gabetta pour un hommage à Lorin Maazel (Antonin Dvořák/Richard Strauss).


Bruno Serrou

samedi 21 février 2015

Le Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam a chanté dans son jardin durant son escale à Paris dans la cadre de sa dernière tournée avec Mariss Jansons

Paris, Philharmonie de Paris, vendredi 20 février 2015

Dorothea Röschmann (soprano), Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw d'Amsterdam à la fin de la Symphonie n° 4 de Gustav Mahler. Photo : (c) Bruno Serrou

S’il est un orchestre mahlérien dans le monde, c’est le Royal Concertgebouw d’Amsterdam, qui est pour Gustav Mahler ce qu’est le Staatskapelle de Dresde pour Richard Strauss. Un orchestre que dirigea souvent le compositeur chef d’orchestre dans ses propres œuvres à l’invitation de Willem Mengelberg, directeur musical de la phalange hollandaise de 1895 à 1945, qui organisa en 1920 un premier Festival Mahler (1) dans le cadre duquel l’ensemble de la création de ce dernier fut donnée en concert, soit neuf ans après la mort du musicien austro-hongrois. Depuis, la tradition a perduré, chaque directeur musical de l’orchestre (Eduard van Beinum, Eugen Jochum, Bernard Haitink, Riccardo Chailly, Mariss Jansons) intégrant d’office à son répertoire symphonies, cycles de lieder et cantate mahlériens dont il dirige tout ou partie bon an mal an. Il en est d’ailleurs de même des œuvres de Richard Strauss, qui, comme son aîné et rival Gustav Mahler, a été l’invité régulier de l’orchestre batave au temps de Mengelberg et y dirigea ses poèmes symphoniques et lieder avec orchestre.

Le Royal Concertgebouw Orchestra et Mariss Jansons entrant sur le plateau de la Philharmonie de Paris pour diriger la suite le Bourgeois gentilhomme de Richard Strauss. Photo : (c) Royal Concertgebouw Orchestra 

C’est dire combien, avec une œuvre de chacun de ces deux compositeurs occupant l’une des parties du concert, le Royal Concertgebouw Orchestra était dans son élément ce vendredi soir pour sa première prestation sur le plateau de la Philharmonie de Paris, qui l’a invité en co-production avec les Productions internationales Albert Sarfati, tandis qu’il s’agissait de la toute dernière apparition parisienne de Mariss Jansons à la tête de la phalange hollandaise, l’arrivée de son successeur, Daniele Gatti, étant annoncé pour la saison prochaine. La première partie de la soirée a permis d’apprécier autant l’écrin acoustique de la salle parisienne pour une formation réduite que les qualités des pupitres solistes du Royal Concertgebouw Orchestra. Composé pour une formation de trente-quatre musiciens - deux flûtes (deuxième aussi piccolo), deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, deux cors, trompette, trombone basse, timbale, trois percussionnistes (cymbales, tambour de basque, triangle, grosse caisse, caisse claire, glockenspiel), harpe, piano, cordes (six violons, quatre altos, quatre violoncelles, deux contrebasses) -, la suite pour orchestre le Bourgeois gentilhomme op. 60 de Richard Strauss est à la fois une partition singulièrement virtuose et supérieurement orchestrée. Fruit de la troisième collaboration de Richard Strauss avec Hugo von Hofmannsthal, la plus longue et difficile mais aussi l’une des plus fructueuses, cette suite en neuf numéros est un arrangement de l’essentiel de la musique de scène composée pour la pièce éponyme de Molière créée à Paris en 1670 et librement adaptée par Hofmannsthal. Cette adaptation en allemand initialement donnée en première partie de l’opéra en un acte Ariane à Naxos à sa création à Stuttgart en 1912 a connu divers aléas. Considérant l’échec de cette première mouture, la pièce fut retirée de l’affiche. A la suite de quoi le compositeur bavarois et le poète autrichien décidèrent de scinder l’œuvre en deux parties indépendantes, laissant la comédie au théâtre seul et enrichissant l’opéra d’un prologue. Un prologue conçu pour que le public puisse admettre que la mythologie grecque soit perturbée par des personnages de commedia dell’arte. Cette version d’Ariane à Naxos a été créée en 1916. Pour la reprise de la pièce en 1917 révisée pour l’occasion, Strauss ajouta quelques numéros à la musique de scène originelle qui intégrait aussi des numéros avec voix solistes et chœur, soit près de quatre-vingt minutes de musique. Strauss tira dans la foulée pour la salle de concert une suite de cette version créée au Deutsches Theater de Berlin, suite dont il dirigea la création à Vienne le 31 janvier 1920. Strauss exclut de sa suite le ballet des sylphes et un ballet turc. L’orchestration, transparente, légère et fantasque, dans l’esprit du XVIIe  siècle français, n’est ni de la musique du passé ni de la musique contemporaine à son auteur, mais de la musique pour tous les temps. Son esprit néo-classique, qu’adoptait à la même époque Igor Stravinsky, se déploie surtout dans les cinquième, sixième et septième parties, directement adaptées de Jean-Baptiste Lully dont le fameux menuet écrit pour la comédie de Molière. Les autres sont des pastiches de la musique française de la cour de Louis XIV, avec un parti pris évident d’humour et d’anachronisme, notamment l’emploi d’un piano en lieu et place d’un clavecin, et de toute une batterie d’instruments à percussion requérant la participation de trois à cinq instrumentistes, soit près de quinze pour cent des effectifs. Les musiciens du Royal Concertgebouw Orchestra en ont donné une interprétation enjouée, spirituelle et sensuelle, Mariss Jansons les laissant s’exprimer librement, leur laissant la bribe sur le cou, pour mieux se délecter du fruité des sonorités de son orchestre, dont chacun des membres a saisi au rebond avec un plaisir non feint les facéties sonores et techniques de ses comparses. Un vrai plaisir de gourmet, que le chef russe d’origine lettone a partagé avec grâce et délectation, au point de faire saluer un à un chacun des protagonistes de son orchestre, poussant le plaisir jusqu’à les faire lever plusieurs fois de suite, particulièrement la remarquable violoncelliste solo Tatjana Vassiljeva.

