mardi 17 avril 2018

Entretien avec James Conlon, chef d'orchestre new-yorkais (1995)


James Conlon. Photo : (c) Mark Lyons / James Conlon

Voilà vingt-deux ans, le chef new-yorkais James Conlon était nommé Directeur musical de l’Opéra de Paris par Hugues Gall, qui prenait au même moment ses fonctions de Directeur général de l’institution lyrique. Fonction qu’il devait prendre en septembre 1996 et assurer jusqu’en juin 2004, devenant ainsi au bout de dix ans le chef ayant occupé le poste le plus longuement depuis 1939, avant que Philippe Jordan fasse mieux que lui, puisque ce dernier est en place depuis 2007).

Homme de foi (il se revendique catholique) et de conviction, né à New York le 18 mars 1950, James Conlon a fait ses débuts de chef d’orchestre en 1974 avec l’Orchestre Philharmonique de New York sur l’invitation de Pierre Boulez. Après avoir été Directeur de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam de 1983 à 1991 puis Generalmusikdirektor de la Ville de Cologne (1989-2002), James Conlon est depuis 2006 Directeur musical de l’Opéra de Los Angeles. Il a également été Directeur musical de 2005 à 2015 du Festival de Ravinia, résidence d’été de l’Orchestre Symphonique de Chicago, du Mai musical de Cincinnati de 1979 à 2016. Par ailleurs, il enseigne au Festival d’Aspen et à Tanglewood. L’interview qu’il m’a accordée fin juin 1995 nous a permis d’évoquer sa carrière, les orchestres français, l’opéra, l’avenir des institutions musicales. Je vous propose ici le résultat de cet entretien dont les tenants et aboutissants n’ont guère changé.
B. S.

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Photo : (c) Dan Steinberg/James Conlon

Bruno Serrou : Vous comptez parmi les rares élus avec lesquels les orchestres français aiment travailler : Orchestre National de France, Orchestre de Paris, Opéra. Comment vous expliquez-vous ce phénomène ?
James Conlon : L’explication est simple : j’aime ces orchestres et leurs musiciens. J’ai toujours beaucoup apprécié l’esprit français, sa culture, ses arts, sa langue, sa musique, son mode de vie, et je crois que les musiciens apprécient les chefs compétents. C’est peut-être réducteur, mais c’est très important. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut consacrer toute son attention à la musique, au résultat, que l’on obtient une réelle authenticité. Pour ma part, je n’ai pas connu de moments difficiles avec vos orchestres. Voilà quinze ans que je travaille régulièrement avec l’orchestre de Paris, treize ans avec le National, et j’ai dirigé à l’Opéra de 1982 à 1986. La dernière œuvre que j’ai donnée avec son orchestre est la Messa da Requiem de Verdi en la basilique Saint-Denis. Cette collaboration fut brève mais intense. Nous avons eu le temps d’apprendre à nous apprécier. Consécration de mes relations avec l’Orchestre de Paris dont je suis très fier, la bande son du film-opéra Madame Butterfly réalisé par Frédéric Mitterrand. Le résultat me conforte dans ma conviction que l’on peut obtenir d’excellents résultats avec les orchestres français.

B.S. : Vous êtes donc convaincu que les orchestres français sont tout à fait compétitifs sur le plan international ?
J.C. : Ils n’ont aucun complexe à avoir. Ni dans un sens ni dans l’autre. Pas de supériorité ni d’infériorité. Si tous les pupitres marchent bien ensemble, il est possible de faire des merveilles.

