samedi 25 avril 2015

Extraordinaire Hollandais du baryton-basse coréen Samuel Youn à l'Opéra de Marseille

Marseille (Bouches-du-Rhône), Opéra Municipal, mardi 21 avril 2015

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Ricarda Merbeth (Senta), Samuel Youn (le Hollandais). Photo : (c) Christian Dresse

A défaut de vraie nouvelle production - le spectacle est une adaptation d’une unique représentation des Chorégies d’Orange 2013 -, l’Opéra de Marseille crée néanmoins l’événement avec un Vaisseau fantôme de Richard Wagner au casting éblouissant.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Avi Klemberg (Steuermann, à gauche), Samuel Youn (le Hollandais, à droite). Photo : (c) Christian Dresse

Quatrième opéra de Richard Wagner, Der fliegende Holländer (le Hollandais volant, 1843), connu en France sous le titre le Vaisseau fantôme, ouvrage que Wagner destinait à l’Opéra de Paris qui le lui refusa tout en lui achetant les droits du livret pour en confier la mise en musique au compositeur français Pierre-Louis Dietsch, est le premier des dix opéras jugés dignes par les descendants du compositeur d’accéder à la scène du Festspielhaus de Bayreuth. Sa durée comparable au seul Or du Rhin dans la production wagnérienne et lui aussi donné sans entracte, et sa structure traditionnelle, où perce déjà la révolution formelle wagnérienne ainsi que certains de ses grands thèmes, l’errance, le sacrifice, la rédemption par l’amour, en font à la fois l’opéra le plus directement accessible du « sorcier de Bayreuth » et le sas d’entrée dans son univers. D’où sa constante présence à l’affiche.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Marie-Ange Todorovitch (Marie), Ricarda Merbeth (Senta), Choeur de femmes de l'Opéra de Marseille. Photo : (c) Christian Dresse

A Marseille pourtant, Wagner est apparemment moins couru que Verdi ou Massenet, à en juger du moins par la grande quantité de fauteuils restés vides le soir de la première du Vaisseau fantôme, l’opéra pourtant le plus « italianisant » de son auteur. Ce qui est regrettable, car l’affiche réunie n’a rien à envier aux grands millésimes du Festival de Bayreuth, à l’exception de l’orchestre... 

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Avi Klemberg (Steuermann), Tomislav Muzek (Erik), Ricarda Merbeth (Senta), Choeur de l'Opéra de Marseille. Photo : (c) Christian Dresse

Comme cela devient de plus en plus systématiquement le cas, le terme « nouvelle production » n’est plus à prendre au sens premier. A l’instar de l’Opera de Paris, qui en use et abuse, les théâtres lyriques français tendent à attacher ce libellé aux productions inédites « in loco ». Et c’est le cas de ce Vaisseau fantôme, nouveau pour Marseille mais créé aux Chorégies d’Orange 2013 sur l’immense plateau du Théâtre antique. L’espace plus étriqué de la scène de l’Opéra de Marseille a nécessité de la part du metteur en scène Charles Roubaud une remise à plat de sa direction d’acteur, les chanteurs étant plus proches du public, et d’Emmanuelle Favre des décors plus resserrés. Malgré cette adaptation, l’action côté jardin, à bord du navire de Daland, n’est pas visible de partout. Les projections de mer, de tempête, d’immeubles et d’embarcadère se font trop discrètes et fort peu discernables du parterre, cachées par la volumineuse étrave rouillée du vaisseau du Hollandais, qui, au premier acte, est aussi rocher battu par la tempête. Seul raté de cette conception épurée, la mort rédemptrice de Senta, qui s’effondre à terre au côté de son père tandis que le vaisseau fantôme demeure immobile.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Tomislav Muzek (Erik), Samuel Youn (le Hollandais), Ricarda Merbeth (Senta). Photo : (c) Christian Dresse

Mais ce qui fait la particularité de la reprise marseillaise est la remarquable distribution vocale réunie pour l’occasion. Samuel Youn est un Hollandais d’exception. Voix d’airain au timbre de bronze, chant d’une plénitude absolue, engagement d’une vérité saisissante, aisance, puissance de l’émission impressionnante, solide comme un roc, le baryton-basse Coréen brûle les planches. Face à lui, Ricarda Merbeth, voix pleine et marbrée, phrasé éblouissant, est une Senta touchante et déterminée. Kurt Rydl, malgré sa voix usée, est un Daland de belle allure. L’Erik de Tomislav Muzek est viril et entreprenant mais sans brutalité. Sa voix ferme, large et lumineuse, est celle d’un Lohengrin. Marie-Ange Todorovitch, voix veloutée et sûre en Marie, et Avi Klemberg, Steuermann solide, parachèvent cette affiche d’excellence. Le chœur est vocalement sans défaut, mais les décalages sont nombreux. Il en est de même dans la fosse, avec en prime des problèmes de rythmes dus au chef Lawrence Foster, qui en plus suscite des cafouillages au sein d’un orchestre qui se donne pourtant dans cette partition avec un plaisir évident.

Bruno Serrou

 Article paru dans le quotidien La Croix le 23 avril 2015

Le Festival de Pâques de Deauville a révélé un nouvel orchestre de jeunes professionnels, le Secession Orchestra, et son chef de 33 ans, Clément Mao-Takacs

Deauville (Calvados), Festival de Pâques de Deauville, Salle Elie de Brignac, samedi 18 et dimanche 19 avril 2015

Photo : (c) Bruno Serrou

Le Festival de Pâques de Deauville (1), qui, dans la perspective de sa vingtième édition l’an prochain, lance une collection de disques publiés par un nouveau label émanation de l’ensemble Le Balcon (d’où le « B ») (2), a révélé en dix-huit ans grand nombre de jeunes musiciens, dont plusieurs chefs et orchestres, ces derniers dans le cadre de l’Atelier de musique, qu’ils soient baroques, classiques ou modernes. Après le Cercle de l’Harmonie de Jérémie Rohrer, Le Balcon de Maxime Pascal, les Ensembles Orfeo55, Pygmalion, Initium, les Cris de Paris, Vocal Aedes, les Quatuors Eben, Ardeo, Hermès, Zaïde, les Trios Karénine, Dali, etc., la manifestation accueille cette fois une formation vouée au répertoire des XXe et XXIe siècles, le Secession Orchestra.