Le Royal Concertgebouw Orchestra et Mariss Jansons invitant le cor solo Félix Dervaux à se lever pour saluer sa prestation au terme de la Symphonie n° 4 de Gustav Mahler. Photo : (c) Bruno Serrou

En seconde partie de concert, une magistrale interprétation de la Symphonie n° 4 en sol majeur (1901) de Gustav Mahler, la partition la plus directement accessible du compositeur parce que la plus joyeuse et insouciante, avec une orchestration moins fournie que de coutume chez Mahler (quatre flûtes, trois hautbois/cor anglais, trois clarinettes/clarinette basse, trois bassons/contrebasson, quatre cors, trois trompettes, timbales, percussion, glockenspiel, harpe, seize premiers et quatorze seconds violons, douze altos, dix violoncelles, huit contrebasses). Pris à bras le corps, dans des tempi peut-être un peu trop vifs, le vaste Allegro initial, pourtant noté Bedächtig, nicht eilen (Circonspect, sans presser) s’est peu à peu structuré pour atteindre son accomplissement dans les deux sommets d’intensité de l’orchestre qui encadrent la réexposition. Puis, poétique, fine, chatoyante, merveilleusement charpentée, jouée par un orchestre aux sonorités moelleuses et fruitées, dirigée avec un sens du détail inouï au service de la globalité du discours, la symphonie s’est magnifiquement déployée pour atteindre des sommets d’expressivité. Quoique de toute évidence fatigué, Jansons a dirigé avec une gestique toute en élégance et en ampleur souriante, suscitant des tempi respirant large, des couleurs et des timbres au nuancier infini. Le chant du violon désaccordé qui, dans le deuxième mouvement, incarne la « Mort qui conduit le bal », admirablement tenu par Liviu Prunaru, s’est merveilleusement détaché de l’orchestre grâce à ses sonorités à la fois acides et onctueuses. Mais le sommet du concert a été atteint dans le sublime Ruhevoll (Tranquille) enlevé avec une tendresse ineffable, dans un tempo ferme et objectif préservant ainsi le mouvement de tout pathos. Ce qui n’a pas empêché l’angoisse et le trouble de poindre, tandis que les cuivres (époustouflants Félix Dervaux (cor) et Omar Tomasi (trompette)) ont instauré un sentiment d’ivresse qui a saisi d’effroi dans l’explosion de l’orchestre entier qui introduit le paradis final, où la voix revient, à l’instar des deux symphonies qui précèdent celle-ci. Dans le lied Das himmlische Leben (la Vie céleste) tiré du Wunderhorn, la voix pleine et charnelle de la soprano allemande Dorothea Röschmann, est apparue un peu trop carnée pour évoquer pleinement l’immatérialité du paradis, dont la chaleur, la grâce et la sérénité ont été entièrement évoquées par l’orchestre, qui semblait ne pas vouloir interrompre la magie de la soirée.  

Mariss Jansons. Photo : DR

A noter que, pendant les répétitions de ce concert, Mariss Jansons s'est vu gratifié du titre de Chef d'orchestre émérite du Royal Concertgebouw Orchestra à compter de la saison 2015-2016.

Bruno Serrou

1) Un deuxième Festival Mahler a été organisé à Amsterdam en 1995, et un troisième est annoncé en 2020, du 6 au 20 mai. Pour célébrer le centenaire du premier Festival Mahler d’Amsterdam, le Royal Concertgebouw Orchestra accueillera le Berliner Philharmoniker, le Wiener Philharmoniker et le New York Philharmonic Orchestra, et associera l’ensemble des structures culturelles et pédagogiques de la capitale hollandaise 

vendredi 20 février 2015

Les Berliner Philharmoniker et Simon Rattle dans une éblouissante prestation ont donné la pleine mesure de l’acoustique tant espérée de la Philharmonie de Paris

Paris, Philharmonie de Paris, mercredi 18 février 2015

Kate Royal (soprano), Simon Rattle, Magdalena Kožená (mezzo-soprano), le Berliner Philharmoniker et le Choeur de la Radio Néerlandaise à la Phikharmonie de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou 

Orchestre étalon, le Berliner Philharmoniker était impatiemment attendu à la Philharmonie qui, plus que toute autre salle parisienne, s’avère au terme d’une soirée proprement extraordinaire être véritablement à la mesure de ce fabuleux orchestre forgé par les plus grands chefs de l’histoire et jouant dans la plus belle acoustique au monde, la Philharmonie de Berlin conçue par l’architecte Hans Scharoun, modèle absolu des salles de concert modernes. Et les deux mille quatre cents privilégiés qui ont eu le bonheur d’assister au premier concert de la phalange allemande à la Philharmonie de Paris sont sortis sonnés et muets de cette soirée qui restera à jamais gravée dans leurs oreilles et leur mémoire. 

Au programme, deux œuvres permettant il est vrai de juger en toute quiétude des capacités acoustiques de la Philharmonie : Tableau pour orchestre d’Helmut Lachenmann (né en 1935), aux textures fines et pointillistes, avec de rares tutti en fortississimo mais toute en délicatesse, en rebonds, traits et en saillies entre les pupitres, avec usage de sons blancs côté instruments à vent, emploi de plectres côté harpe et de toutes sortes de coups d’archets, des chevilles au chevalet des cordes, aux limites du silence, et la seconde, une grande page aux contrastes hallucinants, la Symphonie « Résurrection » de Gustav Mahler (1860-1911).

Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR

Répartis selon le dispositif choisi par le chef britannique pour éclairer la polyphonie de la symphonie de Mahler qui suivait sans autre interruption que les applaudissements du public, avec premiers et seconds violons se faisant face séparés par l’estrade du chef, avec altos à gauche des premiers violons, et violoncelles à droite des seconds, les contrebasses à côté des trombones, les effectifs instrumentaux de cette œuvre composée en 1988 sont pour le moins étoffés (quatre flûtes/piccolos, quatre hautbois, trois clarinettes/clarinette basse, trois bassons/contrebasson, huit cors, quatre trompettes, quatre trombones, quatre percussionnistes, timbales, harpe, piano, douze premiers et douze seconds violons, dix altos, huit violoncelles, huit contrebasses). Magnifié par l’orchestre le plus fabuleux, avec, à sa tête, son directeur musical, Sir Simon Rattle, qui aime de toute évidence cette musique dont il maîtrise les tenants et aboutissants, Tableau de Lachenmann a sonné avec une limpidité confondante, y compris les grandes plages d’unissons qui dans leur opacité ont laissé percer une profondeur de champs exceptionnelle grâce à un orchestre qui en a souligné les reliefs de ses timbres foisonnants, donnant à l’auditeur le sentiment d’être au contact-même de l’orchestre et de ses solistes au milieu d’une polyphonie directement palpable.

Gustav Mahler (1860-1911) dans son bureau de directeur de l'Opéra de la Cour de Vienne. Photo : DR

Plus contrastée et impressionnante encore, la symphonie qui constituait le morceau de roi de la soirée, lui donnant la tonalité d’une exception dans une vie de mélomane, suscitant le sentiment du véritable concert inaugural de la Philharmonie de Paris, tant l’œuvre et ses interprètes ont donné l’exacte mesure de la salle conçue par Jean Nouvel et surtout de l’acoustique d’Harold Marshall et de Yasuhisa Toyota. Une œuvre dont le titre résonnait à l’esprit du public comme une lueur d’espérance, au cœur de cette année 2015 dominée par la sinistrose et l’angoisse. La Symphonie n° 2 en ut mineur (1893-1894) de Gustav Mahler commence en effet sur une monumentale marche funèbre tendue comme un arc titubant en cinq sections intitulée Totenfeier (Cérémonie funèbre) que Mahler composa parallèlement à sa Symphonie n° 1 « Titan », en 1888, et se conclut en apothéose sur un lumineux finale composé sur un poème de Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803), Auferstehung (Résurrection) que Mahler avait entendu en février 1894 durant les funérailles de son confrère et aîné Hans von Bülow, le fondateur du Berliner Philharmoniker mort au cours d’un voyage en Egypte, les deux volets extrêmes étant réunis par trois mouvements s’ouvrant peu à peu sur la lumière. Le centre de la partition est le bref mais sublime Urlicht (Lumière originelle) pour mezzo-soprano et orchestre tiré de Des Knaben Wunderhorn (le Cor merveilleux de l’enfant), « Ô rose rouge : / l’homme est dans la misère la plus grande, / l’homme est dans la plus grande souffrance / ah, combien je préférerais être au ciel !… »

Simon Rattle, les Berliner Philharmoniker et le Choeur de la Radio Néerlandaise. Photo : (c) Philharmonie de Paris

A la tête d’un Orchestre des Berliner Philharmoniker aux sonorités de braise, dont l’homogénéité s’est immédiatement imposée, malgré une première mesure un peu désordonnée, avec un Allegro maestoso initial d’une unité confondante mais laissant néanmoins percer les marbrures, Simon Rattle a donné de la Résurrection une lecture au cordeau, serrant les tempi tout en maintenant une souplesse qui lui a permis d’éviter pathos et emphase, pour instiller à l’œuvre l’élan de la jeunesse, mais aussi la virulence, l’ampleur, l’onirisme et l’éclat conquérant qui en forment l’essence et qui ne sont qu’exceptionnellement atteints à ce point. Dans l’Urlicht, la mezzo-soprano tchèque Magdalena Kožená, Madame Rattle à la ville, a imposé son chant de braise de sa voix de velours au nuancier particulièrement expressif. La soprano britannique Kate Royal, abstraction faite d’un vibrato un peu trop prononcé, lui a donné une réplique chaleureuse dans le finale, où le Chœur de la Radio Néerlandaise s’est naturellement montré à la hauteur de la vision du chef et de la plastique de l’orchestre, cohérent, engagé et à l’ample nuancier, mais l’on eut apprécié que ses effectifs, limités à quatre-vingt, soient plus étoffés.

Simon Rattle et les Berliner Philharmoniker. Photo : (c) Berliner Philharmoniker

Les effectifs considérables mis en jeu par le compositeur (quatre flûtes/quatre piccolos, quatre hautbois/deux cors anglais, cinq clarinettes/une clarinette basse, quatre bassons/un contrebasson, dix cors, huit trompettes, quatre trombones, tuba, deux timbaliers, six percussionnistes, glockenspiel, orgue, deux harpes, seize premiers violons, quatorze seconds, douze altos, douze violoncelles, neuf contrebasses - six trompettes, quatre cors et une paire de timbales étant en outre dans les coulisses avant de se joindre à l’orchestre sur le plateau dans les dernières mesures du finale), ainsi que la palette exceptionnellement large des nuances et intensités de son écriture sont parfaitement indiquées pour juger des performances acoustiques de la Philharmonie. Une acoustique qui s’avère extraordinairement précise au point de ne rien pardonner quant aux écarts d’attaques et de justesse, même les plus infimes, diffusant avec une définition singulièrement claire la source du son, de la plus délicate à la plus sonore, avec une résonance plus courte que dans une cathédrale mais palpable, ce qui est unique à Paris.

