samedi 24 décembre 2016

CD et DVD : Daniel Barenboïm chez Warner Classics et EuroArts


Citoyen du monde - né à Buenos Aires d’une famille d’origine juive et russe, installé à Berlin, il possède quatre citoyennetés, argentine, israélienne, palestinienne et  espagnole -, pianiste et chef d’orchestre engagé dans la vie publique -, Daniel Barenboïm est un militant intrépide en faveur de la paix et de la politique musicale. Il a commencé le piano à l’âge de quatre ans, élève de ses parents, disciple d’Igor Markevitch et de Wilhelm Furtwängler en direction, il a également étudié l’harmonie et la composition à Paris auprès de Nadia Boulanger. Directeur musical et artistique de l’Opéra de Berlin Unter den Linden et de son orchestre, la Staatskapelle de Berlin, directeur et co-fondateur du West-Eastern Divan Orchestra qui réunit jeunes musiciens israéliens et palestiniens, ex-directeur musical de l’Orchestre de Paris, du Chicago Symphony Orchestra et de la Scala de Milan, Daniel Barenboïm est l’une des grandes figures musicales de notre temps. Le monde de la musique s’apprête à célébrer le 15 novembre 2017 ses soixante-quinze ans.

C’est dans cette perspective que l’un de ses principaux éditeurs discographiques de Daniel Barenboïm, Warner Classics, publie une intégrale de ses enregistrements consacrés à Beethoven tandis qu’EuroArts propose une série de documents et de concerts filmés. Au total, plus de deux jours et demi d’écoute sans interruption. Daniel Barenboïm est réputé hyperactif. Outre ses nombreuses activités et fonctions, il est un boulimique du disque. Rien que pour Beethoven, trois intégrales des sonates pour piano, une autre pour le DVD, trois intégrales des concertos, deux versions des Diabelli et des symphonies, trois Fidelio (un en CD, deux en DVD), une Missa solemnis, le Triple concerto, le Concerto pour violon, une intégrale des sonates pour violon et piano, une autre pour violoncelle et piano, une autre encore des Trios avec piano, le Quintette pour piano et instruments à vent… Se trouve-t-un autre musicien qui puisse revendiquer pareille somme ?...


35 CD Barenboïm joue et dirige Beethoven chez Warner

Chez Warner, un coffret de trente-cinq CD, avec les reproductions des pochettes d’origine, vient de paraître pour en faire la démonstration et convaincre combien Barenboïm a d’affinité avec Beethoven. Ce ne sont pas les premières gravures des concertos pour piano de Beethoven réalisées dans les années 1960 dirigées par Otto Klemperer qui ont été retenues, mais celles que Barenboïm a enregistrées en dirigeant du piano. Ce coffret présente le legs du seul interprète à avoir enregistré un aussi vaste pan de la création beethovénienne, tant comme pianiste que comme chef d’orchestre. En effet, presque tout ce qu’il est possible chez Beethoven d’interpréter du piano et du podium de chef d’orchestre est joué et enregistré par Barenboïm, des trente-deux sonates pour piano à l’opéra Fidelio, en passant par les Variations Diabelli, les Sonates pour violon et piano, les Sonates, Variations et Allegrettos pour violoncelle et piano, les Trios et les Variations pour violon, violoncelle et piano, ainsi que le Trio pour clarinette, violoncelle et piano, le Quintette pour piano et instruments à vent, les sept Concertos (cinq pour piano, le triple et celui pour violon), la Fantaisie chorale, les neuf Symphonies, les Ouvertures et la Missa solemnis. Enregistrements réalisés entre 1966 et 1999, soit trente-trois années de vie artistique résumées en trente-cinq CD monographiques. La musique de chambre permet de retrouver Barenboïm dans la plénitude de ses vingt-cinq ans, en compagnie de sa première épouse, Jacqueline Du Pré, dans les Trios et les Sonates pour violoncelle, ainsi que l’ami du couple Pinchas Zukerman dans les Trios et les Sonates pour violon, le Concerto pour violon est réalisé avec Itzhak Perlman qui se retrouve dans le Triple concerto en compagnie de Yo-Yo Ma au violoncelle.

Pour les Sonates pour piano, il s’agit de la première intégrale de Barenboïm réalisée dans les années 1960 (EMI), de la deuxième intégrale des Concertos pour piano, Barenboïm dirigeant du piano l’Orchestre Philharmonique de Berlin en 1986-1987 ainsi que la Fantaisie chorale et les ouvertures (EMI), la première intégrale des Symphonies captée en 1999 avec la Staatskapelle de Berlin, ainsi que Fidelio avec les forces de l’Opéra d’Etat de Berlin (Teldec), les Diabelli en 1991, le Quintette en 1993 et la Missa solemnis avec le Symphonique de Chicago en 1993 pour Erato.

Tout n’est certes pas irréprochable, dans cette somme. La Missa solemnis est trop emphatique, Fidelio subit des modifications incompréhensibles (Leonore II sert d’ouverture, des numéros sont inversés, absence des dialogues), les Sonates pour piano sont encore influencées par les maîtres de Barenboïm que sont Otto Klemperer et Claudio Arrau, tandis que concertos et symphonies sont marqués du sceau de Furtwängler par leur ampleur et leurs larges respirations au détriment du rythme et de la souplesse. Mais la musique de chambre irradie de joie de vivre et d’exaltation, tandis que la musicalité et la sincérité de l’interprète Barenboïm sont constantes, tout au long des trente-cinq disques.


14 DVD Barenboïm chez EuroArts

Côté DVD, présentés dans un boîtier format CD, l’hommage est centré sur le pianiste Daniel Barenboïm à travers un florilège de concertos, de sonates et de récitals, le tout complété par un remarquable documentaire. Il s’agit de la totalité des DVD que le label EuroArts a consacrés au musicien. Ils sont déjà tous disponibles séparément, y compris le documentaire paru en 2011. Les Variations Goldberg de Bach bénéficient d’une interprétation sensible et d’un classicisme de bon aloi, enrichi d’une subtilité de toucher impossible à atteindre sur un clavecin. Cet enregistrement est précédé d’une introduction de dix minutes de l’œuvre par le pianiste. Les deux récitals Liszt de 1985 sont de grande qualité. Ils comprennent les deux premières Années de pèlerinage (Suisse et Italie) ainsi que les transcriptions d’opéras de Verdi et de Wagner, et de la première des Légendes, Saint François d’Assise. La prédication aux oiseaux. L’enregistrement réalisé en 2007 à La Scala de Milan est plus représentatif de l’art de Barenboïm que celui capté à Bayreuth en 1985, plus contraint. L’intégrale des Sonates pour piano de Mozart est très séduisante et n’a pas de concurrence audiovisuelle pour le moment.

