vendredi 18 mai 2018

Portrait de Bernard Cavanna, compositeur au grand coeur

Bernard Cavanna (né en 1951). Photo : (c) Bernard Cavanna

Le portrait de Bernard Cavanna que j'intègre aujourd'hui à mon Blog, a été écrit en 1999 - douze ans après sa nomination comme directeur du Conservatoire de Gennevilliers dont il a fait l'une des institutions pédagogiques les plus courues de la région parisienne qu'il doit prochainement quitter rattrapé par l'âge -, à la demande de l'Ensemble 2e2m qui préparait alors un ouvrage monographique consacré au compositeur, portrait que Cavanna a ensuite repris sur son site Internet. Si, dix-huit ans plus tard, la production de Bernard Cavanna s'est étoffée (concertos, mélodies, musique de chambre, le pamphlet Céline, A l'agité du bocal qui suscita la polémique à sa création en 2014 - voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/12/les-foudres-guerrieres-de-bernard.html), orchestre, la dernière en date étant Geek Bagatelles pour orchestre et ensemble de smartphones en 2016), si son activité s'est diversifiée (nombreuses résidences, réalisation de films, etc.), le portrait de cet homme intègre, sensible, génereux et volontiers iconoclaste, reste d'actualité. C'est pourquoi je reprends ce texte tel qu'à'l'origine.


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Bernard Cavanna et son ami accordéoniste Pascal Contet. Photo : (c) Bernard Cavanna

S'il est un musicien fondamentalement humain, c’est bien Bernard Cavanna. Simple et chaleureux, tolérant et prévenant, sensible et fidèle, secret et pudique – malgré le plaisir gourmand qu’il prend à transgresser les tabous –, ce compositeur séduit par sa mansuétude et sa candeur raffinée. Cette ardente humanité est le fruit d’une sensibilité exacerbée, qui sous-tend hélas un manque de confiance en soi qui prive musiciens et mélomanes d’une production qui, si elle se faisait plus foisonnante, s’imposerait comme l’une des plus denses d’aujourd’hui, tant du point de vue sonore que formel et expressif. Mais cette rareté donne encore plus de prix à la musique de Bernard Cavanna. Compositeur, organisateur, accompagnateur, pédagogue, administrateur, Cavanna est un musicien dans la cité, préoccupé de la pérennité et de la diffusion de la musique dans la société, agissant d’autant plus efficacement qu’il le fait avec humilité et discrétion.

Photo : (c) Archives du Conservatoire de Gennevilliers

Né le 6 novembre 1951 à Nogent-sur-Marne, Bernard Cavanna se situe à la croisée des cultures occidentales. Fils et petit-fils d’émigrés, il est né en France parce que ses parents en ont fait leur terre d’adoption. Ses humbles origines familiales se sont avérées chez lui un ferment d’une richesse inépuisable. Venu de Piacenza (Plaisance), chef lieu d’Emilie-Romagne, son père épousa à Nogent la fille de métayers palatins de Neustadt rencontrée alors qu’il était prisonnier en Allemagne. «Au-dessus de la résidence de ma mère, rappelle Cavanna, vivait une professeur de musique, qui, contre du lait de chèvre et de menus services, l’autorisait à jouer du piano. C’était la fierté de mon grand-père, à qui la Croix-Rouge avait donné un accordéon, qui allait devenir l’un de mes instruments favoris. En vacance en Allemagne, j’écoutais mon grand-père jouer de son accordéon dans une pièce où le reléguait ma famille, que l’instrument indisposait.» Cette rencontre d’une Allemande et d’un Italien émigré en France prisonnier en Allemagne ne fut pas sans risques, puisque les parents Cavanna devaient être inquiétés, puis emprisonnés par la Gestapo, avant d’être libérés par les Alliés. De retour en France, Cavanna-père ne put accueillir sa promise que dix-huit mois plus tard. «C’est une très belle histoire», s’émerveille le fils, qui se souvient que l’employeur de son père avait acheté un piano pour son propre fils, au demeurant réfractaire à la musique. «Le “patron” perdit patience, sourit Cavanna, et finit par mettre l’instrument en dépôt chez mes parents. Ce piano était accordé un ton et demi en deçà du diapason. Voilà pourquoi je suis loin de posséder l’oreille absolue... Lorsque ma mère se mit au piano, jouant les partitions consignées avec l’instrument – danses de Schubert, valses de Chopin, sonates de Mozart et Beethoven –, j’avais huit ans. Un an plus tard, je me lançais à mon tour. Exécutées par ma mère pianotant en autodidacte, les sonates de Mozart restent pour moi des pages lentissimes, c’est une question de plénitude, et lorsque je les entends jouées au juste tempo, elles me deviennent insupportables. Quant à mon père, il ne connaissait rien à la musique, et nous ne possédions dans mon enfance en tout et pour tout que deux disques, la Cucaracha et un enregistrement des Platters.»