Bruno Serrou

jeudi 19 février 2015

"The Beethoven Journey" de Leif Ove Andsnes et du Mahler Chamber Orchestra a conquis le Théâtre des Champs-Elysées

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, mardi 17 février 2015

Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra. Photo : DR

Voilà quatre ans Leif Ove Andsnes se lançait sur les routes du monde avec le Mahler Chamber Orchestra (MCO) et les cinq concertos pour piano de Beethoven (1). Une odyssée qui les aura conduits dans cent huit villes de vingt-sept pays où le pianiste norvégien et ses compagnons ont parallèlement fait découvrir la musique à des enfants sourds.

Le « Voyage Beethoven » (The Beethoven Journey) de Leif Ove Andsnes est passé cette semaine par le Théâtre des Champs-Elysées à Paris. Le pianiste norvégien s’est longtemps tenu éloigné de Beethoven, et il n’est pas adepte des intégrales. La littérature pianistique est si vaste qu’il préfère puiser dans un répertoire plus ou moins couru mais qui lui « parle ». « Pourtant, dit-il, avec le temps, je me suis convaincu d’avoir des choses à dire avec l’une des plus grandes musiques qui soient. » D’autant plus que, Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra, formation de musiciens d’élite indépendants qu’il dirige du clavier, proposent autour de leur intégrale des concertos pour piano du Titan de Bonn des actions pédagogiques à destination de jeunes malentendants. « Beethoven, qui a très vite été atteint de surdité, avait une foi naïve en la valeur de la musique pour l’humanité, remarque Andsnes. Il pensait changer le monde avec son art. Cela me touche profondément, et c’est l’esprit qui anime ce projet. » 

Ludwig van Beethoven et Leif Ove Andsnes. Photo : (c) Leif Ove Andsnes

Né à Karmøy le 7 avril 1970 de parents musiciens, Leif Ove Andsnes a commencé le piano à quatre ans et présenté son premier récital à onze, à Bergen, où il est élève du Conservatoire. Il donne son premier concert professionnel en 1986 avec l’Orchestre Philharmonique d’Oslo dirigé par Mariss Jansons, qui devient son mentor. Aujourd’hui, père de trois enfants qu’il chérit plus que la musique, qui lui est pourtant vitale, il aime s’occuper de jeunes handicapés à qui il fait découvrir son art, y compris à ceux qui, a priori, peuvent le moins s’y immerger, les malentendants. Et l’œuvre pour piano et orchestre du plus fameux des compositeurs sourds est à la fois le support idéal un pied de nez à la fatalité de cette invalidité. Ainsi, dans chaque ville où il présente avec le MCO le « Voyage Beethoven », des enfants se pressent autour des musiciens, touchent contrebasses et violons des pupitres des cordes, s’assoient sous le Steinway d’Andsnes et posent leurs mains sur la table d’harmonie qui vibre tandis qu’il joue. « Il est passionnant, dit le pianiste, de voir ces jeunes sourds à côté des musiciens et qui discernent l’on ne sait comment la musique résonner dans leur corps plus que chez les entendants. Ils voient ainsi comment les musiciens communiquent entre eux sans se parler, ce qui va leur servir dans la vie courante, puis ils assistent au concert à leurs côtés. »

Leif Ove Andsnes faisant découvrir la musique à des enfants malentendants. Photo : (c) Leif Ove Andsnes

Ce long compagnonnage avec Beethoven a conduit Andsnes à renoncer un temps à Franz Schubert. Il se sent aussi proche d’Eduard Grieg, dont il est aujourd’hui considéré comme l’interprète référant, compositeur intimement Norvégien malgré ses influences germano-debussystes. « Sa musique est emplie du folklore de mon pays, s’enthousiasme Andsnes. Je l’ai beaucoup jouée et je vais y revenir. En revanche, n’ayant pas travaillé Bach enfant, et je n’y toucherai pas, car pour le jouer il faut impérativement que les doigts le possède de façon instinctive. » Parmi ses projets, une intégrale Sibelius, « compositeur majeur trop mésestimé ». « Comme Grieg, dit Andsnes, il est marqué par la musique populaire et ses miniatures sont d’une sensibilité, d’une profondeur insoupçonnée. »

Leif Ove Andsnes dirigeant du piano l'enregistrement du Concerto n° 5 "l'Empereur" de Beethoven avec le Mahler Chamber Orchestra. Photo : (c) Sony Classical / Leif Ove Andsnes

La première des deux soirées du « Voyage Beethoven » à travers les cinq concertos pour clavier proposées cette semaine au Théâtre des Champs-Elysées a réunis les Concertos pour piano et orchestre numéro deux, trois et quatre exécutés dans l’ordre chronologique, seule façon de percevoir grandeur nature l’évolution du compositeur au sein de la forme concertante. Le Concerto n° 2 en si bémol majeur op. 19 est en fait la première partition du genre conçue par Beethoven qui en donna lui-même la création au clavier le 29 mars 1795 à l’occasion de sa première prestation publique viennoise. L’œuvre sera remaniée une première fois en 1798, avant une ultime rédaction de la partie soliste en 1801, soit trois ans après l’achèvement du Concerto n° 1 en ut majeur op. 15 publié en même temps que lui, tandis que Beethoven travaille déjà sur son troisième concerto. Tout cela explique le fait que le Concerto n° 2 en si bémol majeur op. 19 soit le moins accompli de tous et que son développement semble encore hésitant. Néanmoins, l’on y trouve une vivacité, une fraîcheur expressive qui ne laissent pas indifférent. Mû par un élan naturel et un sens des contrastes particulièrement raffiné qui lui permet d’instiller sa propre conception de l’œuvre à l’orchestre entier qui connaît avec le temps la moindre de ses intentions, Andsnes en a donné une interprétation toute de fraîcheur et de spontanéité, ménageant des plages de lyrisme intense et de sensibilité bouillonnante.