Le récital de Buenos Aires en 2000, avec la Sonate KV. 330 de Mozart, l’Appassionata de Beethoven et les deux livres d’Iberia d’Albéniz ainsi que les nombreux bis, le documentaire de 2001, et l’intégrale des Concertos pour piano de Beethoven de 2007 sont excellents et fort bien filmés par l’équipe de Paul Smaczny. Il convient également d’ajouter les huit derniers Concertos pour piano de Mozart avec le Philharmonique de Berlin, que Barenboïm dirige du piano, et les deux Concertos pour piano de Brahms avec l’Orchestre Philharmonique de Munich dirigé pesamment par Sergiu Celibidache en 1991.

Au total, une somme en deux volumineux coffrets de haute tenue et de grande valeur consacrée à l’un des artistes les plus captivants de sa génération.

Bruno Serrou

35 CD Warner Classics 01900295 922580. Enregistrements : 1966-1995. Durée : 36h 15mn 17s. 14 DVD EuroArts 2063090. Enregistrements : 1985-2007. Durée : 24h 00mn.

mardi 20 décembre 2016

Eine Nacht in Venedig de Johann Strauss fils au rythme jaillissant

Lyon. Opéra national de Lyon. Dimanche 18 décembre 2016

Johann Strauss fils (1825-1899), Eine Nacht in Venedig. Photo : © Stofleth

Johann Strauss fils fait danser l’Opéra de Lyon pour les fêtes de fin d’année avec Une nuit à Venise, opéra comique en trois actes carnavalesque aux dialogues opportunément adaptés par Peter Langdal.

Composé en 1883, quelques mois après le décès de Richard Wagner le 13 février à Venise, Une nuit à Venise (Eine Nacht in Venedig) a pour cadre le fameux carnaval organisé par la Cité des Doges la décade précédant le Mercredi des Cendres. L’œuvre suscita à sa création l’hilarité du public pour son livret à l’humour pesant voire consternant de Franz Zell et Richard Genée adapté de le Château trompette d’Eugène Cormon donnant souvent dans le ridicule, un « bric-à-brac confus », comme le reconnaissait Johann Strauss : un duc volage, un vieux sénateur jaloux, une épouse trop jeune et trop jolie pour rester auprès de son barbon de mari, un séduisant neveu, un jeune cuisinier intrépide, quelques jeunes filles à marier et un barbier plein de ressources pour mener la danse… Tous ces personnages ont une nuit pour dénouer l’embrouillamini né de la jalousie du vieux sénateur et de son désir de soustraire sa femme aux visées du duc.

Johann Strauss fils (1825-1899), Eine Nacht in Venedig. Photo : © Stofleth

A l’époque de la genèse de l’œuvre, Venise, longtemps possession autrichienne, et son carnaval étaient fort courus par les nostalgiques Viennois. Mais, à l’exception du cadre, Strauss n’introduit aucun élément italien dans sa musique, qui enchâsse valses et airs tous plus séduisants et enchanteurs les uns que les autres.

Après une première annulée et une deuxième devant un rideau de scène fermé pour cause de revendications d’un syndicat de techniciens, le spectacle de fin d’année de l’Opéra de Lyon a pu être enfin donné dans son intégrité dimanche dernier devant un parterre fourni où l'on dénombrait autant de cheveux blancs que de familles nombreuses, certains assistant pour la première fois à un spectacle lyrique et s’enthousiasmant de sa magie. 

Johann Strauss fils (1825-1899), Eine Nacht in Venedig. Photo : © Stofleth

Dans cette nouvelle production, collaboration des Opéras de Lyon et de Graz en Autriche, Une nuit à Venise est donnée dans sa langue originale mais non sans actualisations et améliorations bienvenues façon vaudeville, et dans l'orchestration d’Erich Wolfgang Korngold, l’auteur entre autres de la Ville morte et qui fixa les canons de la musique des films hollywoodiens, jusqu’aux pâles copies de John Williams.

Le chef italien Daniele Rustioni, nouveau directeur musical de l’Opéra de Lyon, met subtilement en exergue les rutilances de l’orchestration de Korngold, en soulignant timbres, luminescences, enchaînant les valses avec une joie jaillissante, et donnant à l'ensemble une pulsion fébrile. 

Johann Strauss fils (1825-1899), Eine Nacht in Venedig. Photo : © Bruno Serrou

Dans de naïfs costumes de Karin Betz et décors stylisés et plus naïfs encore d’Ashley Martin-Halle où un lit s’impose entouré d’un pont vénitien épuré, de fauteuils et de canapés, le metteur en scène danois Peter Langdal n’en rajoute pas dans la gaudriole, et l’on ne s’ennuie pas dans ces imbroglios continuels. La distribution est dominée par l’infatigable Lothar Odinius, duc renvoyant à Casanova, et tous les protagonistes s’en donnent à cœur joie avec un bonheur contagieux, particulièrement Caroline MacPhie (Barbara), Evelin Novak (Annina), Jasmina Sakr (Ciboletta), Piotr Micinski (Delacqua), Matthias Klink (Caramello). Le Chœur de l’Opéra de Lyon n’est pas en reste.

Bruno Serrou

Article paru dans le quotidien La Croix mardi 20 décembre 2016

vendredi 16 décembre 2016

Owen Wingrave de Benjamin Britten met au pied du mur les jeunes chanteurs de l’Académie de l’Opéra de Paris

Paris. Opéra-Bastille. Amphithéâtre. Jeudi 24 novembre 2016

Benjamin Britten (1913-1976), Owen Wingrave. Photo : (c) Julien Mignot / Opéra national de Paris

Rare en France, malgré son retour en 2013 à l’Opéra de Strasbourg et en 2014 à Nancy et à Toulouse, avec The Turn of the Screw dans ce dernier cas, Owen Wingrave de Benjamin Britten n’avait pas été donné à Paris depuis 1996, sur la scène de l’Opéra-Comique, mais en français et dans une production de l’Opéra de Paris.

Benjamin Britten (1913-1976), Owen Wingrave. Photo : (c) Julien Mignot / Opéra national de Paris

Donnée cette fois en anglais, sa langue originale, les représentations données en novembre d’Owen Wingrave ont donc constitué sa véritable création parisienne. Cet opéra en deux actes est le pénultième ouvrage scénique du compositeur britannique. Composé au tout début des années 1970, il résulte d’une commande de la chaîne de télévision BBC Two, qui le diffusa pour la première fois le 16 mai 1971. Deux ans plus tard, le 10 mai 1973, à l’expiration du contrat d’exclusivité de la BBC et peu avant la création de l’ultime Mort à Venise, Owen Wingrave est porté à la scène par le Royal Opera House Covent Garden de Londres avec la même distribution que celle réunie par la télévision. Reflet de l’antimilitarisme virulent de Britten, pacifiste si convaincu qu’il devint objecteur de conscience, cet ouvrage, à l’instar du War Requiem op. 66 de 1961, dénonce l’aveuglement des militaires et l’inutilité des carnages suscités par les conflits armés, cela dans le contexte de la Guerre du Viêt-Nam. Le livret est centré sur le conflit au sein de la famille Wingrave à la longue tradition soldatesque entre un héritier qui n’entend pas endosser l’uniforme et sa propre famille, qui le suspecte de lâcheté et l’accule à la mort, après que sa promise l’ait mis au défi de s’enfermer pour la nuit dans une chambre hantée dans le but de prouver son courage. Cet argument engendre un débit musical vif et dramatique, avec une vocalité à prédominance de récitatif, tandis qu’un orchestre réduit mais relativement fourni en cordes et percussion, avive le lyrisme, les non-dits et la détermination du héros.  

