samedi 10 mars 2018

Heiner Goebbels, les échos de la ville ou l’art sonore en espace libre


Heiner Goebbels (né en 1952). Photo : DR

En mars 1630 disparaissait Richard Dering (1580-1630), compositeur britannique aujourd’hui quasi oublié. S’il reste néanmoins dans l’histoire, c’est en tant qu’auteur de Cries of London (Cris de Londres), titre dont Luciano Berio se souviendra dans les années 1970. Cette courte pièce était accompagnée d’une autre partition exaltant la campagne, ses champs, ses voix et ses bruits. Le tout décrit sous forme de cantate, avec cris et échos des marchés que l’on retrouve dans toutes les villes du monde. Adapter la musique à toutes sortes d’onomatopées vient d’une tradition qui puise ses sources dans le foisonnement de la Renaissance. Poules, canards, volatiles en tout genre et marchands des quatre saisons s’expriment ainsi avec ravissement dans les dix minutes de la pièce de Dering.

Londres, Covent Garden Market. Photo : DR

Aujourd’hui, les musiciens de toute obédience cherchent à mixer les genres, usant des sons non seulement de la nature mais aussi de la vie quotidienne, de l’environnement urbain, au-delà du seul consensus, mêlant toujours plus volontiers genres, influences, lieux et publics. L’interdisciplinarité est devenue enjeu à l’échelle planétaire, et il n’est pas un genre musical qui ne soit marqué par quelque influence ethnique et extra européenne. L’exploration de territoires nouveaux, les rencontres avec l’inconnu et les grands courants qui font le tour du globe sans rencontrer de résistance incitent incontestablement à l’amalgame, même si en ce domaine aussi il se trouve des musiques innovantes, qu’elles soient électroniques, mixtes, ethniques, populaires ou savantes, bref le choc des cultures du monde.

Llorenç Barber (né en 1948). Photo : DR

Ainsi, le compositeur catalan Llorenç Barber (né en 1948) qui, s’attachant aux carillons et clochers des églises, a élevé l’art campanaire au plus haut degré d’exigence musicale, n’hésitant pas de faire de la ville une gigantesque salle de concert. En 1999, il a créé à Grenoble un concerto pour carillon ambulant et clochers exécuté à l’échelle d’une cité entière, utilisant les plus anciennes installations sonores de l’histoire, les cloches des églises. Barber est l’un des compositeurs les plus audacieux et imaginatifs de notre époque, ne craignant pas de désorienter le public, ne serait-ce que pour sa quête incessante de mondes inouïs, élevant cloches, tambours, klaxons, sirènes, feux d’artifice au rang d’instruments de l’orchestre, tout en transmettant à l’auditeur sceptique mais fasciné une sensation de transparence sonore proprement analytique. A noter qu’en France, un compositeur comme Renaud Gagneux (1947-2018) a longtemps exercé le métier de carillonneur comme titulaire du Beffroy de l’église Saint-Germain-l'Auxerrois à Paris, régalant les passants du quartier latin de ses concerts de cloches.

Renaud Gagneux (1947-2018). Photo : DR

Autre compositeur urbain, Benoît Maubrey. Né à Washington en 1952 de parents français, licencié ès Arts de l’université de Georgetown en 1975, il vit à Berlin depuis plus de quarante-cinq ans. Il se produit dans quantité de festivals et prononce des conférences dans le monde entier. Parmi ses nombreuses productions, Animal Art à Graz, Parcours Sonores Parc de La Villette à Paris, des spectacles musicaux au Festival Européen du Théâtre de rue d’Aurillac, au Festival Perspectives de Saarbrücken, au Festival les Arts au Soleil de Lille. Avec son Audio Gruppe, il donne en 1994 Audio Drama en coproduction avec le Theatre zum Westichen Staathirschen de Berlin, participe en 1999 à la Conférence internationale de danse et de technologie réunie à Phoenix, est invité aux Danzdag, Kulturhhus d’Aarhus au Danemark, donne Audio Ballerinas and Electronic Guys au Theatre am Hallesches Ufere Berlin, Audio Igloo, sculpture électroacoustique au Hull Time Based Arts en Grande-Bretagne. En 2001, le Musée des Sciences de Londres intègre ses audio tutus au sein de sa collection permanente.

Benoît Maubrey (né en 1952), SoundArt, ZKM, Karlsruhe. Photo : (c) Benoît Maubrey

Parmi les créations les plus significatives de Maubrey, The Audio Ballerinas and Audio Geishas. Cette œuvre de trois quarts d’heure composée en 1997-1998 réunit un groupe de comédiens et de danseurs revêtus de costumes électroacoustiques (audio tutus et audio kimonos) sur lesquels sont greffés haut-parleurs et amplificateurs portatifs. Leurs jupes sont en outre pourvues de mémoire numérique et de microphones qui leur permettent d’enregistrer des sons live  venant de leur environnement, de les réécouter et les manipuler par l’intermédiaire des procédés de pitch et de boucle. Ils sont également dotés de capteurs légers, de récepteurs radios et de micros de contact qui leur permettent de déclencher, mixer et multiplier leurs sons, et créer en tout lieu un concert mobile et multi-acoustique. Les artistes utilisent également des batteries rechargeables qui leur assurent une mobilité totale.