Irina de Baghy (mezzo-soprano), Clément Mao-Takacs et le Secession Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Cet orchestre jouant sur instruments modernes a ouvert le week-end dernier l’édition 2015 de la manifestation. Secession Orchestra, qui renvoie à la Sécession viennoise (1892-1906), mouvement artistique qui compte parmi ses figures de proue le peintre Gustav Klimt et l’architecte Otto Wagner, tandis que, côté musique, Gustav Mahler et le représentant emblématique, son nom trahit ses objectifs. Cette formation d’une quarantaine de musiciens est placée sous la direction musicale et artistique de Clément Mao-Takacs, qui l’a fondé voilà quatre ans. Né à Paris en 1980, ce jeune chef français aux origines bretonnes et Mittle-Europa est lauréat du festival de Bayreuth et du prix Jeune Talent de la fondation Del Duca de l’Institut de France. « Tandis que mon contrat de chef assistant à l’Opéra de Rome touchait à sa fin, j’ai eu l’idée de recruter sur audition des musiciens qui sortaient du Conservatoire National de Musique et de Danse de Paris, se souvient Mao-Takacs. La cohésion s’est faite à force de travail, et les liens d’amitié se sont forgés peu à peu. Nous organisons autant de répétitions que nécessaire, sans autre limites que l’accomplissement d’un ensemble de musique de chambre. » Basé à Paris, donnant soixante concerts par an à travers l’Europe, le Secession Orchestra est une formation à géométrie variable fondée sur un noyau de trente-cinq musiciens.

Clément Mao-Takacs et le Secession Orchestra. Photo : (c) Claude Doaré

A Deauville, dans une salle peu garnie mais à l’écoute, ce sont des arrangements pour ensembles d’œuvres à gros effectifs qui ont été retenus. Ainsi, la Passacaille Op. 1 d’Anton Webern superbement arrangée par Henri Pousseur, et la Symphonie n° 1 « Titan » de Gustav Mahler transcrite par Klaus Simon (remplaçant les timbales par un piano et des timbres manquant par un accordéon) à la demande d’Universal Edition de Vienne se sont imposées par leur transparence mettant en avant la diversité des voix instrumentales tout en préservant la richesse des timbres et des dynamiques, tandis que les musiciens, à découvert, ont vaillamment relevé les défis suscités par des textures plus aérées. La mezzo-soprano canadienne Irina de Baghi a donné une vibrante interprétation des Wesendonck Lieder.

Ensemble Messiaen. Photo : (c) Claude Daoré

Autre concert, celui de l’Ensemble Messiaen. Cette formation qui réunit le clarinettiste Raphaël Sévère, le violoniste David Petrlick, le violoncelliste Volodia Van Keulen et le pianiste Théo Fouchenneret, a donné du Quatuor pour la fin du temps (1940-1941) du compositeur dont il porte le nom une interprétation encore un peu timorée mais porteuse de promesses. En ouverture de ce concert, le clarinettiste, le violoniste et le violoncelliste, associés à Verena Chen (violon), Adrien Boisseau (alto) et Guillaume Vincent (piano), ont mis en exergue le classicisme de l’écriture et de l’inspiration d’Im Fremden Land pour clarinette, quatuor à cordes et piano (2002) de Philippe Hersant dont la genèse paraît être de trente ans antérieure à celle du quatuor de Messiaen.

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 2 mai. Rés. : (+33) 02.31.14.14.74. www.musiqueadeauville.com

2) B Records (distribution Naïve) : 1 CD Leoš Janáček (Quatuor à cordes n° 2 « Lettres intimes », Pohadka pour violoncelle et piano, Concertino pour piano, deux violons, alto, clarinette, cor et basson) LBM 001, et 1 CD Félix Mendelssohn-Bartholdy (Quatuor à cordes n° 3 op. 3, Sextuor op. 110) LBM 003. 

Article en partie paru dans le quotidien La Croix le 25 avril 2015

jeudi 23 avril 2015

CD : 80 ans d’Orchestre National de France en un coffret de huit disques


Premier orchestre symphonique français permanent, l’Orchestre National de France célèbre cette saison ses 80 ans. Pour l’occasion, Radio France et l’Institut National de l’Audiovisuel publient un riche coffret de 8 CD qui retrace en trente et une œuvres extraites d’autant de concerts inédits l’histoire de cette formation qui porte haut les couleurs de la musique française à travers le monde par ses prestations retransmises sur les réseaux radios internationaux et par ses nombreuses tournées internationales. Les premiers documents datent de 1944, le dernier de 2013. Ils sont dirigés par des chefs légendaires, de Roger Désormière, Manuel Rosenthal et André Cluytens à Leonard Bernstein, Claudio Abbado et Seiji Ozawa, en passant par ses directeurs musicaux, de D.E. Inghelbrecht à Daniele Gatti. Seul manque bizarrement l’un des plus importants de ces derniers, le chef français Jean Martinon. D’éminents solistes aussi, de Dietrich Fischer-Dieskau et Victoria de Los Angeles à Isaac Stern et Martha Argerich, participent à la richesse de ce coffret. Chaque disque se fonde sur une thématique. De la tradition française (Debussy, Lalo, Roussel, Poulenc, Magnard) aux créations d’œuvres commandées par Radio France (Dutilleux, Poulenc, Messiaen, Xenakis, Berio), c’est tout ce qui fait l’identité du "National" qui est réuni.
Bruno Serrou