Benjamin Britten (1913-1976), Owen Wingrave. Photo : (c) Julien Mignot / Opéra national de Paris

Owen Wingrave a été écrit pour des chanteurs proches du compositeur ou forgés à sa création pour avoir participé de longues années au festival qu’il avait créé au milieu des années 1940 à Aldeburgh, tels le ténor Peter Pears en général Wingrave, Janet Baker en Kate Julian, ou Sylvia Fisher en Miss Wingrave. Pour la jeune troupe de chanteurs en résidence de formation à l’Académie de l’Opéra national de Paris, voilà qui présentait un véritable défi. Surtout dans la mise en scène ad minima de Tom Creed, qui se contente de faire bouger les chanteurs qu’en avant et en arrière, et la scénographie écrasante d’Aedin Cosgrove formée d’un imposant mur de parpaings grisâtres troué d’une seule porte, tandis que le plateau est encombré de rapaces empaillés se substituant à la galerie de portraits de la famille Wingrave au cours d’une longue soirée trop arrosée. Seules le lumières bien réglées par le même Cosgrove donnent du relief à cette action, projetant de belles ombres chinoises sur le décor. Dans le rôle-titre, le ténor polonais Piotr Kumon impose une réelle noblesse, relevant avec hauteur l’accusation de lâcheté que lui confère sa famille. Le Russe Mikhaïl Timoshenko est un solide Spencer Coyle, le ténor corse Jean-François Marras est un Lechmere solide et puissant, mais le ténor espagnol Juan de Dios Mateos Segura ne convainc pas en Général Wingrave, et pas d’avantage en narrateur. La soprano camerounaise Elisabeth Moussous révèle d’importants moyens mais elle manque encore de maturité pour le personnage implacable qu’est Miss Wingrave. En revanche, la soprano serbe Sofja Petrovic impressionne en Mrs Coyle par sa plénitude vocale, sa présence scénique, l’émotion qui émane de sa personne. Timbre sombre mais un peu monochrome, la mezzo-soprano égyptienne Farrah El Dibany est une Kate Julian troublante, tandis que le rôle de Mrs Julian est trop peu significatif pour qu’il soit possible de juger des qualités de la soprano française Laure Poissonnier.

Benjamin Britten (1913-1976), Owen Wingrave. Photo : (c) Julien Mignot / Opéra national de Paris

Placé sur les gradins publics de l’amphithéâtre côté cour, l’Orchestre Ostinato complété des cordes de l’Académie dirigé tout en souplesse et en sensibilité par un fin connaisseur de la musique de Britten, le chef britannique Stephen Higgins, a rendu avec allant et rigueur les atmosphères d’une partition riche en couleurs et en contrastes.

Bruno Serrou 

jeudi 15 décembre 2016

La Monnaie de Bruxelles présente un ubuesque Coq d’or de Rimski-Korsakov, conte facétieux d’une effroyable actualité

Bruxelles (Belgique). Palais de La Monnaie Tour & Taxis. Mardi 13 décembre 2016

Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Le coq d'or. Pavlo Hunka (le tsar Dodon), Sheva Tehoval (le Coq), Venera Gimadieva (la tsarine de Chemakhane). Photo : (c) Baus / La Monnaie

Farce politique, Le coq d’or de Nikolaï Rimski-Korsakov est d’une terrible actualité. Le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles a remarquablement mis en valeur cette caractéristique de cet ouvrage centenaire en le confiant à une équipe française, le metteur en scène Laurent Pelly et le chef Alain Altinoglu.

Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Le coq d'or. Alexey Dolgov (tsarevitch Guildon), Konstantin Shushakov (tsarevitch Aphrone), Pavlo Hunka (le tsar Dodon), Alexander Kravets (l'Astrologue), Sheva Tehoval (le Coq), Alexander Vassiliev (le voïvode Polkane). Photo : (c) Baus / La Monnaie

Voilà trente-deux ans, le Théâtre du Châtelet présentait une splendide production reprise en 2002 du Coq d’or confiée à une équipe japonaise, l’acteur-metteur en scène Ennosuke Ichikawa III, maître du kabuki moderne, et le couturier Tomio Mohri. Ultime opéra du compositeur russe, Le coq d’or est placé sous le signe de l’humour corrosif de la farce politique. Ce qui a valu à l’ouvrage l’interdit de la censure impériale qui y a décelé une charge contre le tsar Nicolas II. Tant et si bien que Le coq d’or ne fut créé qu'un an après la mort de son auteur, en 1909.

Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Le coq d'or. Venera Gimadieva (la tsarine de Chemakhane), Pavlo Hunka (le tsar Dodon), Alexander Kravets (l'Astrologue). Photo : (c) Baus / La Monnaie

Ce conte fantastique, à la fois drôle, subversif et noir, mêle politique, absurde et féerie : le tsar fainéant Dodon tient à se protéger de ses ennemis afin de dormir continellement. Un Astrologue lui donne la solution, en lui présentant un coq en or aux pouvoirs magiques qui l’alertera dès la première menace. Conquis, Dodon est néanmoins contraint de prendre les armes, qu’il finit par déposer aux pieds de l’ensorcelante reine de Chemakhane. Cette dernière le mène par le bout du nez. Il s’apprête à l’épouser mais l’Astrologue la réclame pour prix du coq. Furieux, Dodon frappe mortellement l’Astrologue. La reine maudit le tsar que le coq exécute d’un coup de bec. Désemparé, le peuple se lamente sur son propre sort. Le coq d’or n’est peut-être pas l’opéra le plus réussi de Rimski-Korsakov. Côté instrumentation, ce n’est pas Antar, et côté orientalisme, ce n’est pas Schéhérazade… Et, malgré la brièveté de l’œuvre - prologue, trois actes, épilogue, le tout en quatre vingt dix minutes -, il s’y trouve des longueurs, particulièrement au milieu des deux premiers actes : thématique besogneuse harmonisée à la va-vite et orchestrée de façon relâchée, ce qui étonne de la part de celui qui fut le maître d’Igor Stravinski. Mais l’ouvrage possède nombre d’atouts pour séduire…

Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Le coq d'or. Pavlo Hunka (le tsar Dodon), Venera Gimadieva (la tsarine de Chemakhane). Photo : (c) Baus / La Monnaie