Heiner Goebbels (né en 1952). Photo : (c) El Païs

Compositeur, interprète, scénographe, l’Allemand Heiner Goebbels est une sorte de Kurt Weill fin de siècle, iconoclaste et populaire. Il se félicite volontiers du fait que sa musique combine Hanns Eisler, free jazz, rock, pop music, rap, bruitage, avant-garde, classicisme. « Je viens de l’improvisation, rappelle Gœbbels. Etudiant, je dirigeais un groupe rock, les Cassiber, avant de travailler avec de grands improvisateurs, Don Cherry et Arlo Lindsay. Mes œuvres n’ont cependant rien d’improvisé. Car, au jazz, au hard rock se mêle à ma culture l’histoire de la musique, de Bach à Schönberg. Je n’apprécie guère le romantisme, que je trouve trop sombre, mes propres textures étant liquides, transparentes. »

Heiner Goebbels à Hong-Kong. Photo : (c) Heiner Gobbels

Admirateur de Prince, Helmut Lachenmann, Luigi Nono et Steve Reich, ami de Daniel Cohn Bendit, Goebbels se flatte d’écrire non pas pour les spécialistes, mais pour le grand public. En Allemagne, il s’est forgé une réputation enviable pour son théâtre musical, ses musiques de scène, film et ballet, et pour ses pièces radiophoniques, mais son catalogue couvre aussi tous les genres, de la musique de chambre au grand orchestre.

Heiner Goebbels, directeur de la Ruhrtriennale 2014. Photo : (c) Alliance/dpa

Né le 17 août 1952 à Neustadt an der Weinstraße (Rhénanie-Palatinat), vivant depuis près de cinquante ans à Francfort-sur-le-Main, membre de l’Académie des Arts de Berlin depuis 1994, professeur à l’European Graduate School à Saas-Fee (Suisse) et à l’Institut d’Etudes Théâtrales Appliquées de Gießen, Goebbels est depuis les années soixante-dix l’un des compositeurs vivants d’outre-Rhin les plus joués dans le monde, sans doute parce que son œuvre entier résonne des sons de la ville, de la vie de la cité, son véritable univers. « Je ne veux pas être illustratif, tempère-t-il cependant. Mon propos tient plutôt du subjectif. Je m’intéresse à l’architecture des villes. Tout comme le tissu urbain, ma musique est en constante évolution. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, qu’elle soit menaçante ou protectrice, la cité est plus fascinante que la campagne. Elle ne peut néanmoins pas tout donner, et elle n’est souvent qu’un succédané. »

Heiner Goebbels, Stifters Dinge à Londres en 2012. Photo : (c) Ewa Herzog

Sa collaboration avec le dramaturge Heiner Müller a conduit Goebbels à considérer la musique comme moyen d’expression et de communication inextricablement lié à tous les arts, ce qui l’incite à un langage qui lui est personnel, en dépit de son éclectisme, tenant principalement du théâtre d’improvisation. Parmi ses œuvres les plus significatives, relevons la pièce de théâtre musical Ou bien le débarquement désastreux créé à Paris en 1993, Surrogate Cities, sa première partition pour grand orchestre donnée en première mondiale par la Junge Deutsche Philharmonie, La Reprise (1995) sur des textes de Soren Kierkegaard, Alain Robbe-Grillet et Prince, ou Industrie & Idleness créé en 1996 à la Radio Hilversum. En ce début de saison 2000-2001, Heiner Goebbels a donné simultanément en création mondiale deux grandes partitions, l’une à Munich le 28 septembre, …Même Soir.- commande des Percussions de Strasbourg, l’autre à Lausanne la semaine suivante, Hashirigaki, pièce de théâtre musical écrite sur des textes de Gertrude Stein dont le compositeur signe également la mise en scène.

Heiner Goebbels, Songs of Wars I have seen sur un texte de Gertrude Stein (2007). Photo : DR

En 2002, Goebbels signe son premier opéra, Paysage avec des parents éloignés, en 2004 c’est Théâtre de l’Odéon Eraritjaritjaka sur un texte d’Elias Canetti, suivi en 2007 par l'installation performative Stifters Dinge qui a été joué plus de trois cents fois sur tous les continents, le concert mis en scène Songs of Wars I have seen sur un texte de Gertrude Stein, commande du London Sinfonietta et de l'Orchestre the Age of Enlightenment, en 2008 Je suis allé à la maison mais je n’y suis pas entré sur des textes de Maurice Blanchot et Samuel Beckett. En 2012, il crée When the Montain change dits clothings et il met en scène Europeras 1 & 2 de John Cage, en 2013, Delusion of the Fury d’Harry Partch et De Materie de Louis Andriessen.

Bruno Serrou

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