B.S. : Depuis 1989, vous avez eu le temps de façonner à votre image l’Orchestre du Gürzenich de Cologne. Que vous a apporté cette formation qui a une grande histoire ?
J.C. : Je dirige le Gürzenich six mois par an. En concert, ainsi qu’à l’Opéra. Comme toutes les bonnes collaborations, chacun apporte quelque chose à l’autre. Je ne pourrais jamais accepter de travailler avec un orchestre si je n’ai pas le sentiment d’avoir quelque chose à lui offrir. En six ans, j’ai pu à la fois apprécier la tradition allemande et apprendre énormément. Mais je n’accepte pas le terme tradition s’il doit couvrir paresse, rigidité, manque d’imagination, en un mot : la routine. Ce que j’apprécie particulièrement chez les Allemands, c’est leur besoin vital et passionné d’approfondir les choses. Ils ne se satisfont pas de notes et de jouer ensemble, ils veulent toujours davantage, jour et nuit. On trouve cela dans le public, chez les musiciens, dans les institutions. Le pays entier entretient des relations extraordinaires avec les arts. La moindre petite ville, le plus petit village s’y intéressent de très près. C’est un pays extraordinaire. Autour de Cologne, nous avons vingt orchestres subventionnés, auxquels il faut ajouter les Opéras. Le tout pour un public de vrais connaisseurs. Pour les Allemands c’est une question de culture générale. Cette tradition est vraiment constructive ; pas l’autre.

B.S. : Et la Hollande, où vous avez beaucoup travaillé ?
J.C. : J’ai été directeur de l'Orchestre Philharmonique de Rotterdam de 1983 à 1991. La culture hollandaise se situe à mi-chemin de l’allemande et de la française. Les Hollandais sont historiquement très ouverts à la nouveauté. C’est ainsi que la tradition mahlérienne a commencé à se forger, grâce à la Hollande. On y a trouvé les premiers vrais disciples, les premiers grands interprètes du compositeur autrichien. J’y ai aussi apprécié la tradition brucknérienne, ainsi que la tradition française léguée par Jean Fournet, qui a été directeur du Philharmonique. Il se trouve très peu d’orchestres, hors de France, qui ont compris et assimilé le style français et qui sont capables de le restituer.

Photo : (c) Fort Worth Star Telegram / James Conlon

B.S. : Outre votre festival à Cincinnati, quelle est votre activité aux Etats-Unis ?
J.C. : L’association qui me donne le plus de plaisir est naturellement celle que j’ai avec le Metropolitan Opera de New York. J’y travaille depuis 1976. J’y ai fêté cette année 1995 ma deux-centième représentation. Cette année encore, j’ai donné deux de mes ouvrages de prédilection, Lady Macbeth de Mzensk de Dimitri Chostakovitch qui faisait son entrée au répertoire du Met, et Peter Grimes de Benjamin Britten, ouvrage que j’ai découvert au Met en 1967. J’ai aussi dirigé tous les grands orchestres des Etats-Unis. Mais maintenant cela va changer, car mon activité principale se trouvera à Paris. Je garde Cincinnati et les concerts du Gürzenich, mais je renonce à l’Opéra de Cologne. Mon activité principale est désormais à l’Opéra de Paris. J’y passerai six mois par an. Je suis peu à peu devenu plus européen qu’américain. Je n’ai plus guère le temps de diriger dans mon pays.

B.S. : Où en sont les orchestres symphoniques américains ? Ils semblent connaître de réelles difficultés…
J.C. : Il y a toujours eu des crises dans les orchestres d’Amérique du nord. Ils ne cessent de rechercher l’équilibre financier. Mais ils s’en sortent toujours. A Cincinnati, nous n’avons jamais eu autant d’entrées payantes que cette année. Nous n’avons pourtant joué que des œuvres du XXe siècle. Ce n’était certes pas l’avant-garde, mais les programmes n’étaient a priori pas faciles à vendre. J’ai voulu montrer que le grand public n’a pas à avoir peur du terme « musique du XXe siècle », surtout maintenant que nous sommes au seuil du XXIe. Le XXe siècle est bientôt de l’histoire ancienne.

B.S. : Je vous ai vu diriger sans baguette. Est-ce par atavisme avec Pierre Boulez, avec qui vous entretenez d’excellentes relations ?
J.C. : Cela n’a rien à voir avec Pierre Boulez ! Il n’y a que quelques mois que je dirige sans baguette. A mon âge [NDR : 45 ans], les chefs commencent à avoir des douleurs dans le bras. C’est sur les conseils de mon kinésithérapeute que j’ai voulu essayer de relâcher mes muscles en renonçant à la baguette. Le résultat... musical a été si convaincant que, selon les œuvres que je programme, je laisse plus ou moins ma baguette au vestiaire. La première fois, ce fut pour la Neuvième Symphonie de Bruckner. J’étais vraiment content de pouvoir m’exprimer avec mes deux mains. Mais lorsque je suis dans une œuvre plus claire, incisive, précise, par exemple le Sacre du printemps, je ne peux imaginer la diriger sans baguette. Techniquement, il y a des choses irréalisables sans baguette, particulièrement dans une fosse d’opéra. Chanteurs, choristes, qui sont souvent très loin, ont du mal à voir le chef. Mais dans Bruckner, les deux bras offrent la possibilité de s’exprimer doublement. Maintenant, je renonce ou pas à la baguette selon des critères esthétiques et techniques de l’œuvre et du lieu où je me trouve.