… Surtout lorsqu’il est abordé de façon aussi convaincante qu’à Bruxelles. Dans une ingénieuse scénographie de Barbara de Limburg faite de ruines noircies sur lesquelles circule un immense lit blanc qui finit en char d’assaut, Laurent Pelly signe une mise en scène - et des costumes - à l’onirisme loufoque, à la fois folle et profonde avec un humour fin vivifié par une direction d’acteur au cordeau qui lui insuffle un rythme effréné. Pour sa première prestation de directeur musical de La Monnaie de Bruxelles, Alain Altinoglu exalte la partition de Rimski-Korsakov, lui instillant des couleurs étincelantes et des textures cristallines, l’Orchestre de La Monnaie apparaissant comme transcendé. La distribution est d’une totale homogène. Voix pleine au timbre flatteur, le baryton basse anglais Pavlo Hunka campe un Dodon parfaitement abject et monstrueux de fainéantise. La soprano russe Venera Gimadieva est une tsarine de Chemakhane facétieuse qui enchaîne les colorature avec une confondante facilité et s’épanouit dans son air magnifique, la mezzo-soprano polonaise Agnes Zwierko est une Amelfa aux graves abyssaux, l’Astrologue est tenu par un excellent ténor de caractère ukrainien, Alexander Kravets, impressionnant d’assurance. Les légers décalages du chœur ne nuisent en rien à ce réjouissant spectacle. 

Bruno Serrou

Jusqu’au 30/12/16. Rés : (+32) 2.229.12.11. www.lamonnaie.be. Production reprise à l’Opéra de Nancy 12-21/03/17. Rés. : 03.83.85.33.11. www.opera-national-lorraine.fr

Compte-rendu paru dans le quotidien La Croix 

mardi 6 décembre 2016

Don Giovanni de Mozart revigorant de Jérémie Rhorer et Stéphane Braunschweig

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Lundi 5 décembre 2016

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Robert Gleadow (Leporello), Jean-Sébastien Bou (Don Giovanni). Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

Plus de trois ans et demi après sa première représentation, le 30 avril 2013, le Théâtre des Champs-Elysées reprend avec une distribution entièrement renouvelée la production noir et blanc d’une efficacité dramatique redoutable de Stéphane Braunschweig vivifiée par la direction singulièrement énergique de Jérémie Rhorer.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Steven Humes (le Commandeur), Myrto Papatanasiu (Donna Anna), Julien Behr (Don Ottavio). Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

A l’instar de la conception de Michael Hanecke pour l’Opéra de Paris, Stéphane Braunschweig déplace les tribulations du célèbre Burlador du XVIIIe siècle aux temps présents. Mais au cadre supérieur amoral sévissant dans les bureaux luxueux du quartier de la Défense à Paris du cinéaste allemand, le metteur en scène français a substitué un libertin sans état d’âme, d’une vitalité débordante, au souffle pétillant à jet continu. L’action est au cœur d’un dispositif tournant en noir et blanc, qui se situe au-delà du simple machiavélisme. 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Myrto Papatanasiu (Donna Anna), Julien Behr (Don Ottavio). Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

En effet, Don Giovanni, pourtant susceptible d’incarner le « mal », est continuellement vêtu de blanc, qu’il soit en costume de ville XXe siècle ou en habit de fête XVIIIe, le visage couvert du masque de la mort dans le finale du premier acte, et n’est en en noir que lorsqu’il endosse les vêtement de son serviteur, comme les personnages « moraux ». Le tout donne le tour d’un film des années 1950-1960, tandis que l’orgie qui précède la scène des masques plonge dans l’univers du Stanley Kubrick d’Eyes Wide Shut. C’est ici qu’apparaissent les seuls taches de couleur de costumes de courtisanes à dominante rouge et or. 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Julie Boulianne (Donna Elvira). Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

La vision d’ensemble de Braunschweig est angoissante, tant la présence de la mort et de sa symbolique anthropomorphe est prégnante, avec en particulier sept corps en décomposition qui dominant un panneau mobile au centre du plateau protégés par autant de vitrines, tandis que des lits de morgue et autres tiroirs à cadavres donnant sur un réfrigérateur-crématorium occupent l’espace avant qu’y soit finalement précipité Don Giovanni vivant, après que ce même lit eut servi au cadavre du Commandeur au début du spectacle, tandis qu’au court de la morale finale, Leporello devenu fou se retrouve allongé sur un lit d’hôpital.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Robert Gleadow (Leporello, au centre), Myrto Papatanasiu, Julien Behr et Julie Boulianne (les trois masques, à gauche), Anna Grevelius (Zerlina) et Marc Scoffoni (Masetto) à droite. Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

Avivée par la direction d’acteur au cordeau de Stéphane Braunschweig, la distribution est dominée par le Don Ottavio généreux et mâle de Julien Behr la Zerlina spontanée de Anna Grevelius, et l’impressionnant Commandeur de Steven Humes. Nouveau venu dans cette production, Marc Scoffoni est un Masetto tout d’une pièce mais naturel. Jean-Sébastien Bou succède à Markus Werba dans le personnage de Don Giovanni. 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Robert Gleadow (Leporello), Jean-Sébastien Bou (Don Giovanni), Julie Bouylianne (Donna Elvira). Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

Pour sa prise de rôle, le baryton français s’impose par sa théâtralité, sa vivacité, son panache, sa voix supérieurement chantante et claire, tandis que le Leporello de Robert Gleadow, déjà présent en 2013, domine toujours son « patron » de son timbre sombre et puissant. Myrto Papatanasiu succède à Sophie Martin-Gregor en Donna Anna, plus humaine et  attendrissante que sa devancière mais moins sûre dans les vocalises d’une néanmoins troublante aria « Non mi dir, bell’idol mio ». Julie Boulianne, qui succède à Miah Persson en Donna Elvira, n’est pas toujours juste et ses vocalises patinent. Abondant dans le sens de la mise en scène, la direction nerveuse et vive de Jérémie Rhorer à la tête de son Cercle de l’Harmonie, ne laisse aucun répit aux spectateurs, qui ne s’ennuie pas une seconde. 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Jean-Sébastien Bou (Don Giovanni), Robert Gleadow (Leporello), Julie Boulianne (Donna Elvira), Marc Scoffoni (Masetto). Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

Mais l’effectif des cordes annihile la chair sonore, les timbres sont aigres, réduisant ainsi sensualité et fluidité. L’élan instauré par le chef est si fébrile dès les premières mesures de l’ouverture, exécutée à rideau ouvert om l’on voit Don Giovanni violer Donna Anna avec une violence tétanisante, qu’un écart de justesse de cor apparaît, écarts que l’on retrouve en d’autres circonstances, par exemple au chalumeau dans la musique de scène du souper. 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Julien Behr (Don Ottavio), Myrto Papatanasiu (Donna Anna), Anna Grevelius (Zerlina), Marc Scoffoni (Masetto), Robert Gleadow (Leporello), Julie Boulianne (Donna Elvira). Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

Mais le plus fâcheux est le manque d’épaisseur des cordes, et si le compte y est, celles utilisées semblent sans chair, les timbres aigres et manquent de présence. Ces déficiences sont si présentes que les chaudes volutes du violoncelle solo dans l’aria de Zerlina « Batti batti, o bel Masetto », sont quasi inaudibles. Si la flamboyance et l’urgence du drame sont supérieurement mises en évidence, ils suscitent un manque de sensibilité, de fluidité, tandis que la sensuelle polyphonie mozartienne est édulcorée.