Photo : (c) Théâtre de Douai

La rencontre avec un vieux professeur de piano de Nogent-sur-Marne allait décider de l’avenir de Bernard Cavanna. Annie Costes, née en 1898, avait enseigné chez les Rothschild dans les années trente. «Pour elle, s’enflamme le plus brillant de ses élèves, Debussy était un musicien très moderne, Messiaen c’était n’importe quoi, et elle adorait Saint-Saëns, Delibes, Liszt et Moskowski. Mais elle avait une méthode pédagogique extraordinaire que je lui ai empruntée qui lui venait d’une certaine Andranian. Il s’agit d’une méthode arménienne du XIXème siècle qui force à l’improvisation, si bien qu’au bout de trois ou quatre mois l’élève sait tout des accords d’ut, de fa ou de sol, ce qui lui permet de créer les mélodies qui en découlent et de transposer. J’ai travaillé avec elle jusqu’à treize ans, et commencé très tôt à composer. Discrètement tout d’abord, un peu comme un interdit, parce qu’il m’était impossible de parler musique à l’école : c’était une activité de fille. Je composais par poussées, au rythme des mois et des saisons, en autodidacte, apprenant l’harmonie pratiquement seul, particulièrement par le biais de la variété – je ne voulais pas me confronter à un professeur de peur de me décevoir moi-même. La chanson, le rock, la pop m’ont beaucoup aidé. Les Beatles, Michel Polnaref m’impressionnaient. J’avais aussi des disques de musique classique que j’achetais notamment chez Jacquard, disquaire génial de Nogent. C’était une dynastie de vrais musiciens, père accordeur, fils disquaire ; pas des commerçants, de vrais artistes. Mon premier disque a été La Moldau de Smetana, puis ce furent la Symphonie «Du Nouveau monde» de Dvorak, des pièces de Chopin, des sonates de Beethoven... Je me souviens aussi d’un disque de Raymond Trouard, la Fantaisie en fa mineur de Liszt. Le seul disque de variétés que j’ai acquis est un Ray Charles, It’s the all Jack

Henri Dutilleux (1916-2013). Photo : DR - capture d'écran TF1

C’est en écoutant la radio de plus en plus assidûment que Bernard Cavanna a pris peu à peu conscience de son aptitude à devenir musicien. Adolescent, il se rend compte que la musique se conjugue au passé. «Chopin étant mort, il y avait un créneau à prendre, sourit-il. Je montrais mes premiers essais à un professeur de musique de Cinquième. C’était pourtant difficile à assumer à cet âge-là, et ne voulant pas que mes camarades de classe le sachent, il me fallait voir ce professeur en dehors des heures de cours. J’avais écrit une babiole en fa mineur, avec deux clefs de fa. C’était donc appassionata dans le seul registre grave. Le professeur me dit : “Mais... la sensible ne monte pas à la tonique !”. Du coup, je n’ai plus rien montré à quiconque. En fait, ma tonique montait, mais sensible, tonique tout ça, j’étais perdu !» Au lycée, Cavanna, qui commence à discerner sa condition de musicien, donne des cours à ses camarades et à ses professeurs, qu’il initie à la musique contemporaine au fur et à mesure de ses découvertes. «Je composais, frimant plus ou moins avec ce que j’écrivais. Et j’ai fini par me dire que je devrais m’inscrire dans une école de musique. Je me suis donc rendu au Conservatoire de Paris, où j’ai demandé la liste des épreuves. Mais le rituel, avec mise en loge, douze heures d’harmonie,  etc., m’effraya... Je me suis donc rendu à l’Ecole Normale de Musique, parce que Henri Dutilleux, dont j’avais écouté les Métaboles, y enseignait. J’avais seize ans.»