Composé entre 1800 et 1802, créé à Vienne le 5 avril 1803, dédié l’année suivante au prince Louis-Ferdinand de Prusse, le Concerto n° 3 pour piano et orchestre en ut mineur op. 37 de Beethoven compte parmi les chefs-d’œuvre les plus remarquables de la littérature concertante pour piano. Beethoven atteint en effet un l’équilibre parfait entre le soliste et l’orchestre qu’il traite tels des partenaires. Un véritable dialogue s’instaure d’ailleurs dans le vaste développement de l’Allegro con brio initial, où le piano acquiert une totale indépendance et une virtuosité singulière dans son propre champ expressif, avec pour point d’orgue les sublimes accords en creux qui ouvrent la coda conclusive. Toute de lumière et d’intensité, l’interprétation d’Andsnes subjugue par son évidence, sa force juvénile mêlée de tendresse et de ferveur, le pianiste fondant son chant étincelant à celui tout aussi ardent et charnel du Mahler Chamber Orchestra.



C’est avec le Concerto n° 4 pour piano et orchestre en sol majeur op. 58 que Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra ont conclu leur première soirée parisienne de l’intégrale des concertos pour clavier de Beethoven. Il s’agit du plus aventureux de tous ceux du Maître de Bonn, mais aussi sans doute le plus parfait, malgré le Concerto n° 5 dit « l’Empereur » qui le suit de trois ans. Ses cinq années de genèse (1802-1807) ne trahissent pas un mal d’inspiration mais au contraire une quête d’inouï et la volonté de perfection extrêmement développés de la part du compositeur. Ce quatrième concerto a été créé le même soir que les Cinquième et Sixième Symphonies, à Vienne, le 22 décembre 1808, au Theater an der Wien. Le piano atteint à une indépendance prodigieuse pour l’époque, donnant l’impression d’une continuelle improvisation, comme affranchi de toute contrainte formelle, tandis que l’Adagio un poco mosso central, malgré sa brièveté, constitue le faîte de la partition avec ses longues plages de silence qui en disent plus long qu’une guirlande de notes, aussi expressives soient-elles, ce qui donne à cet extraordinaire passage une modernité confondante tant elle reste encore actuelle. Andsnes et le MCO jouent avec délectation des modulations infinies des motifs qui passent et repassent entre le clavier, les cordes et les instruments à vent, le pianiste norvégien marquant ses interventions d’une hardiesse discrète mais impérieuse, entraînant l’orchestre à sa suite dans une pyrotechnie de timbres, de rythmes et de locution.  

Ne voulant de toute évidence pas mettre un terme à la soirée, aussi frais à la fin de sa prestation qu’au début, Leif Ove Andsnes a offert au public qui n’en attendait pas moins de sa part, deux éblouissantes Bagatelles de Beethoven.

Bruno Serrou

1) Les cinq concertos de Beethoven, avec, en supplément, la Fantaisie chorale, sont parus sous le titre « The Beethoven Journey » chez Sony Classical 3CD 88843058872

lundi 16 février 2015

L’Orchestre de Paris a célébré l’amour à la saint Valentin avec un programme exigeant et peu couru mais qui a conquis une Philharmonie 1 remplie à ras-bord

Paris, Philharmonie de Paris, samedi 14 février 2015

Fabien Gabel. Photo : DR

Les promoteurs de la Philharmonie pourraient bien être sur le point de gagner leur pari. En effet, en ce samedi de saint Valentin, nombreux étaient les promeneurs à arpenter non seulement les abords mais aussi les couloirs de la grande salle de concerts du Parc de La Villette. Au rez-de-chaussée, le bar était fermé bien à tort, tant la foule se pressait à l’entrée, déambulant dans tous les accès ouverts au public, jusque dans les espaces pédagogiques, comme si elle était en train de faire le lieu sien, ce qui est plutôt de bon augure. Les escalators étaient en panne, sans doute à cause d’une fréquentation excessive, les visiteurs se bousculant sur la terrasse pour contempler le parc de La Villette et jusqu'au Sacré-Cœur, tandis que les curieux cherchaient à s’imprégner de l’atmosphère du hall d’accueil. Couples avec ou sans enfants, jeunes et moins jeunes manifestent leur enthousiasme par de grands cris admiratifs, et si certains constatent les travaux qu’il reste à faire, la grande majorité reconnaît que le lieu est magique.

Plafond de la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou

Il faut dire que les activités proposées par la Philharmonie sont nombreuses, le samedi de 11h à 23h. Et il y en a pour tous les goûts, pour tous les âges et pour tous les publics, de la pédagogie au concert en passant par la pratique amateur, même si la plupart des activités sont centrées sur une thématique journalière. Ainsi, le 14 février a naturellement été consacré à la célébration des amours. L’Orchestre de Paris, qui est l'acteur central de la vie de la Philharmonie, déploie son activité plus encore qu’il le faisait Salle Pleyel, présentant le samedi des programmes dans la continuité de ceux des concerts de la semaine, et ne se limite plus aux seuls concerts en familles. Un premier témoignage de cette amplification de la voilure auquel j’ai assisté, le concert de l’après-midi de la saint Valentin, affiché à 19h au lieu de 20h30 en semaine. Un horaire bien plus adapté que les autres soirs - même si 19h est évidemment trop tôt en semaine -, considérant le fait que le public met plus de temps à la Philharmonie qu’à Pleyel pour atteindre son siège en début de concert et au terme de l’entracte, ce qui, de ce fait-même, fait que la majorité des soirées commence non pas à 20h30 mais à 20h45 et les entractes durent non pas vingt minutes mais près d’une demi-heure… Ce qui, au total, allonge les soirées de concert de plus d’une heure par rapport à celles de Pleyel (23h20/23h40 au lieu 22h15/22h35).

Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Quoi qu’il en soit, le saint patron des amoureux a suscité de la part de l’Orchestre de Paris un programme aussi dense qu’original autour de la figure de Richard Wagner, des pages de ce ouvrant et fermant le programme, tandis que deux de ses héritiers directs, Richard Strauss et Claude Debussy, ont occupé la place centrale. C’est Das Liebesverbot, oder die Novize von Palermo (la Défense d’aimer, ou la Novice de Palerme), opéra de jeunesse de Wagner qui a ouvert la soirée. Cet ouvrage de cinq heures en deux actes adapté en 1834 de Mesure pour Mesure de Shakespeare par le compositeur créé à Magdebourg en 1836 ne figure pas parmi les dix opéras retenus par le Festival de Bayreuth, à l’instar des Fées (1833-1834) et de Rienzi (1837-1840). Le sujet, qui se déroule durant le Carnaval, associe à la gravité du contexte, la peine de mort, le comique, puisque le condamné est sauvé par la ruse après avoir été menacé de mort pour avoir outrepassé une interdiction d’aimer promulguée par un gouverneur hypocrite, ce qui engendre naturellement une série d’imbroglios. Bien que placé sous l’influence de l’opéra italien et français, mais aussi et surtout de Weber, et qu’il s’agisse d’un opéra de nature comique l’on décèle déjà des bribes de couleurs, d’atmosphères et de déploiement du matériau thématique propres à l’univers wagnérien de la maturité. Le tout est bien sûr concentré dans l’ouverture, avec ses contrastes de pétulance festive, de noirceur, de désir et de passion, avec force castagnettes et triangle. Ce hors d’œuvre de pétulance et de festivité a mis le public en appétit en flattant ses oreilles par des sonorités jubilatoires émanant de pages méconnues parce que très rarement programmées. Le plat de résistance de la soirée a suivi cette courte page, après de courts applaudissements (le public ne sera guère démonstratif tout au long du concert).

Antonio Meneses. Photo : DR

Ample partition à l’écriture dense, virtuose et à l’orchestration extraordinairement foisonnante, premier volet du diptyque Held und Welt (Héros et Monde), le second étant Ein Heldenleben op. 40 (Une Vie de Héros), le trop rare poème symphonique Don Quixotte op. 35 (1897) sous-titré « (Introduzione, Tema con Variazioni e Finale) Variations fantastiques sur un thème à caractère chevaleresque pour grand orchestre », variations qui, au nombre de dix, content en autant d’étapes les aventures du chevalier à la triste figure immortalisé par Miguel de Cervantès, personnalisé par le violoncelle solo accompagné de son écuyer Sancho Pança (alto) et du fantôme de Dulcinée (violon). Donné lors de sa création par les trois chefs de pupitre de cordes, Don Quichotte est souvent proposé avec un soliste de renom au pupitre de violoncelle solo, naturellement la plus développée de la partition, puisqu’il incarne le personnage central de ce poème épique. C’est cette dernière solution qui a été retenue par l’Orchestre de Paris, qui a invité Antonio Meneses à incarner Don Quichotte - le violoncelliste brésilien a enregistré cette œuvre avec le Philharmonique de Berlin sous la direction de Herbert von Karajan -, tandis que la partie d’alto a été brillamment tenue par l’altiste solo de l’Orchestre de Paris, Ana Bela Chaves dont les sonorités charnues et feutrées ont magnifié les résonances rondes et larges du violoncelle solo, tandis que Dulcinée était campée par le violon solo Philippe Aïche, qui ne s’est pas avéré d’une justesse infaillible. Meneses a donné une carnation vibrante au chevalier à la triste figure, se jouant sans effort des difficultés techniques que lui réserve la partition et exaltant des sonorités charnelles aux harmoniques sombres et ardentes. Tous les pupitres de l’Orchestre de Paris, des solistes aux tuttistes, ont rivalisé de timbres et de virtuosité dans cette partition somptueusement orchestrée, donnant toute la mesure de l’acoustique de la salle, que j’ai trouvée plus à l’écoute les uns des autres que le soir de l’inauguration, bien qu’il leur faille encore veiller à la brièveté du temps de réponse, plus resserré qu’à Pleyel, l’acoustique de la Philharmonie étant moins tolérante que celle de la précédente salle. Le jeune chef français Fabien Gabel, disciple de David Zinman et Kurt Masur, actuel directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Québec, a attesté de réelles affinités avec cette grande partition straussienne, donnant une solide unité à cette suite de dix variations grâce à un sens de la narration évident.

La seconde partie du concert a été ouverte par la Suite pour orchestre de l’opéra « Pelléas et Mélisande » de Claude Debussy arrangée en quatre parties par le chef allemand Erich Leinsdorf en 1946. Ce dernier l’a enregistrée avec l’Orchestre de Cleveland, ainsi que Claudio Abbado, avec le Philharmonique de Berlin en 2001. Cette suite d’une demi-heure agrège les interludes ajoutés à la dernière heure par Debussy, les thèmes fondateurs de la partition, celui de Golaud et de Mélisande, les évocations les plus significatives du drame (la mer, la forêt, la jalousie, la falaise), tout en renonçant à la scène d’amour entre les deux héros, et le meurtre de Pelléas par son demi-frère, Golaud. Leinsdorf a ainsi respecté l’œuvre originale à la fois en brossant plutôt une évocation que d’en faire une synthèse, qu’en respectant l’écriture propre à Debussy, d’une fluidité liquide et d’une sensualité marine inouïe tout en se situant dans la continuité du Parsifal de Wagner. Tout en mettant en évidence la transparence et l’éclat de l’orchestration, sollicitant le brillant des textures de l’Orchestre de Paris, la direction de Fabien Gabel a mis davantage l’accent sur les beautés sonores de la partition que sur son origine opératique, gommant le drame au profit de la volupté du son. Autres amoureux tragiques, Tristan et Isolde, héros de l’opéra le plus porteur d’avenir de Richard Wagner, avec le Prélude et Mort d’Isolde très souvent réunis en concert, l’Isoldes Liebestod finale de l’opéra, Mild und leise, indifféremment donnée avec ou sans la voix de soprano, étant enchaînée au premier dont elle magnifie la force évocatrice tout en résolvant les tensions après les avoir exaltées. En cela, Fabien Gabel a réussi pleinement ce parcours dramatique tendu comme un arc tandis que l’Orchestre de Paris s’est avéré à la fois homogène et contrasté.