Bruno Serrou

samedi 3 décembre 2016

Hindemith (Sancta Susanna) et Mascagni (Cavalleria rusticana) réunis pour le meilleur par l’Opéra de Paris

Paris. Opéra Bastille. Mardi 29 novembre 2016

Paul Hindemith (1895-1963), Sancta Susanna. Anna Caterina Antonacci (Susanna). Photo : (c) Elisa Haberer / Opéra de Paris

L’Opéra de Paris présente depuis mardi à Bastille un diptyque inédit réunissant deux ouvrages qui n’ont rien à voir entre eux. Une œuvre-clef du vérisme italien, genre musico littéraire du tournant des XIXe et XXe siècles puisant dans la vie réelle de faits divers sanglants exaltés par la musique, Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni (1863-1945) créé en 1884 et généralement associé à I Pagliacci de Ruggero Leoncavallo, mais cette fois couplé au bref et troublant opéra expressionniste allemand Sancta Susanna (1922) de Paul Hindemith (1895-1963).

Pietro Mascagni (1863-1945), Cavalleria rusticana. Elena Zaremba (Mama Lucia), Elina Garanča (Santuzza). Photo : (c) Julien Benhamou / Opéra de Paris

Sancta Susanna est encore fort rare en France. Pour ma part, c’est la troisième fois que je le vois, après Montpellier, où il était associé au Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók en  juillet 2009, et Lyon en mars 2012 accolé au deuxième volet du Trittico de Giacomo Puccini, Suor Angelica. Composé à partir d’une pièce à scandale de l’auteur expressionniste allemand d’August Stramm (1874-1915) (1), créé en 1921 à Berlin, l’opéra de Hindemith reflète l’esprit provocateur de ses deux auteurs. Cet ouvrage suscite aujourd’hui encore le scandale. Le sujet jugé blasphématoire à l’époque de sa conception a pour axe la frustration et les fantasmes sexuels d’une moniale, Susanna, une nuit de mai au milieu de laquelle elle entend les cris alanguis d’un couple faisant l’amour près de la chapelle où elle priait. Exacerbant le désir et les délires de Susanna qui assimile Jésus et Eros, n’hésitant pas à se dénuder avant de se vautrer sur le Christ en Croix, Hindemith et Stramm signent une œuvre d’une demi-heure d’une violence ahurissante. Il ne s’agit peut-être pas d’un chef-d’œuvre, mais l’ouvrage n’en conserve pas moins un caractère à la fois didactique, violent, hardi.


Pietro Mascagni (1863-1945), Cavalleria rusticana. Elena Zaremba (Mama Lucia), Elina Garanča (Santuzza). Photo : (c) Julien Benhamou / Opéra de Paris

Inspirée d’une nouvelle de Giovanni Verga (1840-1922), chef de file du mouvement vériste, l’action de Cavalleria rusticana a pour cadre un dimanche de Pâques et pour épicentre la place de l’église d’un village sicilien. L’opéra s’achève sur le sacrifice d’un paysan victime de la jalousie exaltant le sens paroxystique de l’honneur propre à la Sicile. Inséparables sur les scènes du monde depuis plus d’un siècle, archétypes de l’opéra vériste, genre musico littéraire du tournant des XIXe et XXe siècles italien qui cherchait à ancrer le théâtre lyrique dans la réalité sociale, Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni et I Pagliacci (Paillasse) de Ruggero Leoncavallo avaient fait leur entrée en diptyque à l’Opéra de Paris en avril 2012, Cavalleria y étant donné pour la toute première fois. Ce que donne aujourd’hui à voir et à entendre ce même Opéra de Paris a une toute autre allure que ce qui avait été offert voilà plus de quatre ans dans une production sans imagination de Giancarlo Del Monaco dirigée avec brutalité par Daniel Oren. Cette fois, dans l’ouvrage orchestré trop gros et trop gras qu’est Cavalleria rusticana, Carlo Rizzi réussit à transcender la banalité de l’instrumentation de Mascagni.


Pietro Mascagni (1863-1945), Cavalleria rusticana. Yonghoon Lee (Tariddu), Elina Garanča (Santuzza). Photo : (c) Julien Benhamou / Opéra de Paris

La production de Cavalleria rusticana mise en scène par Mario Martone proposée par l’Opéra de Paris a été créée à la Scala de Milan en 2011 associée à I Pagliacci, tandis que celle de Sancta Susanna est expressément conçue pour Bastille. « L’articulation entre les deux ouvrages naît de ma vision de Cavalleria rusticana », déclare Mario Martone dans une interview publiée dans le programme de salle de l’Opéra de Paris. « Les deux œuvres présentent un contraste fort, constate le metteur en scène italien. Alors que Cavalleria rusticana est un récit doté d’une ligne narrative ferme, horizontale, je conçois davantage Sancta susanna comme une vision, une expression émanant de l’intérieur. » Au plateau nu qui extrait l’œuvre de toute tentation folklorique où l’on voit chœur d’une église symbolisé par des rangées de chaises séparées par une allée sur lesquelles sont assis, dos au public, les villageois qui assistent à l’office pascal. Au fond de la scène, un autel sur lequel un prêtre dit une messe selon le rite de Pie V, tandis que Turridu, Santuzza et Alfio s’expriment à l’avant-scène, et que, côté jardin, un immense crucifix dominant l’autel annonce Sancta Susanna

Paul Hindemith (1895-1963), Sancta Susanna. Katharina Crespo (La servante), Anna Caterina Antonacci (Susanna). Photo : (c) Elisa Haberer / Opéra de Paris

A ce dénuement répond la structure beaucoup complexe de la scénographie de Sancta Susanna inspirée de Giotto. La cellule de la religieuse et le couloir du couvent qui y conduit sont encastrés à mi-hauteur d’un mur blanchâtre fissuré. Lorsque la partie inférieure s’effondre, un immense crucifix couché sur le sol et blotti contre les fondations du couvent contre lequel une figurante nue se frotte tandis que Klementia narre à Susanna l’histoire d’une jeune femme nue emmurée vivante pour avoir blasphémé la figure du Christ, tandis qu’une araignée géante traverse le plateau portant sur son dos une autre figurante dénudée. Susanna sera à son tour emmurée après l’outrage qu’elle fera elle aussi subir à la figure du Christ, tandis que le mur finit par exploser au moment où la religieuse arrache son voile, son scapulaire, sa guimpe, sa toge puis son sous-vêtement avant de s’allonger nue sur le crucifix.