Mais l’ambiance de l’institution du boulevard Malesherbes ne convient guère au non-conformiste Bernard Cavanna, qui ne fréquente l'école que quatre mois. Mais il garde le contact avec Dutilleux. «Il ne me donnait pas de cours proprement dit, convient-il. Il analysait mes pièces, disait “ça, ça ne va pas ; ça, c’est un élément pouvant fonctionner, que vous pouvez donc exploiter ; ça non”. Puis il me présentait Parsifal, il pouvait même me montrer à vue une partition de Stravinski, pour m’exposer la façon dont elle s’ordonne, y compris plastiquement. Nous allions dans toutes les directions. Je me rendais toujours chez lui accompagné d’un ami, car il me fallait un témoin pour que je ne me leurre pas. Je me souviens qu’une fois, sous l’influence du Festival de Royan, je lui ai amené une partition qui m’avait demandé un an de travail. Il y avait douze voix avec quantité de coloratures, deux pianos en quarts de ton, douze cordes, six percussionnistes, bref, le truc injouable. J’étais vraiment fier. Il examine la première page, seule partie dont je n’étais pas très sûr. “Ca, c’est intéressant ...” Je me suis dit “incroyable, il trouve ça intéressant !”, et il regardait avec infiniment d’attention, lançant “C’est intéressant... euh... il y a des sons qui émergent d’un tissu de résonances...” – “Si il trouve bien cette page que je ne juge pas bonne, les autres vont lui apparaître géniales !”. Mais je n’ai plus entendu que des “non... non... non...”, puis, lorsqu’il tomba sur un accord de mi, “Ah non, pas ça, hein !”. Plus tard, il devait apprécier une pièce que je ne supporte pourtant pas, pièce que je fis jouer à vingt ans dans un concert que j’avais organisé, payant moi-même les interprètes. Dutilleux, qui y assistait, me convia aussitôt à une carte blanche qui lui était dédiée.»

Aurèle Stroë (1932-2008). Photo : (c) Bernard Cavanna

C’est au Festival de Royan, où il se rendait chaque année, que Bernard Cavanna découvrit l’avant-garde musicale. De cette école, qui n’aura pas eu de réelle influence sur lui, il dévora les partitions de Pierre Boulez, «parce qu’il était la personnalité la plus en vue, mais je n’accrochais pas vraiment. Je reconnais néanmoins son immense personnalité, qui a fait infiniment de bien à la musique». Seuls Luigi Nono et Luciano Berio auront marqué ses vingt ans. Mais les musiciens qui auront le plus d’impact sur le jeune Cavanna sont ceux qu’il a rencontrés à l’université, Francis Bayer et David Andreani, notamment. «Il y avait aussi un être formidable, Iagodic, compositeur complètement fou, ténébreux, pour qui la musique s’arrêtait à Webern, après, il ne pouvait y avoir que le silence. Il était si dépressif que nous n’étions que deux ou trois dans sa classe et qu’il nous fallait le ramener chez lui en métro. Ses cours étaient pourtant extrêmement intéressants. C’était aussi l’époque de Musique en jeu, qui focalisait les débats esthétiques. A Royan, en 1970, j’ai découvert une personnalité fascinante, peu connue en France mais que j’essaie toujours d’aider au mieux, le Roumain Aurel Stroe, dont j’avais entendu à l’époque Canto II. Neuf ans plus tard, la cantatrice Anne Bartelloni, avec qui je donnais un concert à Saint-Julien-le-Pauvre, me dit “Ce récital est important pour moi parce qu’un compositeur vient m’écouter en vue d’un spectacle à Avignon. Il s’appelle Stroe”. J’étais fier et heureux de la présence de ce musicien que j’appréciais sans le connaître encore. Mais il est venu incognito.» Apprenant que, faute de pouvoir sortir des devises de son pays, Stroe était contraint de rentrer en Roumanie, Cavanna proposa à Anne Bartelloni d’héberger le compositeur chez lui. Il y resta huit mois. «C’était pour moi un génie à demeure, s’enthousiasme son hôte. Je pouvais l’accueillir parce qu’à l’époque j’étais professeur de musique dans plusieurs collèges, titulaire du Capes de musicologie à Paris VIII-Vincennes.»

