jeudi 3 novembre 2016

DVD : Trois chefs-d’œuvre de l’opéra du XXe siècle dans des productions de grande qualité du Festival de Salzbourg réunies en un coffret à voir et à revoir à satiété


Désormais distribué par Warner Classics, EuroArts a eu l’heureuse initiative de réunir en un coffret de quatre DVD trois des productions majeures du Festival de Salzbourg dans le cadre de sa collection que l’éditeur berlinois de documents musicaux, principalement de captations de concerts et d’opéras coproduit avec Unitel Classica. Ces trois spectacles précédemment accessibles en DVD séparés, sont autant de chefs-d’œuvre du théâtre lyrique du XXe siècle, Die Gezeichneten (Les Stigmatisés) de Franz Schreker, Lulu d’Alban Berg et Die Soldaten (Les Soldats) de Bernd Aloïs Zimmermann, réalisés par des équipes de production de tout premier plan, chefs (Kent Nagano, Marc Albrecht, Ingo Metzmacher), orchestres (Wiener Philharmoniker, Deutsches Symphonie-Orchestrer Berlin), metteurs en scène (Nikolaus Lehnoff, Vera Nemirova, Alvis Hermanis) et distributions vocales, captés entre 2005 et 2012, sur la même scène de la Felsenreitschule (Ecole d’équitation) de Salzbourg.


Franz Schreker, Die Gezeichneten

Né à Monte-Carlo le 23 mars 1878, proche d’Arnold Schönberg dont il dirigea le chœur des Gurrelieder à leur création, fils de photographe juif autrichien converti au protestantisme et d’aristocrate catholique, Franz Schreker a rapidement imposé son leadership sur la scène lyrique allemande aux côtés de Richard Strauss. En 1920, il est nommé par le gouvernement social-démocrate allemand directeur du Conservatoire de Berlin. Sous sa direction, la grande institution pédagogique prussienne devient un centre majeur de la vie musicale européenne, avec des enseignants comme Paul Hindemith, Arthur Schnabel, Ferruccio Busoni, Arnold Schönberg. Mis à l’écart en 1933 de toute fonction éducative par un régime qui ne manque pas une occasion de le fustiger comme « artiste dégénéré », Schreker meurt dans l’indifférence à 56 ans le 21 mars 1934.

Aux côtés du Son lointain (Der ferne Klang), les Stigmatisés (Die Gezeichneten) créé en 1918 compte parmi les chefs-d’œuvre du théâtre lyriques du siècle dernier. Son livret, dont le compositeur est l’auteur comme chacun de ses opéras, résulte d’une commande d’un autre compositeur juif autrichien, Alexandre Zemlinsky (1871-1942), qui lui avait expressément demandé pour son propre usage un texte dont le personnage central, Alviano, soit à son image, laid et repoussant. Mais, conquis par son sujet, Schreker se le réserva et Zemlinsky dût se tourner vers le Nain d’Oscar Wilde, qui donnera naissance au remarquable Der Zwerg.

Franz Schreker (1878-1934), Die Gezeichneten. Photo : (c) Salzbug Festspiele

L’action des Stigmatisés se déroule à Gênes, au XVIe siècle. Le noble Alviano Salvago, d’une laideur repoussante, a usé de son immense fortune pour bâtir une cité utopique d’une extraordinaire beauté sur une île voisine. Mais la noblesse génoise désœuvrée se sert de ladite île comme d’un lupanar, à l’insu d’Alviano. Ce dernier, troublé par sa laideur, se refuse en effet à pénétrer dans sa cité chimérique. Il s’apprête même à la céder à l’Etat génois, ce qui suscite l’inquiétude de la noblesse. Alviano, éconduit par celle qu’il aime, l’artiste-peintre Carlotta Nardi qui préfère son bourreau, le comte Tamare, finit par se suicider. Le chromatisme exacerbé de l’écriture de Schreker, l’extraordinaire présence de l’orchestre qui donne à cet opéra le tour d’un immense poème symphonique avec voix obligées, à l’instar des ouvrages lyriques d’Alexandre Zemlinsky et d’Erich Wolfgang Korngold conçus à la même époque, la tension vocale extrême qui en résulte donnent à cette œuvre une force phénoménale coupant littéralement le souffle de l’auditeur pour ne le lâcher que longtemps après le rideau final.