« 80 ans de concerts inédits de l’Orchestre National de France » 8 CD Radio France/INA 3 149028 063325 (distribution Harmonia Mundi)

Article paru dans le quotidien La Croix en avril 

mercredi 15 avril 2015

Pianiste devenu rare en France, Jean-Bernard Pommier donne à Gaveau une magistrale intégrale des Sonates de Beethoven

Paris, Salle Gaveau, lundi 13 avril 2015


Jean-Bernard Pommier. Photo : DR

Musicien fin et discret, mettant sa sensibilité intérieure au service du seul compositeur et de son œuvre, étonnement peu présent en France, Jean-Bernard Pommier est l’un des artistes français les plus courus à l’international. Il faut dire que cet élève d’Yves Nat et de Pierre Sancan, pour le piano, ainsi que d’Eugène Bigot pour la direction d’orchestre au Conservatoire de Paris, s’est très rapidement imposé hors de l’hexagone grâce à ses victoires à 15 ans aux Concours internationaux de jeunes musiciens de Berlin et de la Guilde des Artistes Solistes Français, et en étant le plus jeune finaliste du Concours Tchaïkovski de Moscou en 1962, année où s’y sont imposés Vladimir Ashkenazy et John Ogdon, tandis qu’il se voyait remettre par le président du jury, Emil Gilels, le Premier Diplôme d’Honneur avec félicitations.

Pour ses 70 ans - il est né à Béziers le 17 août 1944 -, Jean-Bernard Pommier s’est lancé dans une nouvelle intégrale des sonates de Beethoven, qu’il a donnée d’abord à Londres et à Bruxelles avant de la reprendre à Paris, Salle Gaveau. Pommier est un familier de cet Himalaya de la littérature pianistique qu’il a enregistré à deux reprises, la dernière en 1994 rééditée en 2006, et qu’il joue partout depuis de nombreuses années. Pommier n’a pas choisi la chronologie, qu’elle soit de numéro d’ordre ou de dates, mais a obéi à des « impératifs formels et techniques »,  comme il l’a précisé à ma consœur du quotidien Le Monde, Marie-Aude Roux. Il s’agit chaque soir de faire corps avec la partition et son compositeur en mettant en relief les différentes évolutions et les subtilités harmoniques d’une sonate à une autre. Il n’en demeure pas moins que certaines soirées plongent dans un climat spécifique. Ce qui a été le cas lundi, pour le quatrième des huit volets du cycle parisien, au caractère héroïque.

Pommier a en effet inscrit à son programme cinq sonates, trois grandes dont une célèbre, entourant deux « sonates faciles », composées entre 1796 et 1805. C’est sur la première des trois Sonates op. 10, la 5e en ut mineur, qu’il a ouvert la soirée. Quoique concentrée, l’œuvre n’en compte pas moins trois mouvements de forme sonate. Réfléchi et le geste simple et sûr, le pianiste entre sans façon dans l’œuvre. Les doigts courant avec assurance et délicatesse sur le clavier dans le prolongement de mains de bucheron accrochées à des épaules larges et puissantes, il révèle dès cette première pièce un sens aigu de la narration qui émerge d’entrée par l’élan dramatique du thème principal et son écho plaintif, avant de donner à l’ensemble un tour judicieusement pathétique, sans pathos. Dans le finale, il exalte murmures et passions, jouant de l’ombre et de la lumière des sonorités de son magnifique Steinway.

Avec la Sonate n° 11 en si bémol majeur op. 22 de 1799-1800 publiée en 1802 sous le titre « Grande Sonate pour le forte-piano », c’est le premier Beethoven qui arrive à son terme. Le ton épique préfigure en effet la maturité beethovenienne, et la forme en quatre mouvements développés ne sera reprise que dans la Sonate n° 28 « Hammerklavier » op. 106 de 1817-1819. Pommier magnifie l’héroïsme conquérant de cette grande page, tirant de son piano des résonances et des timbres dignes d’un orchestre entier, les doigts jouant avec dextérité des arpèges de doubles croches et de la polyphonie dense à la main gauche, galvanisant l’intense poésie de l’Adagio, avant de donner au menuet un tour baroque pour mieux souligner le contraste avec le vaste finale où il se joue des difficultés avec une aisance saisissante.

Jean-Bernard Pommier. Photo : DR

Se lançant dans la première œuvre de la seconde partie de son récital en prenant tout juste le temps de s’asseoir, Jean-Bernard Pommier a voulu donner aux deux « Sonates faciles pour le forte-piano » de Beethoven que sont les Sonates n° 19 en sol mineur op. 49/1 et n° 20 en sol majeur op. 49/2, une totale unité, enchaînant les deux mouvements de chacune pour en faire une unique sonate en quatre mouvements, bien que ces deux œuvres probablement conçues pour des élèves aient, en dépit de leur numéro d’ordre, précédé de peu la Sonate op. 10/1 avec laquelle Pommier a débuté ce concert. Le pianiste a donné à ces sonatines la tournure classique idoine dans l’esprit de Haydn, instillant en outre à la seconde une luminosité transcendante.

C’est avec l’une des œuvres les plus fameuses de Beethoven que Jean-Bernard Pommier a conclu son programme, dont les premières volets n’ont finalement constitué qu’un vaste prélude, leurs climats préparant celui envoûtant de la dernière, la fameuse Sonate n° 23 en fa mineur op. 57 « Appassionata » de 1805-1806. De ce « torrent de feu dans un lit de granit » décrit par Romain Rolland et que Beethoven considérait comme sa plus grande sonate, à l’exception de ses cinq dernières, Jean-Bernard Pommier a admirablement mis en lumière le déchaînement des forces irréductibles, les passions primitives et les folies troubles des hommes et de la nature magnifiés par cette œuvre extraordinaire dont il a fait un véritable poème pianistique annonciateur de la Sonate en si mineur de Franz Liszt. Tout entier engagé dans son interprétation enflammée, Jean-Bernard Pommier a tétanisé l’auditeur par la puissance de son interprétation, l’aisance phénoménale de son jeu au geste coulant avec naturel et retenue, son large nuancier, son engagement de chaque instant exprimé sans ostantation, tirant de son instrument des sonorités de braise aux résonances infinies, prenant son public à bras le corps sans que ce dernier n'en prenne conscience transporté dans un ailleurs d'où il a du mal à revenir, hypnotisé par la transcendance de la conception titanesque du pianiste de cette partition visionnaire.