B.S. : Maintenant que vous êtes à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, allez-vous vous priver du plaisir de diriger l’Orchestre de Paris, l’Orchestre National de France ?
J.C. : Je suis obligé d’y renoncer... avec plaisir pour ne plus me produire qu’avec l’Orchestre de l’Opéra, avec lequel je donnerai des concerts symphoniques. C’est ainsi que j’ai toujours agi dans les pays où je travaille. Je n’ai jamais dirigé un autre orchestre aux Pays-Bas que celui de Rotterdam, et, en Allemagne, à l’exception du Philharmonique de Berlin et de la Staatskapelle de Dresde, je n’ai pas dirigé d’autres orchestres que le Gürzenich. Cela parce que je crois que c’est l’identité orchestre/chef qui fait les qualités d’un ensemble. Je voudrais que les musiciens de l’Opéra s’identifient à moi, comme je tiens à m’identifier à eux. Je crois que l’identification réciproque est capitale. Surtout dans une ville aussi riche que l’est Paris en formations musicales. J’avoue cependant que, à titre personnel, le fait de renoncer à diriger des orchestres avec lesquels j’ai travaillé pendant une quinzaine d’années, des musiciens qui étaient devenus des amis, m’affecte profondément.

Photo : (c) Dan Steinberg / Orchestre de Paris

B.S. : Avez-vous vu, rencontré les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Paris ?
J.C. : J’ai commencé fin avril à faire passer les concours de recrutement. Cela ne pouvait attendre, car il y a déjà un moment que l’orchestre est sans chef titulaire [NDR : depuis le départ de Myung-Whun Chung en 1994]. Je me dois de participer dès maintenant à la vie de la formation, même si je n’arrive à plein temps qu’en septembre 1996. Je n’ai pu me libérer plus tôt, ayant été nommé sans préavis. Mais il me faut sans délais commencer à forger l’avenir. S’il y des postes libres dans l’orchestre, il faut les pourvoir au plus vite.

B.S. : Vous ne vous attendiez donc vraiment pas à cette nomination ?
J.C. : Comment voulez-vous ?...

B.S. : N’êtes-vous pas inquiet devant l’ampleur de la tâche qui vous attend ?
J.C. : Je suis de nature enthousiaste, et je m’investis à cent pour cent à mon travail. Quand je peux donner tout ce que j’ai, je suis content. Je suis un peu comme un poisson dans l’eau dans un théâtre. Depuis le premier opéra que j’ai dirigé. J’avais vingt et un ans. C’était Boris Godounov de Moussorgski. Assistant de Thomas Schippers à la tête de l’Orchestre de la Juilliard School, conformément à l’ancien système, on m’a confié la dernière représentation. C’était à Spoleto. Mon deuxième opéra fut La Bohème à la Juilliard School. C’est avec cet ouvrage que ma carrière a été lancée. Je remplaçais de nouveau Thomas Schippers, qui était malade. Madame Callas était dans la salle. Le théâtre représente plus de la moitié de ma vie. Aujourd’hui, je possède cinquante ouvrages à mon répertoire. Je suis vraiment heureux lorsque je me trouve dans un théâtre, quand je suis dans la fosse, sur le plateau, quand je vois les lumières, discute avec le metteur en scène. C’est toute ma vie ! Vous parlez de crainte ?... Je suis comme un médecin. Il connaît son métier, le pratique parce qu’il y a toujours des malades. Le théâtre, c’est pareil. Les orchestres aussi. Il y en aura toujours. Or, il s’en trouve toujours un qui a besoin de quelqu’un. Un jour où l’autre, avec un peu de chance, c’est sur vous que ça tombe. Pour ma part, j’en suis déjà à mon troisième ou quatrième poste de chef titulaire. De plus, j’ai dirigé plus de soixante-quinze orchestres dans ma vie, du Philharmonique de Berlin et du Symphonique de Chicago jusqu’à des orchestres de petites villes. Si, à Paris, cela marche comme je le souhaite, je serais enchanté d’y passer un nombre indéterminé d'années, et de consacrer tout mon temps à l’Opéra. Si notre union ne marche pas, cela ne changera ni ma vie, ni ma carrière, ni mon comportement. Je suis ce que je suis, et je tiens à le rester.