Bruno Serrou 


jeudi 5 février 2015

Matthias Pintscher, qui dirigeait pour la première fois à la Philharmonie, s’est montré digne de la confiance de Pierre Boulez en dirigeant avec jubilation un concert réunissant Ensemble Intercontemporain et Orchestre du Conservatoire de Paris

Paris, Philharmonie 1, mardi 3 février 2015

Matthias Pintscher, l'Ensemble Intercontemporain et l'Orchestre du Conservatoire à l'issue du concert Boulez/Varèse à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou

Un programme - le premier entièrement consacré au XXe siècle à la Philharmonie 1 -, et le cadre correspondaient précisément à ce qu’aime Pierre Boulez, qui, s’il n’avait à faire face aux problèmes de santé qui le tiennent loin des pupitres de chef d’orchestre depuis trois saisons déjà et désormais des salles de concerts, aurait magnifié de sa direction magnétique transcendant les musiciens, jeunes encore en formation et professionnels aguerris, et tous les publics. Hélas, le compositeur chef d’orchestre, depuis l’été 2012, ne peut plus assister aux concerts auxquels il se plaisait pourtant à se rendre comme simple spectateur, et il n’a pu participer aux festivités d’ouverture de la Philharmonie de Paris qui n’aurait pourtant pu être envisagée s’il n’avait pesé de toute son influence sur la prise de décision de l’ériger par les tutelles. C’est à tout cela que le public pensait en se rendant à la Philharmonie mardi soir. Une Philharmonie remplie à ras-bord, et pas seulement par les aficionados de la musique contemporaine, ni par la parenté des étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris voisin qui participaient activement à la soirée. En effet, autour d’un aéropage de professionnels, compositeurs, instrumentistes, responsables d’institutions, organisateurs et journalistes confondus, une foule des grands jours a empli les deux mille quatre cents fauteuils de la Philharmonie constituée de jeunes et de moins jeunes, de connaisseurs et de profanes poussés par le désir de découvrir la nouvelle salle de concerts parisienne, ont écouté dans un silence quasi religieux une musique du XXe siècle richement orchestrée à même de révéler jusqu’au plus secret du nuancier et de la perspective sonore d’une acoustique en train de se perfectionner mais déjà superbe, celle de la Philharmonie.

Matthias Pintscher dirige Pli selon pli de Pierre Boulez (né en 1925) à la Philharmonie à la tête de l'Ensemble Intercontemporain et de l'Orchestre du Conservatoire. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

C’est en effet un concert conjoint Ensemble Intercontemporain - orchestre de vingt-neuf musiciens créé par Pierre Boulez en 1976 -, Orchestre du Conservatoire de Paris - phalange constituée d’étudiants du CNSMDP que Pierre Boulez a souvent dirigée dans des programmes exigeants dans le cadre de formation de jeunes musiciens qu’il aimait à côtoyer, notamment des étudiants recrutés à l’international, au Centre Acanthes à Villeneuve-lez-Avignon, à la Cité de la Musique et au Conservatoire de Paris, puis au Festival de Lucerne, ainsi qu’en sessions hivernales avec les seuls élèves du CNSMDP. A l’approche du quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez, ceux avec qui et pour qui il a travaillé ont voulu lui rendre hommage, pour rappeler combien il les a toujours soutenus et aidés, jouant le rôle d’un insatiable passeur. Pour ce faire, ils ont choisi deux partitions fondatrices.

Pli selon pli

La première était de Pierre Boulez lui-même, le grand cycle en cinq mouvements Pli selon pli pour soprano et orchestre sous-titré Portrait de Mallarmé. Le Livre de Stéphane Mallarmé, publié en 1957, a fortement marqué le compositeur. Près de soixante ans après sa conception, cette œuvre de soixante-dix minutes apparaît toujours aussi novatrice, foisonnante, originale et, avec le temps et la maîtrise toujours plus accomplie des musiciens, de plus en plus expressive et sensuelle. Une vraie gourmandise pour les oreilles, la sensibilité, l’intellect qui pénètre jusque dans la chair-même de l’auditeur, tant le son s’accapare le corps tout en flattant l’écoute. 