Les prochains volets de l’intégrale des sonates pour piano de Beethoven par Jean-Bernard Pommier résonneront dans cette même salle Gaveau les 27 mai, 4, 15 et 17 juin.

Bruno Serrou

samedi 11 avril 2015

Livre : Vibrant portrait d’Iannis Xenakis par sa fille Mâkhi


Contrairement à nombre de ses pairs, Iannis Xenakis n’a pas connu après sa mort de véritable purgatoire mémoriel. Depuis sa disparition en 2001, orchestres, ensembles instrumentaux, formations chambristes et solistes n’ont jamais cessé de jouer sa musique (1). Concerts, disques et livres maintiennent sa mémoire, à l’instar du vibrant ouvrage que vient de publier sa fille chez Actes Sud, Iannis Xenakis, Un père bouleversant.

Mâkhi Xenakis (née en 1956). Photo : DR

 « ‘’Xenakis’’ est un nom originaire du Sud de la Crète qui veut dire ‘’petit étranger’’ : xenos : étranger ; akis : diminutif, petit, gentil. Mon père se sentira toujours un étranger, où qu’il se trouve. » C’est ainsi que s’ouvre le livre émouvant que Mâkhi Xenakis consacre à son père Iannis Xenakis, décédé voilà quatorze ans. Dessinatrice, sculptrice, graveuse, décoratrice de théâtre, écrivain, Mâkhi Xenakis (née en 1956) partage avec son père une parfaite connaissance de l’architecture à laquelle elle s’est forgée au contact de Paul Virilio. Elle revient d’ailleurs avec sensibilité sur cette part importante du travail du compositeur, particulièrement sur sa collaboration avec Le Corbusier, dont est célébré cette année le cinquantenaire de la disparition.

Iannis Xenakis au côté de Le Corbusier. Photo : DR

Ce père, ce héros non seulement pour sa fille mais aussi pour ses faits d’arme en Grèce au temps de l’occupation allemande puis de l’occupation-libération britannique qui lui valut l’exil et le fait d’être longtemps apatride - c’est André Malraux qui finira par lui obtenir la nationalité française - est glorifié par Mâkhi Xenakis avec une profondeur de sentiment et une sincérité qui transporte le lecteur. Riche en illustrations, depuis une photo de 1898 réunissant les grands-parents du compositeur et dix de leurs enfants jusqu’à un cliché de 1998 où le compositeur tient dans son bras gauche sa fille au pied de l’escalier de leur domicile parisien, c’est un siècle d’histoire européenne qui est parcouru à travers le prisme de la famille Xenakis et de la vie du plus célèbre de ses représentants, le compositeur Iannis Xenakis. L’ensemble est évoqué en deux cent vingt huit documents photographiques et reproductions de partitions manuscrites, dessins d’architecte, documents administratifs, lettres et carnets intimes, beaucoup étant reproduits pour la première fois, ponctuant le texte écrit avec simplicité et émotion, le tout formant un ouvrage de deux cent trente deux pages.

Iannis Xenakis (1922-2001). Photo : DR

« Pendant longtemps, comme beaucoup de ceux qui ont vécu les événements tragiques de la guerre, écrit Mâkhi Xenakis, [mon père] disait refuser le pathos dans son art et dessinait des équations mathématiques pour expliquer sa musique. Je ne dis pas que les mathématiques étaient secondaires pour lui. Je suis bien placée pour savoir que c’était fondamental, puisque, pendant des années, il me poursuivait en courant dans notre appartement pour que nous fassions ce qu’il appelait ‘’mes mathématiques’’. Et que plus tard, me voyant peindre, il me répéta jusqu’à son dernier souffle que sans mathématiques je ne serai jamais une bonne artiste. » De fait, lorsqu'il est question du lien entre mathématiques et musique au vingtième siècle, le nom d’Iannis Xenakis vient rapidement à l’esprit. En effet, dès Metastaseis (1953-1954), l’ingénieur devenu architecte et compositeur multiplie les œuvres composées à l’aide de principes issus des mathématiques, de la théorie des probabilités jusqu’à la stochastique en passant par l’algorythme, seul point de départ possible pour échapper, selon lui, à la « pensée linéaire » dans laquelle trop de ses confrères se seraient fourvoyés.

Le Pavillon Philips conçu et dessiné par Iannis Xenakis pour l'Exposition universelle de Bruxelles en 1958

