lundi 23 janvier 2017

Orfeo Revival en Arcadie 410 ans après sa création

Paris. Théâtre des Bouffes du Nord. Mardi 17 janvier 2017

Orfeo (Je suis mort en Arcadie) d'après Claudio Monteverdi. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Quatre ans après Crocodile trompeur d’après Henry Purcell, le trio Achache/Candel/Hubert de la compagnie La vie brève signe un réjouissant et subtil Orfeo (Je suis mort en Arcadie) d’après Monteverdi à faire aimer musique et mythologie aux plus récalcitrants.

Orfeo (Je suis mort en Arcadie) d'après Claudio Monteverdi. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Même si le genre est né en Italie à la toute fin du XVIe siècle, L’Orfeo (1607) de Claudio Monteverdi (1567-1643) est généralement considéré comme fondateur de l’opéra. De cet ouvrage si complexe qu’il est plus rare à la scène que le Retour d’Ulysse dans sa patrie et le Couronnement de Poppée du même Monteverdi pourtant beaucoup plus longs mais aussi plus théâtraux, les metteurs en scène Samuel Achache et Jeanne Candel, associés sur le plan musical à Florent Hubert, ont tiré non pas un pastiche pur et simple mais une véritable adaptation d’une subtilité et d’un goût de gourmets. 

Orfeo (Je suis mort en Arcadie) d'après Claudio Monteverdi. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Les renvois à la mythologie grecque, ses dieux, ses demi-dieux, leurs lignées et leurs multiples croisements font le délice des humanistes et demandent un minimum de culture helléniste, à l’instar de la partie musicale, où instruments anciens, classiques et contemporains s’entremêlent pour jouer avec délectation la partition de Monteverdi, en mettant en exergue la théâtralité de la musique de Monteverdi et la musicalité du texte de son librettiste Alessandro Striggio. Fondant musique écrite et improvisée, théâtre ludique et commedia dell’arte, le spectacle fait appel à quatorze protagonistes à la fois musiciens, chanteurs et acteurs. Tous s’en donnent à cœur-joie dans cet archétype de l’opéra avec lequel Monteverdi fixait les canons du théâtre lyrique moderne sensés retourner aux sources du théâtre antique.  

Orfeo (Je suis mort en Arcadie) d'après Claudio Monteverdi. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

L’action se situe en Arcadie. Cela sent la mort dès avant les préparatifs des noces d’Orphée et d’Eurydice. En fait, c’est plutôt la charogne et surtout le bouc, à cause de ce nauséabond Pan perché sur ses hautes jambes en forme de flûtes. Avec ses frères Amour et Dionysos, tous vêtus en slip ou short et encravatés, l’ovin fait le bonheur de leur avenante mamma (une inénarrable Anne-Lise Heimburger). Seul Orfeo (Jan Peters) se fait longuement attendre, avant d’arriver, blondinet svelte et élancé impeccablement affublé, pour épouser celle qu’il suivra bientôt jusqu’aux Enfers… Auteur de la récente adaptation de la Traviata. Vous méritez un avenir meilleur présenté dans ce même théâtre dans une mise en scène de Benjamin Lazar, ainsi que de Crocodile trompeur/Didon et Enée, Florent Hubert réalise des arrangements de la partition originale d’une délicatesse, d’une sensibilité remarquable, au pont que toutes les périodes et les styles s’imbriquent naturellement les uns dans les autres, mettant ainsi en évidence la pérennité de la musique de Monteverdi. 

Orfeo (Je suis mort en Arcadie) d'après Claudio Monteverdi. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Cet éblouissant spectacle réalisé par Samuel Achache et Jeanne Candel est d’un onirisme singulier, fait d’ombres et de lumières, plein d’allusions mythiques et historiques lancées l’air de rien et qui renvoient le public à leurs souvenirs d’écoliers, et l’on ne peut que saluer la présence le soir de la première de nombreux jeunes. L’on peut évidemment relever des voix plus fragiles que d’autres, mais il convient de saluer le chant de Marie-Bénédicte Souquet (La Musica) et de Marion Sicre (Euridyce), qui conclut cet Orfeo sur un lied de Mahler d’une douloureuse intensité.

Bruno Serrou


Bouffes du Nord, jusqu’au 5/02. Rés. : 01.46.07.34.50. www.bouffesdunord.com. Choisy-le-Roi (Théâtre-Cinéma Pau Eluard, 23/02), Alfortville (Pôle culturel, 25/02), Toulouse (TNT, 2-4/03), Lorient (Théâtre, 8-9/03), Evreux (Le Cadran, 14/03), Cergy-Pontoise (L’Apostrophe, 17-18/03), Montpellier (Le Domaine d’O, 24/03)

vendredi 20 janvier 2017

Lohengrin, héros craintif aux pieds d’argile

Paris. Opéra-Bastille. Mercredi 18 janvier 2017

Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin. Jonas Kaufmann (Lohengrin). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris

Production créée le 7 décembre 2012 à la Scala de Milan en ouverture de la saison 2012-2013, Lohengrin de Richard Wagner mis en scène par Claus Guth devient le chant de l’anti-héros aux pieds nus. A contrario du personnage étincelant à l’armure et au heaume aveuglants, tenant une épée étincelante en main de l’iconographie wagnérienne du chevalier inconnu arrivant fièrement debout sur un attelage tiré par un cygne majestueux, le Lohengrin de Wagner selon Claus Guth est un anti-héros troublant. Certes alambiquée, passée sous le boisseau de la psychanalyse, la vision qu’a le metteur en scène allemand du chevalier du Graal est originale et puissante tant elle interroge. 

Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin. Martina Serafin (Elsa von Brabant). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris

La première apparition de Lohengrin chantant son air d’entrée, « Nun sei gedankt, mein lieber Schwann! », est en effet un homme couché à même le sol sur le flanc en position de foetus, dos au public, pieds nus et cor au flanc qui émerge grelotant comme pris de convulsions du milieu de la foule qui le dissimulait, tandis que chaque évocation du cygne amène le vol de plumes parcimonieuses et par la présence d’enfants symbolisant Gottfried von Brabant, le frère disparu d’Elsa, aux bras ailés parcourant le plateau en son centre et sur les balcons à l’entour.

Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin. Martina Serafin (Elsa von Brabant), Evelyn Herlitzius (Ortrud). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris

Fort loin du rêve du roi Louis II de Bavière et de la grotte qu'il fit construire pour l'exhausser, le chevalier venu de Montsalvat, fils de Parsifal, est un être en quête de lui-même semblant ne savoir ni d’où il vient ni qui il est. Il évolue pieds nus durant presque tout l’opéra, titube, chancelle, se relève, cherchant le contact avec la nature à laquelle il tente de se raccrocher. Le fait de se savoir Sauveur l’accable au point de paraître libéré lorsqu’Elsa finit par lui poser la question fatidique sur ses origines. Située dans la cour d’un édifice austère, l’action se déroule au temps de la genèse de l’opéra, en 1848-1850, au moment de la Confédération allemande et de la Révolution qui a conduit Wagner de Dresde à l’exil en Suisse. 

Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin. Jonas Kaufmann (Lohengrin), Martina Serafin (Elsa von Brabant). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris

Ni Elsa ni Lohengrin semblent envisager le mariage, et la nuit nuptiale se passe au milieu d’un jardin japonais les pieds dans l’eau, jardin qui forme un contraste saisissant avec l’architecture raide et les conventions rigides de la cours brabançonne, le couple étant comme isolé du monde qui l’entoure, la rigide impuissance de la Cour et la haine des Telramund, unis jusque dans la mort. Tandis qu’apparaît l’héritier du Brabant, tous les protagonistes s’écroulent, à l’exception du roi Heinrich der Vogler.

Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin. Jonas Kaufmann (Lohengrin), Tomasz Konieczny (Friedrich von Telramund). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris

Le soir de son retour à la scène après plusieurs mois d’absence, Jonas Kaufmann est entré pleinement dans la conception de Guth du personnage de Lohengrin. De sa voix qu’il colore avec art, de son nuancier d’une plastique incomparable, et même dans les moments où la voix faiblit un peu, le ténor allemand chante dans le souffle qu’il module à la perfection autant dans le mezza-voce que dans le fortissimo, qu’il pare de reflets somptueusement cuivrés. La soprano viennoise Martina Serafin est une Elsa perdue, juvénile mais pas candide, fébrile, l’intonation est délicate et jamais vibrée. Contrairement à la soprano allemande Evelyn Herlitzius, qui fut la sublime Elektra de Richard Strauss dans la production de Patrice Chéreau, voix judicieusement acide mais au timbre trop clair pour le rôle, qui campe en vérité une fabuleuse Ortrud, féline, sauvage, venimeuse. 

Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin. René Pape (Heinrich der Vogler), Jonas Kaufmann (Lohengrin). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris

Le baryton-basse polonais Tomasz Konieczny est un impressionnant Telramund, à l’instar de la basse dresdoise René Pape, extraordinaire Heinrich d’une solidité à toute épreuve et d’une noblesse naturelle, même dans les moments de doute, et le baryton-basse letton Eglis Silins, infaillible Héros. Mais les véritables héros de la soirée se trouvent dans la fosse, avec cet orchestre de feu dirigé avec délectation et un sens de la nuance que Philippe Jourdan n’a pas toujours, allégeant les textures tout en préservant l’éclat de l’orchestration, tandis que, sur le plateau, le chœur de l’Opéra est d’une belle cohésion.