Pietro Mascagni (1863-1945), Cavalleria rusticana. Elina Garanča (Santuzza). Photo : (c) Julien Benhamou / Opéra de Paris

Travaillée au cordeau, la direction d’acteur de Mario Martone est d’une redoutable efficacité. Les deux distributions sont tout aussi remarquables, tant du point de vue vocal que théâtral, véritables êtres de chair et de sang d’une musicalité sans défaut. Dans Cavalleria rusticana, Elina Garanča réalise une prise de rôle époustouflante. La mezzo-soprano lettone campe en effet une Santuzza particulièrement poignante de sa voix souple et rayonnante aux aigus opulents, capable de pianissimi d’une douceur et d’une fluidité éblouissante. Le timbre sombre et fruité d’Elena Zaremba permet à la mezzo-soprano russe de camper une Lucia d’une grande humanité, tandis que le ténor coréen Yonghoon Lee incarne pour ses débuts à l’Opéra de Paris un Turridu peu nuancé tant sa voix s’avère brute de décoffrage face à l’Alfio tout en nuance du baryton ukrainien Vitaly Bilyy, tandis que la mezzo-soprano strasbourgeoise Antoinette Donnefeld magnifie le court tôle de la mutine Lola.

Paul Hindemith (1895-1963), Sancta Susanna. Renée Morloc (Klementia), Anna Caterina Antonacci (Susanna). Photo : (c) Elisa Haberer / Opéra de Paris

Anna Caterina Antonnacci est une éblouissante Susanna. La mezzo-soprano italienne possède un timbre de lumière, un charisme hallucinant, un don de tragédienne incroyable, une souplesse de félin, une présence troublante, une plastique qui lui permet de se dépoitrailler avec un naturel et un engagement confondants. Face à elle, la contralto allemande Renée Marloc, voix abyssale, est une Klementia effrayée par le comportement de la jeune sœur, alors que la remarquable Sylvie-Brunet Grupposo n’apparaît que trop brièvement en vieille nonne tant elle laisse percevoir des dispositions enviables. Dans la fosse, le chef italien Carlo Rizzi dirige tout en nuances et subtilité les deux partitions, laissant à la fois l’orchestre s’épanouir dans la diversité de ses couleurs et de sa richesse sonore et ne couvrant à aucun moment les chanteurs, quelles que soit la puissance et les colorations de l’orchestration, les enveloppant au contraire d’une étoffe sonore d’une élasticité et d’une carnation particulièrement flatteuses.

Bruno Serrou


1) A propos d’August Stramm, qui était employé des postes avant de mourir à ans sur le champ de bataille en Russie en 1915 avec le grade de commandant, le dramaturge Heiner Müller, qui était interrogé sur le post-modernisme, avait fait cette réponse en forme de boutade : « Le seul post-moderniste que je connaisse est August Stramm qui était un moderniste et qui travaillait dans une poste. » 

mardi 29 novembre 2016

CD : Hugues Dufourt, "Burning Bright" pour six percussionnistes, le temps sidéral et l’éternité de l’âme humaine


Quarante ans après le magistral Erewhon (1977), Hugues Dufourt (né en 1943) se plonge de nouveau dans la percussion pour lui consacrer une œuvre de très grande dimension, intitulée Burning Bright, ou « Brûlant éclair ». Une heure cinq de pure magie sonore composée pour le cinquantième anniversaire des Percussions de Strasbourg, commanditaires et créateurs d’Erewhon.

Le titre Burning Bright est tiré du premier vers de l’incandescent poème The Tyger (Le Tigre) que William Blake (1757-1827) a écrit en 1794 : « Tyger, Tyger, burning bright / In the forest of the night / What immortal hand or eye, / Could frame thy fearful symmetry ? » (Tigre, tigre, ton éclair luit / Dans les forêts de la nuit / Quelle main, quel œil immortels / purent créer ton effrayante symétrie ?). A l’instar d’Erewhon, anagramme de Nowhere (Nulle part), Burning Bright se fonde sur la notion d’espace. Ce que confirme le titre de chacun des douze mouvements enchaînés, successivement intitulés Vertical 1, Suspendu 1, Blocs résonnants, Tourbillon 1, Densifications, Vertical 2, Espaces pulsés, Tourbillons 2, Marches, Lointains 1, Suspendu 2 et Lointains 2, ainsi que la musique elle-même, qui joue sur la profondeur du son, la résonance, la distance de la source sonore, et surtout un nuancier d’une ampleur infinie.

La structure de Burning Bright induit une dramaturgie et des retours amplifiés par le déploiement instrumental, le tout suscitant un impressionnant spectacle, autant pour l’œil que pour l’oreille. « Conçu d’un seul tenant, tel un immense adagio de Bruckner, écrit Hugues Dufourt, Burning Bright est une vision poétique en rupture avec les types de délimitation propres à la tradition, contours ou clôtures. La musique s’élève par couches, par nappes, ou se déploie par émergences amples et diffuses. Les timbres dessinent leur propre espace de résonnance et se disposent en profondeur, dans la fuite infinie d’un horizon. » Les sons enflent, se diffusent, se tordent, s’entremêlant tels des fluides ou des gaz, et les techniques de friction prennent le pas sur celles de la percussion. Ainsi des nappes, en battements ou frottements, semblent émerger, soient isolément soit par agrégats. Crépitements et déflagrations traversent brusquement et fugitivement le silence comme dans l’obscurité infinie de l'espace cosmique. Les métaux dominent les bois et peaux, particulièrement gongs, tam-tams, grelots, steel drums, flexatone, cymbales etc. Esthétique de la fragmentation, certes, mais qui n'exclut pas l’unité acoustique et psychologique qui se dégage de ce magma chaotique originel. Burning Bright, A l’audition, la matière phonique est en perpétuelles marche et métamorphose. « « Jouer Burning Bright c’est avant tout entrer dans un temps différent, en décalage avec la verticalité qui nous entoure, espace où le temps devient élastique, horizontal, secret comme un souffle, une respiration, note Jean Geoffroy, directeur artistique des Percussions de Strasbourg. Espace dans lequel le silence n’est jamais loin… »

Dans Burning Bright, Hugues Dufourt atteste d’une authentique expressivité, sa sensibilité à fleur de peau qu’il a coutume de dissimuler pudiquement derrière un voile opaque d’un hermétisme scientifique et théorique. Burning Bright touche à la métaphysique, la vie intérieure du son devenant l’illustration de l’errance humaine au sein de l’espace sidéral. Dans ce « drame sans récit ni anecdote », le son conduit inévitablement au silence. Et le vertige que provoque cette « vision poétique » se double, par sa référence au poème de William Blake, de la nostalgie d’un temps humain orienté, celui d’avant le tic-tac des horloges. Ainsi, le compositeur, démiurge, réoriente le temps musical, ou temps humain en l'inscrivant dans l’infinité dynamique de l’espace. Pas de finale clair dans Burning Bright, mais un mécanisme qui s’épuise, comme s’éteint une chandelle faute de matière. Les Percussions de Strasbourg sont les artisans prodigieux de ce voyage dans l’éternité sidérale de l’âme humaine et des bruissements de l’univers.