« J’ai pris des leçons privées auprès d’un compositeur d’origine russe, Aristote Kondourov, avec qui j’ai étudié trois ans, me disait-il en décembre 1997 tandis que je l’interviewais dans la perspective du festival Présences de Radio France que lui consacrait Claude Samuel en février 1998. Mais j’ai beaucoup appris par moi-même. Pendant la guerre, avec cet ami musicien, nous nous arrangions toujours pour occuper des maisons pourvues d’un piano. Mon ami était un peu plus jeune que moi, et il jouait fort bien de cet instrument. Je le suivais partout et je l’écoutais jouer tout en tirant par la fenêtre. » Mais avant de se consacrer à la composition, il lui a fallu découvrir Paris, où il est arrivé par la gare d’Austerlitz en décembre 1947, fuyant son pays où il avait été condamné à mort. Mais alors qu’il entendait s’exiler aux Etats-Unis pour y étudier l’astrologie, des amis lui ont trouvé un emploi chez Le Corbusier. « Je travaillais chez Le Corbusier tout en commençant à composer... une musique folklorico-post-bartókienne, se souvenait-il en 1997. L’une de mes premières partitions fut la Procession aux eaux claires. Vara Hadzimikalis, avec qui j’avais combattu, m’a aidé à reprendre contact avec un certain nombre de compagnons d’arme qui avaient trouvé refuge à Paris. Lorsque j’ai connu [ma femme] Françoise, je faisais tous les trois mois la queue à la préfecture pour y renouveler mon permis de séjour. J’y passais des heures à attendre mon tour, et j’avais droit au tutoiement. Ma cicatrice au visage provoquait de violentes réactions de la part des policiers, qui me fouillaient plus que tout autre, sans doute parce qu’on me prenait pour un malfrat. » Néanmoins, Xenakis s’impose rapidement auprès de Le Corbusier, pour qui il réalise de nombreux projets que l’architecte suisse s’accapare le plus souvent, au grand dam de son collaborateur plus créatif que lui. Ce que démontrent esquisses, dessins et photos de bâtiments conçus par Xenakis qui illustrent le livre de sa fille.

Iannis Xenakis (1922-2001). Photo : DR

Dès septembre 1951, comme l’atteste son premier carnet intime reproduit dans le livre de sa fille, la musique devient le centre de la vie de Xenakis. Les mathématiques qu’il utilisait pour l’architecture trouvent très vite un usage qui lui permet de traiter les mouvements de masses sonores et de les transcrire en musique. « La musique doit être sociale, écrit-il dans son premier carnet. […] L’autre jour, j’ai essayé des superpositions de rythmes différents… Le résultat au bout de trois répétitions était très pauvre. » Grâce aux cours d’Olivier Messiaen, il découvre les rythmes complexes des musiques hindoues, ce qui conforte son idée d’associer mathématiques et musique. « Comment introduire les voix, les cris de douleur, les sanglots en musique ? », s’interroge-t-il dans ce même premier carnet...

Iannis Xenakis devant son ordinateur. Photo : DR

Mais il ne s’agit pas ici d’une monographie pure et simple - ce qui explique sans doute l’absence d’index, ce qui m’apparaît néanmoins regrettable. Impossible en effet pour la fille d’un couple hors normes - car il ne faut pas négliger la compagne de toujours du compositeur, Françoise Xenakis, écrivain et femme de médias qui est aussi la mère de l’auteur - de mettre une part d’elle-même, surtout qu’elle est aussi écrivain. C’est à travers le regard de cette enfant aimante et admiratrice de son père qu’est tiré le portrait du héros de l’auteur, qui laisse couler au fil de l’écriture ce qui appartient au plus profond de son être et qu’elle exprime avec son cœur, son âme, sa sensibilité de petite fille devenue femme puis mère et artiste. Un père génial et fin qui vit à travers elle et qui est également elle, au point qu’elle se décrit à travers lui jusqu’au plus secret de son âme. Tandis qu’elle finissait une sculpture d’Antigone sur la pelouse de la retraite que son père avait bâtie en Corse, elle conclut son livre-souvenir ainsi : « De retour à Paris, en regardant […] Antigone, je réalise une nouvelle chose incroyable. Mon père avait souhaité que l’on disperse ses cendres dans la Méditerranée, en Corse. Et c’est exactement dans ce golfe, là où Antigone porte aujourd’hui son regard, qu’elles reposent. Antigone maintenant veille sur les cendres de mon père. »

Bruno Serrou

Mâkhi Xenakis, Iannis Xenakis / Un père bouleversant. Editions Actes Sud, 2015 (231 p., 29€)

1) Une série de concerts est consacrée ces prochaines semaines à Iannis Xenakis. Notamment autour de l’Orestie par Spyros Sakkas (baryton), l’ensemble vocal Soli-Tutti, les Chœurs de l’Université Paris VIII et l’Ensemble Court-Circuit dirigés par Jean-Louis Forestier, samedi 11 mai à 20h Salle des Fêtes de Gennevilliers et mercredi 15 avril à 20h à l’Amphithéâtre de l’Opéra-Bastille.



vendredi 10 avril 2015

11 œuvres ont été créées lors du concert d’étudiants du Cursus I de composition et d’informatique musicale de l’Ircam

Paris, Centre Pompidou, Grande Salle, jeudi 2 avril 2015

Entrée de l'Ircam. Photo : DR

L’Ircam propose chaque année à de jeunes compositeurs une formation spécialisée en composition, recherche et technologies musicales dispensées au sein-même de l’Institut dispensée sur deux années, de septembre à avril, sous le nom Cursus I et Cursus II, avec pour chacun des niveaux une sélection rigoureuse. « La formation pratique, est-il précisé sur la documentation de l’Ircam, permet à une dizaine de compositeurs âgés de moins de trente-cinq ans de s’initier et de réfléchir aux problématiques théoriques et compositionnelles de la musique informatique. L’objectif, tout au long de cette formation intensive de huit mois sur les logiciels de l’Ircam, est de leur permettre d’acquérir l’autonomie technique nécessaire à la mise en œuvre de leurs idées musicales. L’apprentissage s’articule autour de la réalisation d’une courte pièce, présentée au public lors d’un concert dans le cadre de la saison musicale de l’Ircam. Cette pièce peut prendre la forme d’une œuvre mixte (instrument solo et électronique, interprétée par un élève du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris), d’une œuvre acousmatique, d’une œuvre algorithmique sans électronique ou d’une installation. » Le Cursus I est animé par le compositeur catalan installé à Paris Hèctor Parra, professeur-associé, et par l’équipe pédagogique des réalisateurs en informatique musicale chargés de l’enseignement, Éric Daubresse, Marco Liuni, Jean Lochard, Grégoire Lorieux et Mikhail Malt.