La distribution réunie pour cette production salzbourgeoise de 2005, fort nombreuse au point d’inclure des solistes de l’excellent Chœur de l’Opéra de Vienne, est à la hauteur de cette musique paroxysmique, avec à sa tête le solide ténor Robert Brubaker, Alviano hallucinant de douleur et d’héroïsme. Sa tessiture tendue comme un arc est d’une assurance à toute épreuve. La soprano Anne Schwanewilms est une Carlotta digne de lui, déployant de son timbre voluptueux une densité et une émotion à fleur de peau. Le baryton Michael Volle excelle en Tamare, et l’on retrouve avec plaisir le vétéran Robert Hale qui campe avec force un abject Duc de Gêne Adorno. Mais il faudrait citer tous les protagonistes, tant chacun est exactement à sa place, à commencer par le Podestat de Gênes, père de Carlotta, brillamment tenu par un autre vétéran, Wolfgang Schöne. La mise en scène de Nikolaus Lehnoff et la scénographie de Raimund Bauer qui situent l’action de nos jours, exploite les moindres recoins de l’Ecole d’équitation de Salzbourg, avec une terre battue d’aspect lunaire tandis que dans les alvéoles s’expriment le chœur et les masques. La direction d’acteur, fouillée, et les changements d’atmosphères font pénétrer le spectateur jusqu’au plus secret de l’âme des protagonistes. A l’instar de la direction musicale de Kent Nagano qui avive avec une ardeur et un souffle conquérants un Deutsche Symphonie-Orchester Berlin de braise et aux timbres luxuriants.


Alban Berg, Lulu

Incomplet à la mort de son auteur, Lulu, second opéra d’Alban Berg (1885-1935), est sans doute moins « révolutionnaire » que Wozzeck. Il n’en est pas moins l’un des chefs-d’œuvre de l’opéra du XXe siècle, et il était regrettable que cet ouvrage conçu en forme d’arche ait été réduit à ses deux seuls actes complets, alors que Berg avait presque tout écrit. Après les refus de Schönberg, Zemlinsky et Webern, la veuve de Berg, Helen, s’opposa à toute velléité d’achèvement. Il fallut attendre sa mort en 1976 pour que cette entreprise prenne forme. La création sera donnée en février 1979 à l’Opéra de Paris dans la production légendaire de Pierre Boulez et Patrice Chéreau…

Cette version achevée par Friedrich Cehra a déjà fait l’objet de plusieurs productions reprises en DVD, les deux plus marquantes étant celles d’Olivier Py à Genève et de Warlikowski à Bruxelles. Remarquablement filmée par Brian Large, la mise en scène de Vera Nemirova souligne met bien en évidence le cheminement tragique de l’innocence et de la spontanéité avilies puis déchues de la femme proie de l’égoïsme et de la goujaterie des hommes au sein d’une somptueuse scénographie se faisant toujours plus sombre au fur et à mesure des scènes conçue par le plasticien allemand Daniel Richter, avec qui la metteur en scène bulgare travaillait pour la première fois, et les beaux costumes de Klaus Noack. Néanmoins, les conceptions de la metteur en scène et de son décorateur semblent se déployer de façon autonome, voire antinomique, Richter tendant à faire de Lulu un Don Giovanni au féminin tandis que Nemirova se focalise sur la dégradation d’un être condamné à mort. Les trois actes de Lulu ne sont ainsi que la sinistre descente aux enfers d’une femme de chair et de sang par trop désirable et que la trivialité égotiste et cruelle des hommes voue à l’anéantissement.

Alban Berg (1885-1935), Lulu. Patricia Petibon (Lulu), Michel Volle (Dr Schön). Photo : (c) Salzburg Festspiele