Bruno Serrou

CD Percussions de Strasbourg. Durée : 1h05mn. Enregistré en mars 2016. PDS116BB /AD3696C

dimanche 27 novembre 2016

MANCA de Nice : la création musicale, luciole dans la nuit

Nice (Alpes-Maritimes). 37e Festival MANCA. Opéra Nice Côte d’Azur, Association Forum Jacques Prévert de Carros Salle Juliette Gréco. Vendredi 18 et samedi 19 novembre 2016

Nice. Novembre 2016. Photo : (c) Bruno Serrou

Quatre mois après la tragédie du 14 juillet qui a endeuillé Nice, le Festival MANCA qui se tient en ce mois de novembre dans cette même ville témoigne que la création artistique est un véritable ciment de la société

Nice, un violoncelle au marché aux fleurs. Photo : (c) Bruno Serrou

Il est aujourd’hui de bon ton de juger la musique appelée classique au pire de ringarde, au mieux d’élitiste. Au sein de cette classification, la création contemporaine est encore plus déconsidérée. Les médias de l’audiovisuel en sont les premiers responsables, les rubriques musique étant réservées aux nombreuses niches dont les noms fleurissent à l’apparition d’un comas de différence avec ce qui existe déjà, disparaissant au gré du vent et de la mode, les vertus d’une « musique » étant jugées non plus au travail, à l’originalité ou à la qualité d’écoute qu’elle nécessite mais à sa rentabilité, à son immédiateté et au nombre de vues sur les réseaux sociaux. Alors qu’une œuvre d’art est telle une luciole dans la nuit.

Muriel Marland (Présidente CIRM / MANCA) et le compositeur Philippe Schoeller. Photo : (c) Bruno Serrou

« Il faut dire que l’écoute de la musique contemporaine demande un réel effort de la part de l’auditeur, convient Muriel Marland, ex-députée de Nice-Centre aujourd’hui présidente du CIRM (Centre international de recherche musicale). Ce qui n’est pas évident dans ce monde qui confond culture et divertissement. Mais le plaisir est grand à l’écoute gratifiante, même de celle qui ne nous parle pas immédiatement. Les surprises sont constantes, et le jeu de l’esprit peut être partagé avec le plus grand nombre. Mais il y faut de l’éducation. Les arts sont d’ailleurs les grands absents de l’Education nationale, alors qu’ils élèvent l’esprit, et les disputes esthétiques sont plus constructives que celles de l’obscurantisme et de la haine de l’autre. C’est une question d’éthique. On vit dans une époque, et si on ne défend pas la création de notre époque, cela signifie que nos enfants n’auront pas de patrimoine. » Mme Marland constate que les arbitrages culturels des pouvoirs publics est avant tout une histoire de volonté des élus. « En fait, il n’y a pas de budgets contraints, il n’y a que des choix politiques, et il faut se battre pour ne serait-ce que contenir les baisses de subventions, sinon c’est une vraie volonté de tuer la création. »

François Paris conversant avec deux festivaliers des MANCA. Photo : (c) Bruno Serrou

Le compositeur François Paris, directeur du CIRM et des MANCA qui en sont la part publique, ne peut cependant que relever cette baisse des subsides publics. « Créer, dans le monde où nous vivons, est un acte de résistance. J’espère que cette année sera de transition. Nous avons été contraints de baisser la voilure en supprimant trois soirées. Il ne faut pas oublier que ce festival avait à l’origine la même voilure que Musica de Strasbourg, avec un mois d’activité. Les élections régionales de décembre ont fait que tout a été bloqué, et en mai il m’a fallu annoncer aux ensembles auprès de qui je m’étais engagé qu’il me fallait renoncer. Mais il y a aussi de bonnes nouvelles… » En, effet, les concerts du premier week-end ont été une réussite totale, tant artistiquement que côté public. Salles combles de passionnés à dominante jeune. « Nous avons passé des accords avec l’Université Nice-Sophia-Antipolis. Sa présidente Frédérique Vidal a convié le CIRM à faire partie intégrante de la future Université Côte-d’Azur et nous allons candidater au programme IDEX (Initiative d’Excellence), et on voudrait un focus sur les écoles d’art, ce qui fera l’originalité de cette nouvelle université. Ainsi, le CIRM sera présent au même titre que le CNRS, le CHU, l’Observatoire de Nice, l’Inria. Ce qui s’avère comme un bol d’air pour nous. Nous aurons donc un doctorant sous contrat sur une durée de 3 ans. Nous prenons ainsi le risque d’être considérés non pas élitistes mais super-élitistes. »

Photo : (c) CIRM / MANCA

J'accuse d'Abel Gance et Philippe Schoeller


Ouverte le 17 novembre sur un récital pour violoncelle et violoncelle et électronique de la magicienne Séverine Ballon dont le programme difficile a réussi à tétaniser le public par la qualité inouïe de sa prestation, comme en est convenu François Paris qui en a pourtant vu d’autres, le premier des deux grands week-ends de la trente-septième édition des MANCA était axé sur les relation musique et cinéma. Vendredi soir, dans un Opéra de Nice plein à craquer où lycéens et étudiant étaient majoritaires, était projeté l’un des chefs-d’œuvre du cinéma muet français, J’accuse qu’Abel Gance tourna en noir et blanc en 1919, aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Gance y signe un plaidoyer contre la violence et la guerre en s’appuyant sur la vie et la mort de deux poilus, un poète et une brute épaisse qui apprendront à se connaître sur le champ de bataille, épris d’une même femme, qui sera violée par des soldats allemands, le premier devenant pacifiste avant de finir fou. En partie détruit et détérioré en 1980 à la suite d’un incendie, le film a été en partie reconstitué en 2008, avant d’être restauré et remastérisé en vue de la commémoration du centième anniversaire de la Première Guerre mondiale. Dans cette même perspective, les chaînes de télévision allemande ZDF et franco-allemande ARTE et Lobster Films, ont commandé à Philippe Schoeller (né en 1957) une partition pour grand orchestre, électronique et le chœur réalisée par Gilbert Nouno et enregistré à l’IRCAM de la durée totale du film, soit cent soixante-six minutes. La première mondiale de ce spectacle a été donnée Salle Pleyel le 8 novembre 2014 par l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Frank Strobel. Ce même Ciné-concert a été donné le 20 septembre dernier à Strasbourg dans le cadre du festival Musica avec le Radio-Sinfonieorchester Stuttgart des SWR dirigé par Christian Schumann. Ce même Christian Schumann qui reprenait l’œuvre au MANCA, cette fois à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Nice.