Grâce à un partenariat développé depuis plusieurs années avec le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, les esquisses des compositeurs du Cursus I sont interprétées par les élèves des classes de master d’instruments ou du diplôme d’artiste-interprète (DAI) - répertoire contemporain et création. A noter cette année l’absence de compositrices, les dix élèves sélectionnés, dont un canadien, un états-unien, un colombien, un chilien, deux français, deux italiens, un grec et un japonais, étant exclusivement des compositeurs âgés de 27 à 35 ans. Toutes les œuvres présentées vendredi dernier sont en fait des esquisses réalisées en six mois avec les outils de l’Ircam. Difficile donc de juger selon les critères appliqués à des compositeurs maîtrisant parfaitement ces derniers, y compris ceux sélectionnés en fin de Cursus II, forcément plus aguerris. Chaque pièce est en fait un solo instrumental avec informatique en temps réel, et il n’est pas question de porter des jugements définitifs, les impressions laissées n’étant que prospectives et indicatives.

Daniel Cabanzo (né en 1979). Photo : (c) Ircam

C’est l’œuvre du compositeur le plus âgé, (Madrigal situations) Hidden lines in Electrical dimensions du Colombien Daniel Cabanzo (né en 1979), qui a ouvert la soirée. Formé à l’université de Valle à Cali, en Colombie, puis à l’Ecole nationale de musique de Villeurbanne, aux Conservatoires à rayonnement régional de Lyon et de Paris et au pôle d’enseignement artistique Paris Boulogne-Billancourt, ainsi qu’à la Haute école de musique de Genève, Cabanzo a été l’élève de David Wood, Edith Canat de Chizy, Denis Dufour, Yan Maresz, Michael Jarrell, Luis Naón et Eric Daubresse. Ecrite pour accordéon et électronique, sa pièce au titre à rallonge ne présente guère d’intérêt en l’état où elle se trouve, peu d’idées y étant explorées, l’instrument acoustique exposant toujours la même formule, tandis que l’environnement informatique tourne à vide.

Jonathan Bell. Photo : (c) Ircam

Il en est de même avec Archipel pour harpe et électronique du Français Jonathan Bell (né en 1982). C’est l’ordinateur qui choisit le schéma de l’interprétation de cette « œuvre ouverte » contenant trois pièces en puissance, selon les dire de son auteur, et l’envoie à la harpe. Il en résulte un discours planant exposant toujours la même chose dans un climat hypnotique qui conduit à la somnolence.

Caspar de Gelmini (né en 1980). Photo : (c) Ircam

Compositeur germano-italien né en 1980, Caspar de Gelmini, collaborateur de Tristan Murail et de Marco Stroppa, a étudié aux Hautes écoles de musique de Rostock, Weimar, Stockholm, Bâle, Salzbourg et Stuttgart, avant de suivre une formation à l’Ircam et au CNSMDP dans le cadre du programme d’échanges Erasmus. Son Leipzig Noir 1914 pour flûte et électronique constitue la deuxième partie d’un cycle fondé sur une œuvre radiophonique de l’écrivain allemand Jan Decker (né en 1977). Cette fois, il ne s’agit pas d’électronique « live » mais de bande magnétique préenregistrée diffusant dans la salle des sons de synthèse tandis que la flûte se déploie à partir de ladite bande. L’instrument acoustique expose de belles sonorités cristallines, mais le tout n’est pas exempt de longueurs, et ses huit minutes tendent à l’éternité.

Preston Neebe (né en 1988). Photo : (c) Ircam

Intakes est dédié au saxophone baryton évidemment associé à l’électronique. L’œuvre est signée Preston Beebe, compositeur percussionniste états-unien de 26 ans (il est né en 1988) titulaire d’une maîtrise en composition de l’université McGill. Le titre découle du processus de contamination virale du corps et du sang. Le saxophone est utilisé comme un objet sonore dont le tube formel résonne de toutes ses harmoniques sollicitées par le souffle, les lèvres et la langue de l’instrumentiste, et par les bruits de clefs. Pourtant, là aussi, les sept minutes s’éternisent, et en dehors de quelques sons originaux, l’œuvre n’avance pas.

Dionysios Papanicolaou (né en 1981). Photo : (c) Ircam

Pour son Cursus I, le Grec Dionysios Papanicolaou (né en 1981), juriste installé à Paris, où il a fait des études de composition instrumentale et électroacoustique avec Jean-Luc Hervé et Yan Maresz, ainsi qu’au département CAO de l’université Paris-VIII puis à l’Ircam, et qui se présente comme « improvisateur live de musique informatique », a réalisé une œuvre plus composée qu’improvisée pour alto et électronique. L’alto, les cordes en scordatura, est joué de toutes les façons imaginables, jusqu’à l’utilisation des dents d’un peigne métallique grattant les cordes, tandis que l’archet, utilisé avec une violence continue, perd peu à peu son crin.

Frédéric Le Bel (né en 1985). Photo : (c) Ircam

Le Canadien Frédéric Le Bel (né en 1985) s’est inspiré d’une réplique extraite du film Pulp Fiction, polar tourné par Quentin Tarantino en 1994, prononcée par le truand Jules Winnfield campé par Samuel L. Jackson peu avant de commettre un assassinat, « The path of the righteous man is beset on all sides… », après vingt-cinq minutes et dix-sept secondes de projection. D’où le titre 25:17. Il s’agit pour le compositeur d’une approche du geste instrumental suscitant un enchaînement constant de glissandi d’harmoniques. Le violoncelle est à l’origine du tout, et l’informatique effectue une analyse spectrale du son de l’instrument qui enfle tel un orage se propageant dans la salle. Œuvre d’une énergie singulière en son début, 25:17 se fait évocatrice voire onirique, et s’avère inventive et porteuse de promesses.