Paul Méfano (né en 1937). Photo : DR

Le premier confrère à avoir aidé le compositeur Bernard Cavanna fut Paul Méfano. Il avait lu une première partition qu’il avait immédiatement inscrite dans la programmation de son Ensemble 2e2m pourtant déjà plus ou moins bouclée. «C’était en 1976 ou 1978. J’avais sauvegardé une pièce lamentable, Trois Poèmes, écrite avant Canzone II et dont j’avais tiré plusieurs versions. Méfano en a dirigé une au Musée d’art moderne. Malgré ses carences et les approximations de l’exécution, elle a été bissée.» Puis ce fut Io, œuvre aux élans mystiques sur un texte profane tiré d’Eschyle dont la création fut donnée en l’église Saint-Germain-des-Prés en mai 1981 par Rachid Safir, son ensemble A Sei Voci, un groupe vocal amateur et dix instrumentistes de 2e2m. La carrière de Bernard Cavanna était lancée. Dans la foulée, Jean Gillibert lui ouvrit les portes de la Comédie française en lui confiant la musique de scène de Médée. «J’ai eu droit à la cour d’honneur du palais des papes et à l’Odéon, se félicite Cavanna. J’étais devenu un spécialiste de “musique grecque”, si bien qu’un certain Bouatard me demanda la musique de scène d’une nouvelle production de Ion d’Euripide pour le Festival d’Avignon 1982, avec une commande de Radio France à la clef. Je me voyais réussir un grand coup, surtout que Bouatard était un homme de théâtre qui m’intéressait. Mais je me suis planté... des deux pieds ! Ma partition était trop proche de Io, dont j’avais repris plus ou moins les éléments, resucée qui ne fonctionnait pas, tout comme la traduction de cette pièce qui n’est pas du meilleur Euripide. J’ai alors compris qu’il me fallait m’initier au théâtre, que je ne devais pas faire l’imbécile, et que si je voulais vraiment m’intéresser à la scène lyrique il me fallait d’abord aller au devant des gens de théâtre.»

Antoine Vitez (1930-1990), au centre avec des lunettes, entouré de ses comédiens. Photo : DR

C’est alors que Georges Aperghis présenta Antoine Vitez à Bernard Cavanna. Avec le metteur en scène directeur du Théâtre de Chaillot, il réalisera deux spectacles. «Vitez m’a appris à gérer le temps au théâtre, qui n’est fait que de mots. Alors que nous, musiciens, lorsque nous nous lançons dans l’écriture d’un opéra, c’est nous qui sculptons le temps que nous imposons ensuite au metteur en scène. Au théâtre, la démarche est inverse. C’est le metteur en scène qui essaie de sculpter le temps. Comment ce temps peut-il se trouver ? comment une réplique intervient par rapport à une autre ? comment le jeu se construit-il ?... Au théâtre, la réflexion se porte également sur le non dit. Le travail avec Vitez était un cours permanent. Je travaillais le matin sur ma musique, puis j'assistais aux répétitions l'après-midi et le soir.»