Opéra de Nice, J'accuse d'Abel Gance et Philippe Schoeller. Photo : (c) CIRM / MANCA

Comme l’explique Schoeller, auteur des bandes originales des films de son frère Pierre (né en 1961), « la musique n’a pas besoin de dire ce qui l’est déjà ; elle aspire à révéler l’indicible ». Ainsi, dans J’accuse, s’organise-t-elle selon un enchaînement de couleurs adaptées aux périodes et aux émotions de l’action. Ainsi, la partition de Schoeller aspire-t-elle à tisser ces émotions œil-oreille, « tel un sommet qui dépasse la somme de ses parties ». Pour la projection niçoise, l’orchestre symphonique incluant piano et harpe était placé dans la fosse, tandis que les cinq percussionnistes, le timbalier au centre, sur le plateau, à l’aplomb de l’écran. La musique de Philippe Schoeller, bruissante, mobile, d’une force expressive pénétrante, trahissant l’âme des nombreux personnages du film sans jamais faire redondance, la diversité des climats et des moments qui va encore plus profondément dans le vécu des héros et le ressenti du spectateur, le renouveau continu des timbres et du son qui maintient l’attention de l’auditeur littéralement scotché sur son fauteuil et qui, comme dans un opéra de Richard Wagner peut se repérer par un ensemble de leitmotivs changeant comme des fresques au fur et à mesure du développement et de la destinée des individus. L’énergie des cordes fusionnées à l’action à laquelle s’associent les instruments à vent qui se voient confiées de longues phrases mélodiques, tandis que la percussion (la partie de timbales, omniprésentes est d’une virtuosité saisissante) enrichie par le piano et la harpe, ajoute en tensions obscures et en respirations burlesques. Le point culminant de cette énorme partition accompagne, commente et amplifie les dernières scènes du film, avec cette terrifiante marche des soldats morts qui se relèvent pour s’assurer que leur sacrifice n’a pas été vain et qui débouche sur la mort du poète Jean Diaz devenu fou. Ces sinistres moments sont ponctués de simples accords répétés à satiété, tandis que l’électronique égrène un chœur virtuel qui semble émaner de l’intimité désespérée de l’auditeur, submergé par la désolation de la guerre et par l’incompréhension.

La console électronique pôur J'accuse d'Abel Gance et Philippe Schoeller. Photo : CIRM / MANCA

Malgré le peu de temps de répétitions (filage et générale) dont ont disposé le chef Christian Schumann et l’Orchestre Philharmonique de Nice, qui découvrait à la fois le chef allemand et la partition, la phalange azuréenne a restitué toute la force et la diversité de cette œuvre magistrale, sans faute majeure à l’exception de quelques décalages, cordes, bois, cuivres et percussion s’investissant sans réserve dans la partition.

Nicole Garcia (Janine Garnier) dans Mon oncle d'Amérique (1980) d'Alain Resnais. Photo : DR

Le cinéma d'Alain Resnais face au théâtre instrumental de Mauricio Kagel


La seconde partie du premier week-end des MANCA se tenait dans la commune de Carros, à une vingtaine de kilomètres de Nice. Cette agglomération où la Culture est le premier poste budgétaire, dispose d’un centre culturel où sont programmées quelques cent-vingt soirées pluridisciplinaires. Titrée « Théâtre musical et Cinéma », celle du Festival MANCA s’est déroulée en trois partes. La première était occupée par les cent vingt cinq minutes du film d’Alain Resnais Mon oncle d’Amérique sorti en 1980, inspiré des travaux du neurologiste Henri Laborit dans lequel le cinéaste, pour qui la musique et le temps musical comptent particulièrement, a confié la bande originale aux Suisses Arié Dzierlatka (1933-2015) et Thierry Fervant (né en 1945), qui à la fois souligne la musicalité des voix des acteurs et le ton dialogues propres au cinéma d’avant-garde dont Resnais est l’un des représentants les plus assidus, et dissocie le spectateur de l’action - dans cette musique de film, les passages les plus marquants et originaux sont ceux qui associent le violoncelle et l’accordéon.

Mauricio Kagel, Dressur.  Trio Noam Bierstone, Rémi Durupt et Thibaud Lepri. Photo : (c) CIRM / MANCA

Mis en regard avec le film de Resnais, le théâtre instrumental de Mauricio Kagel (1931-2008) tient du même substrat. Composé en 1976-1977, tandis que le cinéaste français concevait son film, Dressur (Dressage) pour trois percussionnistes du compositeur argentin, dont l’humour n’est pas la moindre des qualités, livre une expérience quasi phénoménologique du temps, du geste et du son. Créé aux Journées internationales de la musique contemporaine de Metz 1977 par le Trio Le Cercle constitué de Jean-Claude Drouet, Willy Coquillat et Gaston Sylvestre, cette pièce de vingt-six minutes est écrite pour la seule famille des instruments à percussion en bois, au nombre de plus d'une cinquantaine, du classique marimba aux instruments les plus improbables (tables, chaises, plateformes, bâtons, sifflets, grains durs versés sur une surface métallique, sabots, etc.), la majorité d’entre eux ayant été conçus et fabriqués expressément pour cette œuvre et conservés au CRR de Rueil-Malmaison. Théâtre musical, l’œuvre requiert pour les musiciens costumes et maîtrise de la comédie, une technique instrumentale infaillible. L’œuvre transforme la scène de concert en arène de cirque, redéfinit le théâtre en terme musical, et va aux limites de la performance musicale, les musiciens marchant, courant, dansant, grognant, hurlant tout en jouant de leurs instruments. Gaston Sylvestre, l’un des créateurs, a travaillé une année durant avec les trois interprètes de la soirée, Noam Bierstone, Rémi Durupt et Thibaud Lepri, qui en ont donné une interprétation brillante et jubilatoire, jouant de leurs instruments en virtuose et se faisant peu à peu comédiens emportés naturellement par leur performance.

Gaston Sylvestre, l'un des trois créateurs de Dressur de Mauricio Kagel. Photo : (c) Bruno Serrou

S’ensuivit un « débriefing » public des deux œuvres vues et entendues dans la soirée, présenté par le musicologue Jean-François Trubert, en présence de Serge Lorenzo Milan, maître de conférence à l’Université Nice Sophia Antipolis, et du plus touchant et passionnant Gaston Sylvestre, qui rappela les circonstances de la genèse et de la création de Dressur, et évoqua les difficultés d’exécution de l’œuvre et son travail avec ses jeunes disciples qui venaient de l’interpréter.

Bruno Serrou