Naoki Sakata (né en 1981). Photo : Ircam

Phytolith I pour saxophone ténor et électronique du Japonais Naoki Sakata (né en 1981), élève de Stefano Gervasoni au CNSMDP d’où il est sorti voilà douze ans, use continument de sons multiphoniques du saxophone pour évoquer la vie de la « plante-pierre végétale » du titre grec tandis que l’électronique se rapporte au monde inerte de la minéralité. Rien d’autre de tangible dans cette pièce qui ne présente rien de neuf : sons secs claqués de la langue, une rythmique qui pulse par moments façon jazz, une informatique anecdotique...

Remmy Canedo (né en 1982). Photo : (c) Ircam

Le Chilien Remmy Canedo (né en 1982), « compositeur, programmateur visuel et performeur » formé à la Staatliche Hochschule für Musik und Darstellende Kunst de Stuttgart auprès de Marco Stroppa, a réalisé pour sa part Multiverse pour clarinette basse et électronique. Cette pièce se fonde sur un texte non exposé du compositeur transcrit en matériau sonore avec divers degrés de dégradation et de similarité. Le résultat est assez impressionnant, l’œuvre étant tendue et dramatique, l’interprète jouant de tous les modes de jeu de la clarinette basse, qui finit sans anche, le souffle étant directement projeté dans le tube, tandis que l’électronique dégrade et transforme le son émis.

Alessandro Ratoci (né en 1980). Photo : (c) Ircam

L’Italien Alessandro Ratoci (né en 1980), « musicien, compositeur et performeur de musique électronique » qu’il enseigne à l’HEMU de Lausanne, rend hommage dans Rima Flow pour tuba et électronique à son grand-père et aux paysans toscans d’antan qui chantaient leurs rêves. Il s’agit ici d’un voyage outre-tombe satirique du XIXe siècle de tradition orale. Beaucoup de vent et de vacarme ici, une courte mélodie archaïque rappelle brièvement l’encrage dans le passé. L’instrument hurle des sons primitifs entouré d’une informatique bruyante.  

Emanuele Palumbo (né en 1987). Photo : (c) Ircam

Autre Italien, Emanuele Palumbo (né en 1987), formé auprès de Gérard Pesson au CNSMDP, a conçu Corps-sans-Organes pour clarinette basse et électronique. Le compositeur cherche dans cette pièce à construire, détruire, jouer par le biais d’un instrument dépossédé de son bec qui devient ainsi un non-corps puis un autre corps, celui du musicien, qui use de sa voix, tandis que l’informatique chemine inversement. Cette pièce intime et originale qui suscite une véritable écoute intérieure engendrée par le temps circulaire sur lequel elle s’appuie, s’ouvre sur des bruits blancs avant que l’instrument se reconstitue, puis, à mi-parcours, l’électronique prend le relais.

Aurélien Marion-Gallois (né en 1980). Photo : (c) Ircam

L’ultime pièce est celle qui m’est apparue la plus réussie. De fait, le Français Aurélien Marion-Gallois (né en 1980), formé au CNSMD de Lyon puis au Conservatoire de Strasbourg auprès de Philippe Manoury, signe avec éi12s pour alto et électronique une fort belle pièce. Après le temps circulaire de Corps-sans-Organes de Palumbo, le temps linéaire d’éi12s de Marion-Gallois qui se subdivise en trois périodes. La première est dominée par l’alto, alors que l’informatique entre en résonance avec lui, la partie médiane inverse les rôles, tandis que dans le finale l’alto reste bloqué sur le do-grave et que l’électronique articule autour de ce temps figé les sonorités du jeu instrumental. éi12s chante, bruit, l’instrument exprime un chaud lyrisme sur une informatique fluide et évocatrice en concordance plus ou moins complexe mais toujours sensible avec l’alto.

Il convient aussi de saluer les remarquables prestations des onze élèves des classes de master et du diplôme d’artiste-interprète - répertoire contemporain et création d’Alain Billard, Gérard Buquet, Claude Delangle, Hae-Sun Kang et Jean Sulem, dans l’ordre des partitions présentées Jean-Etienne Sotty (accordéon), Eloïse Labaume (harpe), Rafal Zolkos (flûte), Raquel Panos Castillo (saxophone), Kei Tojo (alto), Cameron Crozman (violoncelle), Nicolas Arsenijevic, Hugo Clédat (clarinette basse), Jean-Baptiste Renaud (tuba), Joséphine Besançon (clarinette basse) et Vladimir Percevic (alto), qui ont servi ces pages avec une constance et une maîtrise telles qu’il a été possible de porter un jugement sur chacune d’elles en toute assurance.

Bruno Serrou

jeudi 2 avril 2015

Avec l’opéra "Penthesilea" d'après Kleist, Pascal Dusapin signe pour ses 60 ans une œuvre majeure

Bruxelles (Belgique), Théâtre de La Monnaie, mardi 31 mars 2015

Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Marisol Montalvo (Prothoé), Natascha Petrinsky (Penthesilea), Eve-Maud Hubeaux (Grande-Prêtresse). Photo : (c) Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Pascal Dusapin, qui aura soixante ans le 29 mai prochain, donne en création mondiale au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles son septième opéra, Penthesilea. Deux mois après la première française par Renaud Capuçon, son dédicataire, et l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Myung-Whun Chung à la Philharmonie de Paris du concerto pour violon Aufgang créé en 2013 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/01/aufgang-le-concerto-pour-violon.html), le public parisien a eu la primeur dès dimanche dernier, soit deux jours avant la création de l’œuvre entière, de trois des dix scènes de Penthesilea réunies sous le titre Wenn du dem Wind… chantées par Karen Vourc’h accompagnée par l’Orchestre National des Pays de la Loire dirigé par Pascal Rophé…

Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Photo : (c) Fortster/Théâtre de La Monnaie de Bruxelles
                          
La Grèce antique sied particulièrement à Pascal Dusapin. Vingt-quatre ans après s’être attaché avec succès à la tragique figure de Médée l’infanticide, le compositeur s’est tourné vers une autre grande figure mythique féminine. Cette fois, il a opté pour la légende sanglante des amazones, dont la reine, Penthesilea, est l’héroïne. Amoureuse d’Achille (qui meurt ici dans des conditions différentes de celles de l’Iliade d’Homère), cette dernière, selon les règles ancestrales appliquées à l’ensemble de son peuple, ne peut se faire aimer d’un homme sans l’avoir vaincu. Achille l’abuse en lui faisant croire que c’est bel et bien le cas. Se rendant compte du subterfuge, elle le tue dans une crise de démence avant de le dévorer et de se donner la mort. Les fragments de cette légende ont été repris et adaptés par le dramaturge allemand Heinrich von Kleist en 1807. 