En 1985, quoique musicien formé en dehors de tout contexte officiel, Bernard Cavanna est nommé pensionnaire à la Villa Médicis à Rome. Pour ce faire, il avait présenté au pré-jury de l’Institut de France, qui comprenait entre autres André Boucourechliev, Luc Ferrari et Pascal Dusapin – ce dernier l’ayant incité à concourir –, Io, Canzone II, des extraits de Ion, et deux autres pages instrumentales. Au cours de l’unique année qu’il passa à Rome, Cavanna travailla sur son premier opéra, la Confession impudique. «Je n’ai pas osé demander deux ans, alors que j’y serais bien resté plus longtemps, se souvient-il. Mais il faut se méfier, tant les conditions du séjour romain sont confortables. J’ai aussi composé une page pour Mireille Larroche et une autre pour le théâtre. En fait, on m’avait étiqueté théâtre musical, alors que je n’ai rien qui puisse être comparé à des artistes comme Georges Aperghis ou Jacques Rebotier, qui, doués d’une intelligence folle, d’une culture immense, ont beaucoup réfléchi sur ce sujet. Je pensais que la rédaction de la Confession impudique allait avancer rapidement. J’étais vraiment naïf. En fait, Rome fut une sensation de trop plein. Quand on pense que l’on foule les mêmes paysages que Berlioz, Bizet, Debussy, cela remue. Mais, fort heureusement, si le classicisme romain peut influer sur des gens dégagés des contingences matérielles, cela ne fut pas mon cas. J’ai toujours travaillé pour gagner ma vie, donnant des cours de piano, accompagnant chanteurs et danseurs, enseignant dans les lycées, composant pour le théâtre. Si bien que Villa Médicis, le fait de n’avoir qu’à penser à la composition, enfermé dans une sorte de pensionnat infiniment confortable où les réflexes plus ou moins primaires s’instaurent rapidement, j’étais écœuré.»

Orchestre d'élèves du Conservatoire de Gennevilliers. Photo : (c) Archives du Conservatoire de Gennevilliers

Le séjour romain aura néanmoins offert à Bernard Cavanna l’opportunité de nouer des contacts avec des artistes avec lesquels il travaille encore, tel le plasticien cinéaste Alain Fleischer. Signataire de la scénographie de la création de la seconde version de la Confession impudique présentée en février 2000, Fleischer lui a demandé la musique d’un long métrage fait de chutes de films muets. Cavanna aime le cinéma, sous toutes ses formes, y compris publicitaire. «Là, on met l’ego de côté. Certes, le travail devient alimentaire, mais lorsque l’on reçoit quatre mille cinq cents euros pour dix ou trente secondes de musique, somme à peu près équivalente à une commande d’Etat, c’est plutôt attractif. J’ai réalisé des musiques pour la Corée pour des spots diffusés en Russie vantant fours à micro onde et aspirateurs. Le chef, là-dedans, c’est le four, l’aspirateur. Ce qu’il faut magnifier, c’est l’objet. Rien à faire de Cavanna, du chef d’orchestre, ni même du réalisateur, on joue franc jeu, conformément aux lois du marché. La musique de film est plus intéressante, même si l’on reste dans un cadre marchand, contrairement à la musique de scène qui s’adresse à un public ciblé, surtout au théâtre subventionné, où l’on peut prendre davantage de risques esthétiques. Au cinéma, il nous faut respecter certains critères, mais comme notre nom est au générique, nous ne pouvons pas faire n’importe quoi. Je fais donc en sorte que ma musique ressemble à quelque chose, qu’elle reste du Cavanna.»