Cette version de Lulu enregistrée en 2010 est somptueusement servie par une remarquable distribution d'une vérité exceptionnelle, les interprète s’identifiant avec un naturel confondant, sans trouble ni artifices, à la narration bergienne d’une rare théâtralité. En premier lieu, la phénoménale Lulu de Patricia Petibon, qui s’était déjà illustrée dans le même rôle à l’Opéra de Genève pilotée par Olivier Py. Mais la soprano française n’a plus ici cette pudeur qui la contraignait dans le premier acte genevois. La soprano française brûle littéralement les planches. Voix souple et féline, à l’image de son corps dont elle joue en actrice accomplie, sans pudeur mais non pas impudique. Face à cette silhouette incandescente, la bouleversante Geschwitz de Tanja Ariane Baumgartner, un Dr Schön admirablement campé par Michael Volle. Pavol Brelik (le Peintre/un Nègre), Cora Burggraaf (un Ecolier/un Groom), Thomas Piffka (Alwa), Thomas Johannes Mayer (un Dompteur/un Athlète), Andreas Konrad (le Marquis) et Cornelia Wulkopf (la Mère) leur donnent une réplique idoine. Et quel plaisir que de retrouver deux immenses chanteurs dans des rôles de composition excellemment tenus, Franz Grundheber (sans doute le plus grand Wozzeck du dernier demi-siècle) en Schigolch, et Heinz Zednik (formidable Mime du Ring du Centenaire de Bayreuth de Boulez/Chéreau). Marc Albrecht dirige avec un sens du discours et du drame si puissant que l’Orchestre Philharmonique de Vienne atteint des sommets d’expressivité, participant à l’action avec un souffle et un naturel époustouflant.


Bernd Aloïs Zimmermann, Die Soldaten

Die Soldaten (Les Soldats) de Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) est l’opéra le plus fou jamais conçu par un compositeur. Le style et la structure de cette partition reconnue comme l'une des œuvres-clefs du XXe siècle, sa technique de collage musical et dramatique l’amènent aux limites de l’exécutable. Donné à Salzbourg l’été 2012 sur la vaste scène de l’Ecole d'équitation, Die Soldaten a trouvé un lieu à sa dimension et, avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne sous la direction puissante et raffinée d’Ingo Metzmacher à la tête d’une distribution exceptionnelle, cette production de 2006 est à la hauteur de cet ouvrage extraordinaire.

Tout, dans ce spectacle salzbourgeois enregistré en 2012, est à grande échelle, avec cent soixante dix musiciens, dont une cinquantaine dans les galeries latérales, et cinquante solistes sur le plateau contribuent à faire de cette partition singulièrement complexe une expérience proprement physique pour le public. La force de la musique et son énergie se retrouvent dans la mise en scène d’Alvis Hermanis. Le metteur en scène letton exploite avec habileté le plateau de quarante mètres d’ouverture dans la Felsenreitschule ainsi que sa hauteur insolite pour dépeindre avec netteté les divers épisodes et scènes de l’action dans la simultanéité requise par Zimmermann et en fait un drame hallucinant. Fondé sur la pièce éponyme de Reinhold Jakob Michael Lenz écrite en 1776, et créé en 1965 à l’Opéra de Cologne, Die Soldaten est transplanté par Hermanis au cœur de la Première Guerre mondiale. Il est vrai que l’intrigue - à Lille, la jeune et innocente Marie doit épouser le marchand de tissu Stolzius, mais elle est séduite par l’officier Desportes, qui l’abandonnera à un sort cruel qui fera d’elle une marginale -, Zimmermann conçoit des personnages qui sont « des gens comme nous pouvons en rencontrer n’importe quand et n’importe et qui, bien que non coupables, peuvent être détruits ».

Bernd Aloïs Zimmermann (1918-1970), Die Soldaten. Laura Alkin (Marie). Photo : (c) Salzburg Festspiele

Les solistes, les excellents Laura Aikin, bouleversante Marie, Alfred Muff (Wesener), Tomasz Konieczny (Stolzius), Daniel Brenna (Desportes) en tête de distribution, l’Orchestre Philharmonique de Vienne, Ingo Metzmacher, Alvis Hermanis, sa direction d’acteur et ses impressionnants décors, font de ce spectacle un grand moment de théâtre lyrique, rendant toute la dimension de ce chef-d’œuvre du XXe siècle pour en faire un  monument du XXIe siècle.

Au total un coffret à se procurer impérativement qui démontre s’il en était encore besoin combien l’opéra du XXe siècle est riche en inventivité et en théâtralité, comme jamais depuis la naissance du théâtre lyrique voilà plus de cinq cents ans.

Bruno Serrou

4 DVD Salzburg Festival Modern Operas, Zimmermann, Schreker, Berg. EuroArts/Unitel Classica 2072972. Distribution Warner Classics

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