Bruno Serrou

Jusqu’au 18/02. Rés. : 08.92.89.90.90. www.operadeparis.fr

D’après mon article paru dans La Croix daté lundi 23 janvier 2017

vendredi 6 janvier 2017

Avec "Orphée et Eurydice" de Gluck, Maëlle Poésy signe à l’Opéra de Dijon une première mise en scène sans caractère

Dijon. Opéra de Dijon. Auditorium. Mercredi 4 janvier 2017

Christoph Willibald Gluck (1714-1787), Orphée et Eurydice. Elodie Fonnard (Eurydice), Anders J. Dahlin (Orphée), Sara Gouzy (Amour). Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

C’est en italien que le chevalier Christoph Willibald Gluck (1714-1787) donna à Vienne en 1762 la création de l’un des ouvrages les plus célèbres du répertoire lyrique, Orfeo ed Euridice. Après cette première version en trois courts actes sur un livret de Calzabigi où le rôle principal était confié à un contralto castrat, Gluck retravailla son opéra pour Paris en 1774 sous le titre Orphée et Eurydice, dans une traduction française en quatre actes et enrichi de modifications significatives, dont le personnage d’Orphée écrit pour un ténor aigu. Cette variante est proposée par Angers Nantes Opéra dans une nouvelle production confiée à Emmanuelle Bastet (1).

Christoph Willibald Gluck (1714-1787), Orphée et Eurydice. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

Quatre ans après la touchante conception d’Emmanuelle Bastet à Nantes, qui faisait du poète musicien descendu aux Enfers pour sauver sa femme Eurydice morte prématurément une métaphore de l’impossible deuil, la conception de sa consœur Maëlle Poésy reste obscure, bien qu’à ses… yeux, la question centrale de l’opéra de Gluck soit celle du… regard. Voulant assurément se démarquer et s’imposer comme metteur en scène de théâtre, la comédienne fait entendre l’ouverture à rideau ouvert tandis que se déroulent sur le plateau les noces d’Orphée et d’Eurydice qui ne sont pas dans l’original de Gluck, qui limite sa narration à l’orchestre seul aux élans festifs et insouciants. Lorsque soudain Eurydice s’effondre, apparemment foudroyée par une crise cardiaque. Le chœur dégage alors le buffet et les fleurs de la longue table du banquet pour y déposer le corps inanimé d’Eurydice. Rendu à ce point de l’intrigue, l’opéra peut commencer… Contrairement au décor de l’Orfeo et Monteverdi vu dans ce même Auditorium de Dijon dans une mise en scène rock & roll d’Yves Lenoir (http://brunoserrou.blogspot.fr/2016/10/lorfeo-de-monteverdi-deux-conceptions.html) qui occupait l’espace entier, celui de Damien Caille-Perret se perd dans l’immensité de la scène de l’Auditorium, comme s’il avait été conçu pour un plateau plus petit ou pour une longue tournée : un décor au plafond évolutif où perce de plus en plus le dessous de la terre traversé par une énorme racine d’arbre, « arbre de vie, arbre de la connaissance, arbre de l’immortalité » selon la metteur en scène, avec à l’avant un praticable ou sont disposés divers éléments décoratifs ou vide de tout accessoire. 

Christoph Willibald Gluck (1714-1787), Orphée et EurydiceAnders J. Dahlin (Orphée), Elodie Fonnard (Eurydice), choeurs. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

Les dégagements sont trop larges et les éclairages de Joël Hourbeigt ne parviennent pas à les dissimuler à la vue du public. Ce qui fait que la scénographie semble étriquée, tandis que les costumes Camille Vallat sont d’une morose grisaille. Mais le pire réside dans l’absence de direction d’acteur, et le manque d’efficacité et de réglages dans les mouvements des chœurs. Quant à la transformation d’Amour en « go-between » mi-homme mi-femme accoutré d’un tutu et harnaché d’un sac à dos de routier, elle suscite opportunément l’hilarité du public.

Christoph Willibald Gluck (1714-1787), Orphée et EurydiceAnders J. Dahlin (Orphée), Elodie Fonnard (Eurydice). Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

Reste heureusement la partie essentielle, la musique. De ce point de vue, l’entreprise est réussie. La distribution est menée par le ténor suédois Anders J. Dahlin, à la voix haut-perchée au timbre délicat et rayonnant, s’exprimant dans un français sans tâche, mais à qui il manque un peu de puissance pour une salle aussi grande que l’Auditorium de Dijon. Eurydice est tenue par Elodie Fonnard, exercée à ce répertoire sous l’égide de William Christie et des Arts florissants, a la voix plus puissante mais apparaît moins sûre, tandis que Sara Gouzy, plus effacé vocalement, se plaît à camper un Amour versatile. Le chœur de l’Opéra de Dijon est homogène, et les décalages que l’on peut relever sont légers. Mais c’est l’Orchestre Dijon Bourgogne, apparemment modeste, qui tire cet Orphée et Eurydice vers une belle musicalité, avec à la fois ses sonorités très XVIIIe siècle, sa justesse et ses soli d’une solidité à toute épreuve, mené avec dextérité, allant et onirisme par le chef espagnol Iñaki Encina Oyón.

Bruno Serrou


1) En 1859, le Théâtre-Lyrique de Paris confiait à Hector Berlioz la reprise de l’ouvrage, avec, en Orphée, la mezzo-soprano Pauline Viardot, sœur de la Malibran. Cette version a été donnée avec succès à Nantes en 2012