Pascal Dusapin (né en 1955), PenthesileaNatascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

C’est cette version, d’une violence inouïe déjà mise brillamment en opéra par le Suisse alémanique Othmar Schoeck en 1927, quarante ans après le superbe poème symphonique d’Hugo Wolf, qui a inspiré à Pascal Dusapin le septième de ses opéras, le second pour Bruxelles et en allemand après Medeamaterial, adaptation de la tragique Médée par un autre dramaturge allemand, Heiner Müller. « C’est le musicologue Harry Halbreich qui, après avoir écouté mes premières œuvres, m’a conseillé de lire la pièce de Kleist, rappelle Dusapin. J’avais 22 ans. Il avait décelé dans ma musique une force adaptée à l’extrême violence du sujet. Mais j’ai préféré attendre, mesurant la dimension surhumaine de la tragédie. Puis, la maturité venant, lorsque la Monnaie de Bruxelles s’est proposée de me commander un nouvel opéra, je me suis dit pourquoi pas Penthesilea. Je me sentais en effet mûr pour affronter cette histoire et en venir à bout. Il m’a cependant fallu quatre ans pour y parvenir, écrivant d’abord le livret dans la langue originale allemande avec le concours de Beate Haeckl, puis la musique. J’ai terminé la composition dans un état quasi-dépressif. »

Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Divisée en dix courtes scènes enchaînées sans interruption, se présentant tel un rituel, la partition est une totale réussite. A l’orchestre d’abord. Mais aussi sur le plan vocal, avec un sens de la phrase, de la respiration et du chant trop rare chez les compositeurs d’aujourd’hui. L’œuvre s’ouvre sur une simple et belle mélopée de la harpe évoquant l’enfance tandis que l’instrument renoue avec la lyre de la Grèce antique, bientôt rejointe par le cymbalum - tous deux ainsi que le chœur concluront l’œuvre. Soixante instrumentistes et une électronique bruissant dans le grave tel un faux-bourdon constant conçue par Thierry Coduys, fidèle collaborateur de Dusapin, coulent à jet continu dans les profondeurs des abysses de l’âme et ses déchirures exacerbées. Avec sa forme modale archaïsante et brute, l’on pense, en plus civilisé, à Iannis Xenakis dont Dusapin fut l’élève. Sous la battue de Franck Ollu, qui dirigea notamment la création de Passion de Dusapin à Aix-en-Provence en juillet 2008, l’Orchestre de la Monnaie reste en-deçà du potentiel de ce que l’audition de la part instrumentale laisse percevoir, à l’exception des violoncelles et contrebasses grondants exaltés par l’informatique en temps réel, tant l’on sent les musiciens contractés et raides de son. 

Pascal Dusapin (né en 1955), PenthesileaGeorg Nigl (Achille), Natascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

De cette « histoire d’amour très compliquée et autodestructrice » comme en convient le metteur en scène, Pierre Audi, qui s’est substitué en septembre à la metteuse-en-scène initialement prévue, a su traduire les méandres de l’action et sa progression dramatique avec une réalisation claire, nette et conforme au mythe et dans la continuité de sa propre pensée, bien que la transposition dans une usine d’équarrissage puisse dérouter - ce qui n’a pas été le cas pour le public de la première, qui a ovationné la production  après quatre vingt dix minutes d’une écoute particulièrement attentive. Décors et vidéo de la plasticienne belge Berlinde De Bruyckere, qui signe ici sa première scénographie d’opéra, jouent de dégradés de noir crûment éclairés pour dessiner contours et contenus d’une tannerie, suivant la transformation des peaux, qui évoluent du dépeçage de carcasses d’animaux jusqu’au stockage des produits finis sur de vastes racks, les vidéos présentant des gros plans de peaux brutes, tandis que Wojciech Diedzic s’est inspiré de costumes d’ouvriers-tanneurs (seule trace de couleurs, le visage de Penthesilea dans les derniers instants du spectacle. 

Pascal Dusapin (né en 1955), PenthesileaGeorg Nigl (Achille), Natascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Malgré de petites faiblesses parmi les seconds rôles, les principaux personnages sont brillamment tenus : Natascha Petrinsky, qui s’était notamment illustrée à l’Opéra de Lyon voilà trois ans dans le Triptyque de Puccini (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/01/lopera-de-lyon-il-trittico-de-puccini.html) campe une hallucinante Penthesilea, Marisol Montalvo, qui s’était imposée dans Re Orso de Marco Stroppa Salle Favart en 2012 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/05/avec-son-opera-re-orso-cree-samedi.html) et dans Pli selon pli de Pierre Boulez à la Philharmonie de Paris en février (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/02/matthias-pintscher-qui-dirigeait-pour.html) est une brûlante et tragique Prothoé, Georg Nigl, créateur de O Mensch! de Pascal Dusapin en 2011 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2011/12/theatre-des-bouffes-du-nord-16-novembre_06.html), est un saisissant Achilles, Werner Van Mechelen un puissant Ulysse.

Bruno Serrou

Penthesilea sera repris à l’Opéra de Strasbourg du 26 au 30 septembre 2015