Pierre Boulez (né en 1925), en 1988. Photo : (c) Guy Vivien

Certes, à l’exception des deux premières Improvisations sur Mallarmé, « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » et « Une dentelle s’abolit », toutes deux composées en 1957, et du dernier, Tombeau, qui a réclamé quatre ans de genèse (1959-1962), Pierre Boulez, comme il l’a souvent fait, a retravaillé plus ou moins profondément deux parties, la première, Don, écrite en 1962 et revue en 1989, et la pénultième, Improvisation III sur Mallarmé, « A la nue accablante tu », conçue en 1959 et reprise en 1984 - rappelons qu’en ces années 1980 le compositeur était imprégné de son expérience de l’informatique en « temps réel », en pleine genèse de Répons. D’aucuns reprochent au compositeur d’avoir rendu la poésie de Mallarmé incompréhensible, voire carrément inaudible, noyée sous un flux orchestral particulièrement dense et luxuriant, tandis que l’écriture atteint à une complexité croissante, submergeant la prosodie pure pour intégrer la voix au sein de l’orchestre tout en préservant ses caractéristiques intrinsèques, comme tout instrument acoustique. Pour mettre fin au débat, Boulez a renvoyé ses contradicteurs dans les cordes, leur disant : « Si vous voulez ’’comprendre’’ le texte, alors lisez-le ! » Commençant et se concluant sur un même geste instrumental singulièrement violent et puissant, Pli selon pli, qui requiert une percussion bien plus fournie qu’à l’ordinaire, présente une orchestration évolutive qui suscite des sonorités extrêmement changeantes d’une pièce à l’autre, les effectifs les plus nombreux étant utilisés dans les deux morceaux extrêmes, utilisant jusqu’aux guitare amplifiée, mandoline et harpes, le maximum étant réuni, en sus de la voix, dans Don (48 instruments dont 9 bois, 9 cuivres, 7 percussionnistes, piano, célesta, 3 harpes, guitare amplifiée, mandoline, 4 violons, 4 altos, 5 violoncelles, 3 contrebasses) et le minimum dans Improvisation II sur Mallarmé (9 instruments, dont 6 percussionnistes, piano, célesta et harpe). Depuis la place où j’étais assis - en trois concerts à la Philharmonie auxquels j’ai assisté, j’ai eu la chance de pouvoir juger de l’acoustique de la Philharmonie en autant d’endroits différents -, au premier balcon côté pair au-dessus de la percussion à cour, face au chef, la cantatrice tournant le dos, cordes de face, j’ai pu mesurer l’équilibre du rendu sonore, la section la plus proche ne couvrant jamais la plus éloignée, même s’il s’agit de la plus puissante face à la plus feutrée, puisque les cordes me sont apparues toujours présentes confrontées aux bois, cuivres et instruments à percussion. La « claque » du début et de la fin de l’œuvre s’est avérée saisissante, résonnant à l’oreille plusieurs secondes durant, la première fondant ses harmoniques longuement dans la douceur qui suit, la seconde jusque dans les applaudissements qui se sont trop rapidement propagés au sein du public à la hauteur de l’orchestre. Les sonorités cristallines de la mandoline, pourtant loin de moi au premier rang à droite du chef, des claviers et percussion métal, le velouté des cordes, le fruité des bois et des cuivres ont été palpables tant ils sont apparus intensément brillants.

Marisol Montalvo (soprano) et Matthias Pintscher dans Pli selon pli de Pierre Boulez à la Philharmonie. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Matthias Pintscher a dirigé sans baguette avec une simplicité et une aisance souveraine, le visage serein et sourire aux lèvres, soutenant du regard les jeunes musiciens du Conservatoire et pétrissant de ses mains la pâte sonore, mais sans la battue incroyablement précise et tranchante de Boulez qui fractionne de façon phénoménale la métrique si précieuse aux musiciens. La soprano américaine Marisol Montalvo, qui s’était notamment illustrée dans Re Orso de Marco Stroppa Salle Favart en 2012, a vaillamment assuré la partie vocale, surmontant avec aplomb les piégeuses difficultés de la partition, et allant jusqu’à rendre les poèmes parfois compréhensibles, sans craindre de la sorte d’aller à l’encontre de la volonté du compositeur.

Matthias Pintscher dirige l'Ensemble Intercontemporain et l'Orchestre du Conservatoire dans Amériques d'Edgar Varèse. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Amériques

Chef-d’œuvre absolu de la musique du XXe siècle que Pierre Boulez a si souvent dirigé, de New York à Paris en passant par l’Angleterre et l’Allemagne - la dernière fois que je l’ai vu se produire dans cette incroyable partition c’était Salle Pleyel à la tête de l’Ensemble Modern Orchestra en septembre 2007 -, Amériques d’Edgar Varèse tient de la bravoure. Le gigantisme de cette grande page d’orchestre de vingt-quatre minutes a conclu le concert en apothéose, avec ses cent dix sept instruments (bois par cinq, huit cors, six trompettes, cinq trombones, deux tubas, deux timbaliers, 9 percussionnistes - dont une sirène de police/pompier -, xylophone, glockenspiel, célesta, deux harpes et soixante cordes). Cette partition composée au lendemain de la Première Guerre mondiale (1918-1921), datée de 1922, créée le 9 avril 1926 par l’Orchestre de Philadelphie et son directeur musical de l’époque, Leopold Stokowski, lui-même habitué des œuvres aux orchestrations surdimensionnées, est aujourd’hui encore plus inventive que jamais. Emplie des fureurs de la ville, de la vie et des effluves sonores d’un continent entier, Amériques donne à tout ce que l’on peut entendre au concert d’orchestre un tour d’œuvres mort-nées, pour ne pas dire inutiles, tant Varèse ose, l’esprit continuellement en éveil, l’ouïe ouverte sur le monde qui l’entoure pour engendrer un poème symphonique hors du temps et hors normes, ludique, dramatique, téméraire, jubilatoire, enchâssant les séquences qui semblent n’avoir rien à voir entre elles mais qui, dans leur continuité, forment un tout consubstantiel, malgré des contrastes sonores d’une brutalité inouïe. 

Edgar Varèse (1883-1965). Photo : DR

L’orchestre réuni pour la circonstance, Ensemble Intercontemporain et Orchestre du Conservatoire de Paris confondus, a rayonné tel un magicien doté de cent têtes et de deux cents bras, stimulé par la direction précise et rassurante de Matthias Pintscher, qui, longue baguette à la main, a littéralement soulevé cet impressionnant colosse qu’est Amériques d'Edgar Varèse dont il a su échafauder la diversité des plans et des dynamiques tout en rendant palpable leur simultanéité, le tout magnifié par l’acoustique particulièrement transparente et polychrome de la Philharmonie de Paris, qui, décidément, et en quelque endroit que l’on se trouve, s’avère d’une qualité inédite en France. Seul véritable problème, les rangs trop serrés dans les hauteurs, et les gradins trop pentus qui risquent de provoquer de sérieuses chutes dues à des pertes d’équilibre si l’on n’y prend garde et qui suscitent le vertige à ceux qui sont sensibles au vide.

Bruno Serrou