Musicien dramatique par excellence, Bernard Cavanna se devait de s’attacher au ballet. «Il me semble intéressant d’inscrire ma musique dans le temps et la structure des gestes que proposent les danseurs. Il suffit de les regarder travailler pour que leur gestique suggère une rythmique, un mouvement instrumental. Ce qui m’a saisi dans les musiques que j’ai amenées à Ancelin Prejlocaj, c’est la façon dont il se les est appropriées pour en tirer un geste chorégraphique. J’ai rencontré Prejlocaj en 1984, lorsqu’il a chorégraphié mon Out door loose pour treize saxophones. Plus tard, il m’a demandé une musique pour Le Petit Napperon rouge. Je me félicite de l’avoir rencontré, à la fois pour ce qu’il a fait et pour ce que j’ai fait. La dernière musique que j’ai conçue pour lui est L’Anoure, ballet pour lequel j’ai juxtaposé ma musique et celle de Rameau.

Bernard Cavanna et Mihhail Gerts au cours d'une répétition avec l'Orchestre national de Lille. Photo : (c) Orchestre national de Lille

Pour l’heure [ndl'a : en 1999], l’une des préoccupations de Bernard Cavanna est l’opéra. L’année 2000 est pour lui le cadre de deux créations lyriques, la seconde mouture de la Confession impudique, et un ouvrage inédit, Raphaël reviens !, ouvrage conçu pour le jeune public. «Le genre opéra est un peu dépassé, constate néanmoins le compositeur, mais il me plaît infiniment. Lorsque l’on croit à l’action, avec la multiplicité de sens que permet de donner l’opéra, le travail sur la mémoire, par le biais d’une thématique courant d’une scène à l’autre, sur la voix, et lorsque l’on parvient à oublier le chant pour entrer pleinement dans l’action, l’opéra devient magie pure. Aucune autre forme musicale ne saura le remplacer. C’est pourquoi j’ai eu envie d’y consacrer du temps. Je me refuse de composer un “non opéra”, une “action dramatique” que personne ne comprendrait ; je joue la narration, parce que je veux que l’on croit aux personnages, que ces personnages existent, aient un parcours, une chaire, que l’on s’identifie à eux. La mise en musique de la langue française pose d’énormes problèmes parce que son ambitus est très étroit, et lorsque l’on ajoute des accents, plus personne ne croit à ce qui est dit, cela prête à sourire, mais, en même temps, on en a envie, parce que l’on veut tracer des courbes mélodiques. C’est ce défi que j’ai voulu relever, en sortant des intervalles de quintes ou de sixtes, tout en essayant de faire que les gens croient au texte, qu’il soit compréhensible. C’est difficile, mais j’espère y parvenir.»

(c) Editions de l'Agité

Mais, quels que soient outils et modes d’expression, il n’est de meilleure définition de la musique de Bernard Cavanna que la sienne qui la situe «entre Nino Rota et Bernd Aloïs Zimmermann». Ce qui semble loin d’être une boutade, même si son auteur assure que c’en est une, car Cavanna place ainsi sa création non seulement entre Italie et Allemagne mais aussi entre légèreté ensoleillée et douleur abyssale. Et s’il écrit si peu, ce n’est pas parce qu’il est lent ou parce qu’il craint de composer ou de se livrer. L’origine est plus profonde, car il s’agit de doutes et de souffrance. «Cela me coûte infiniment d’écrire une œuvre de plus. Il me faut d’abord la vivre intérieurement. Je dois par exemple produire une pièce orchestrale pour l’Orchestre des Pays de la Loire, qui vient de me mettre en résidence, mais je dois d’abord en ressentir la nécessité. Je pense aussi que je ne suis pas doué et que chacun de nous n’a finalement que fort peu à dire, une ou deux choses, puis on tombe dans la redite. Or, je crois avoir déjà tout livré dans Messe un jour ordinaire, le Concerto pour violon et la Confession impudique. S’y trouvent induites une mécanique humaine, une voix qui peut être la mienne mais aussi celle de tout le monde. Dans le regard de l’autre, que je ressens profondément, je perçois toujours une voie parallèle à la mienne. Les êtres ne se croisent jamais, pas même dans les relations les plus privées et les plus sublimes.»

Bruno Serrou
Paris, le 12 décembre 1999 

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