B.S. : Seriez-vous un éternel optimiste ?
J.C. : Je suis à la fois optimiste et fataliste. Je suis parfaitement au courant des histoires qui courent sur l’Opéra de Paris. Si quelque chose devait m’arriver, je continuerais de toute façon à travailler. Cela ne changera pas ma vie. Je ne suis pas aveugle ! Mais je ne peux tout de même pas commencer un travail la peur au ventre. J’adore mon métier. Si je le fais à Paris pendant deux ans, je serais content, si je le fais pendant cinq ans je serais content, si je le fais pendant dix ans aussi...

James Conlon dirigeant une répétition de Carmen à l'Opéra de Los Angeles en septembre 2017. Photo : (c) Opera de Los Angeles

B.S. : Sur le plan du répertoire, ne craignez-vous pas que, avec les musiciens baroques, il tende à se réduire pour un chef symphonique et lyrique ?
J.C. : Je ne le pense pas. Dans la mesure où si j’avais la chance d’avoir neuf vies, je ne pourrais faire tout ce dont j’ai envie. Je dirigeais les Passions de Bach tous les deux ans aux Pays-Bas, l’un des pays où a commencé la vague de la recherche de l’authenticité. Je n’ai pas la prétention de diriger toute la musique baroque, car, même si je l’apprécie, je m’y sens superflu. Je n’ai pas la formation nécessaire. Donc, si je ne dirige pas le répertoire baroque, le public n’en souffrira pas, nombre de musiciens le faisant très bien. Mais je ne me sens pas du tout à l’étroit. Je suis parfaitement incapable de jouer les quatuors de Beethoven ; cela ne m’empêche pas de les aimer. Je ne fais que ce que je veux. Je ne dirige pas les œuvres que je n’aime pas. Quand on est chef titulaire, il faut parfois faire des choses que l’on n’apprécie pas toujours. Il faut les faire pour la famille... Je suis en parfait accord avec les musiciens baroques. J’écoute ce qu’ils font, je suis leurs efforts, j’adhère à leur pensée, jusqu’au moment où ils disent « c’est comme ça, pas autrement ». Là, cela devient de l’orthodoxie. Militant contre l’orthodoxie dans tous les domaines, je m’insurge violemment contre ce genre de dictat.

B.S. : Croyez-vous en l’avenir de l’orchestre symphonique ?
J.C. : Je ne pense pas qu’il soit condamné à la disparition. Même si les compositeurs y renoncent en faveur de l’ordinateur ou d’instruments qui n’ont pas encore été inventés. En effet, je suis certain que la littérature pour orchestre, de Monteverdi à l’avant-garde actuelle, est si riche, sa place dans notre culture si prégnante, qu’elle appartient au patrimoine de l’humanité, au même titre, voire davantage, que l’architecture ou les arts plastiques. Ce qui est acquis restera, même si les goûts évoluent au point que certaines œuvres s’imposent au détriment des autres. Je n’ai pas la moindre inquiétude. On aura donc toujours besoin d’orchestres pour les jouer. L’opéra aussi perdurera. Il y a suffisamment d’ouvrages, et il y en a beaucoup qui, malgré leur réelle valeur, ne sont jamais joués, pour que, même si plus aucune partition lyrique n’était écrite, l’on puisse continuer à en monter éternellement. Certes, le répertoire subira de temps à autres des fluctuations, mais ce sera parce qu’il y a un moment ou à un autre des voix pour faire tel type d’œuvres plutôt que tel autre.

Recueilli par Bruno Serrou
Paris, le 30 juin 1995

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